Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE III

LA LIBERTÉ

:

§ 1. La liberté et la souveraineté.

I

Un écrivain anglais dont le nom s'agrandit de plus en plus, M. Mill, dit, dans son traité de la Liberté, que les Français, et à leur suite les autres peuples, confondent la liberté avec la souveraineté « Ils s'imaginent qu'ils sont libres, quand ils sont reconnus souverains, quand ils font la loi, directement ou indirectement; comment croire, en effet, que faisant la loi, les peuples la fassent contre eux-mêmes (1)? » Voilà une conception de la liberté très différente de celle qui est consacrée par la déclaration des droits. Que le philosophe anglais ait raison de dire qu'elle est populaire sur le continent, cela est incontestable. On n'a qu'à entendre les hommes qui font profession de tenir à la liberté, leur premier mot est la souveraineté, le suffrage universel, la république. Les républicains forment le parti démocratique, et ce que l'on appelle démocratie paraît être, dans l'opinion commune, l'idéal vers lequel marchent les sociétés modernes. On considère les démocrates comme étant les avancés dans le camp de la liberté; ceux-là mêmes qui ne croient pas qu'il soit possible

(1) John Stuart Mill, On Liberty, pag. 10.

de réaliser les idées démocratiques pour le moment, espèrent que l'avenir sera plus heureux. Il nous faut voir si la liberté ainsi comprise est la vraie liberté.

Le suffrage universel n'est pas une question de liberté, mais de pouvoir. C'est la nation qui exerce la puissance souveraine en élisant ses représentants à la commune, à la province, à la législature, ou à certaines fonctions publiques. Est-ce que le peuple qui jouit de ce pouvoir est nécessairement libre? Remarquons d'abord qu'aujourd'hui les nations mêmes ne règnent plus; elles délèguent leur puissance, soit à un corps représentatif, soit à un individu. Si c'est à un corps représentatif, il y a nécessairement une majorité et une minorité. Dès lors, on ne peut plus dire que le peuple entier est libre, par cela seul qu'il est souverain. En fait, c'est la majorité qui règne. Si régner s'appelle être libre, la majorité sera libre, mais la minorité? Comme elle ne règne pas, elle ne sera pas libre. Elle le sera d'autant moins que, dans l'opinion que nous exposons, on aime à considérer la puissance souveraine comme absolue, l'on croit que le peuple sera d'autant plus libre qu'il sera plus puissant. On suppose naturellement que cette toutepuissance étant exercée par lui, le sera dans son intérêt. En réalité, elle s'exercera le plus souvent dans l'intérêt de la majorité. Où est, en effet, la garantie que la majorité n'abusera pas de son pouvoir? Et si cela arrive, la liberté tant vantée de la démocratie ne sera-t-elle pas le despotisme de la majorité, l'oppression de la minorité (1)?

Il peut même arriver que la minorité s'empare du pouvoir et opprime la majorité, toujours au nom de la puissance souveraine et absolue de la nation. Faut-il rappeler la Convention nationale qui était évidemment l'élue de la minorité du peuple français ? Dira-t-on que la majorité était libre sous le régime de la Terreur? On ne peut pas même dire que la minorité régnante le fût. En effet, l'Assemblée, organe d'une minorité républicaine, était elle-même dominée par une minorité terroriste, qui décima la majorité en l'envoyant à l'échafaud, et qui ensuite se décima elle-même. Nous le demandons: s'il faut régner pour être libre, qui était libre sous le règne de la Terreur? Ceux qui momentané

(1) John Stuart Mill, On Liberty, pag. 12.

ment exerçaient la puissance souveraine? Mais libres aujourd'hui, demain ils pouvaient être traduits devant le tribunal révolutionnaire, et là il ne s'agissait plus de liberté. Si ce régime avait continué, il ne serait resté qu'un seul homme libre, un dictateur qu'on redoutait beaucoup en 94, et avec raison. Ce dictateur, la France le subit, pour mieux dire, