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CHAPITRE I

CARACTÈRES ESSENTIELS DE LA RÉVOLUTION

§ 1. La Révolution et les hommes du passé.

I

Qu'est-ce que la Révolution? Il y a bientôt un siècle que l'Europe épouvantée se fait cette question, et les réponses sont toujours contradictoires, selon les passions et les préjugés des hommes. Il en est ainsi de tous les grands mouvements qui ouvrent une ère nouvelle à l'humanité. Après dix-neuf cents ans de christianisme, l'on se demande encore ce que c'est que la religion du Christ; les réponses diffèrent du tout au tout, selon que c'est un chrétien qui parle ou un philosophe; que dis-je ? les disciples de Jésus-Christ ne s'entendent pas entre eux : le catholique est aussi éloigné du protestant que le croyant l'est du libre penseur. Faut-il s'étonner après cela si la Révolution de 89 est à l'état de problème? Elle a bouleversé la société jusque dans ses fondements, elle a détruit les corps privilégiés de l'ancien régime, elle a transformé la royauté, anéanti la noblesse, mis fin à la puissance du clergé, et menacé jusqu'à la foi du Christ. Elle ne s'est pas seulement attaquée aux idées, elle a profondément blessé les intérêts; or les intérêts ne pardonnent pas. De là la haine immortelle dont les partisans du passé poursuivent la Révolution. Les plus achar

nés dans leur aversion sont les gens d'église. Écoutons un de ces hommes qui se disent disciples du docteur d'humilité, tout en s'intitulant monseigneur, et qui parlent du haut de leur grandeur, comme s'ils étaient les organes de la vérité éternelle.

La Révolution, à entendre monseigneur de Ségur, est l'esprit du mal, le mal à sa plus haute puissance, le mal en chair et en os, c'est Satan en personne (1). On se dispute pour savoir d'où procède le grand mouvement de 89 qui emporte la France et le monde entier. C'est un mystère d'iniquité, dit notre prélat ultramontain, que les révolutionnaires ne peuvent pas comprendre parce qu'ils n'ont pas la foi. Monseigneur, qui a la foi, va nous révéler ce secret. Il n'y a qu'à remonter au père de la révolte, à celui qui répète jusqu'à la fin des siècles: Je n'obéirai pas. « Oui, Satan est le père de la Révolution. La Révolution est son œuvre, commencée dans le ciel et se perpétuant dans l'humanité, d'âge en âge. » Voici la généalogie; il n'y en a point de plus certaine. Le paganisme, qui est l'incarnation de Satan, engendra la Renaissance; la Renaissance engendra Luther et Calvin; la Réforme engendra Voltaire et Rousseau, lesquels répandirent en France la puissance de leur père, et engendrèrent à leur tour la Révolution. Donc la Révolution descend en ligne directe du diable, au quatrième degré (2).

Les écrivains catholiques ont une méthode admirable pour simplifier l'histoire. Nous autres laïques qui n'avons point la foi, nous recueillons les témoignages, nous prenons une peine inouïe pour constater les faits, et à quoi aboutissons-nous? Aux ténèbres. Monseigneur Ségur, qui a la foi, prononce un mot, rayon de la vérité divine, et subitement la lumière se fait au milieu du chaos. La Révolution est fille de Satan. Qui connaît le père, connaît la fille. Nous demandons ce que c'est que la Révolution. Un illustre évêque, dit monseigneur Ségur, va répondre pour lui : « La Révolution est l'insurrection la plus sacrilége qui ait armé la terre contre le ciel, le plus grand effort que l'homme ait jamais fait, non pas seulement pour se détacher de Dieu, mais pour se substituer à Dieu.» Ceci est un peu obscur; l'on ne comprend pas trop comment

(1) Monseigneur de Ségur, la Révolution, 5° édition, autorisée pour la Belgique. Gand, 1862. (2) Idem, ibid., pag. 13, s.

l'Assemblée constituante, qui a proclamé la Déclaration des droits en présence de l'Etre-Suprême, aurait tenté de se substituer à l'Etre-Suprême, ni comment la Convention, en reconnaissant l'existence de Dieu, aurait prétendu se mettre à sa place. Monseigneur Ségur va éclaircir ce mystère. La Révolution n'a-t-elle pas déclaré l'État indépendant de l'Église? n'a-t-elle pas usurpé la souveraineté spirituelle? Et l'Église n'est-elle pas l'épouse du Christ? L'époux et l'épouse ne sont-ils pas une seule et même âme? Prétendre que l'État est indépendant de l'Église, c'est donc dire qu'il est indépendant de Dieu, partant qu'il se substitue à Dieu. Ce qui aboutit à la destruction de la société. En effet, cette abstraction que les révolutionnaires appellent l'Etat enlève aux hommes les droits qu'ils tiennent de Dieu, droits de famille et de propriété. C'est le socialisme, dernier mot de la Révolution, et qui, s'il se réalisait, serait le règne parfait de Satan dans le monde (1).

On voit quelle merveilleuse lumière l'Esprit des ténèbres répand sur l'histoire. Il suffit de cette vérité si lumineuse formulée par monseigneur Ségur: « L'histoire du monde est l'histoire de la lutte gigantesque des deux chefs d'armée d'une part, le Christ avec sa sainte Église; de l'autre, Satan avec tous les hommes qu'il pervertit et qu'il enrôle sous la bannière maudite de la révolte. » Dès que l'on connaît le général, on connaît les soldats. Si la Révolution est le mal en essence, il faut dire qu'elle est le plus grand des crimes; et que penser alors des hommes de 89 et de 93? Un pamphlétaire catholique nous apprendra quelle idée l'on se fait des révolutionnaires dans le monde orthodoxe. Entrez dans une maison de force, dans un bagne, vous aurez l'image exacte des constituants et des conventionnels, car tous sont confondus dans une même réprobation. Écoutons M. Veuillot : « Il y avait un Sénat de bandits et d'assassins. Ces forcenés étaient presque aussi ridicules qu'exécrables. Des voleurs, des laquais, des apostats, de vils gredins; dans ce ramas immonde, un gros de prétendus écrivains ou penseurs orgueilleux et sots, lâches instigateurs ou lâches complices de toutes les atrocités, voilà l'ennemi. Cet ennemi, le pied sur la tête du vaincu, la main

(1) Monseigneur de Ségur, la Révolution, pag. 17, 10.

dans ses poches, écrasait la religion, la royauté, la société tout entière (1). »

Dans la bouche du fameux pamphlétaire, ces sentiments ont encore une certaine énergie d'invective. Il faut entendre les abbés dans leur langage de séminaire, juger les géants de la révolution, pour se faire une idée de la bêtise humaine. Le prêtre Delbos a écrit l'histoire de l'Église de France, depuis la convocation des États généraux, jusqu'à la chute du Directoire (2). Il compare les États généraux à un volcan : « aux flammes du luxe et de la magnificence devait succéder un torrent de soufre et de bitume (3). » Le soufre et le bitume, soit! cela rappelle au moins l'enfer; mais qu'est-ce que les flammes du luxe et de la magnificence ont à faire ici? Nous préférons les usurpations de la Constituante, la boue de la Législative, le sang de la Convention et les infamies du Directoire (4). Un mélange de sang et de boue, assaisonné d'infamies, cela donne un avant-goût du royaume de Satan. Or c'est toujours l'enfer qui joue le grand rôle dans l'histoire, telle que les écrivains catholiques la comprennent : « C'est le diable en personne, dit le prêtre Delbos, qui règne en France pendant la révolution; c'est lui qui fait retentir les villes et les campagnes des proclamations de liberté et d'égalité (5). » Ainsi les principes de 89 remontent à Satan aussi bien que les crimes de 93!

II

Faut-il répondre à ces incroyables niaiseries? Nous ferions à notre tour preuve de simplicité, si nous avions la prétention de convaincre les orthodoxes de leur aveuglement. Commencez par détruire chez l'homme l'organe de la vue, et cherchez ensuite à lui faire contempler les splendeurs du soleil! ou parlez devant un homme chez qui l'organe de l'ouïe est complétement oblitéré, et essayez de lui faire admirer la majesté de Bossuet, l'har

(1) Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, par Louis Veuillot, rédacteur en chef de l'Univers, t. I, pag. 92.

(2) La deuxième édition que nous avons sous les yeux est de 1853.

(3) Delbos, prêtre, l'Église de France, t. I, pag. 246.

(4) Idem, ibid., t. I, pag. 23.

(5) Idem, ibid., t. I, pag. 185.

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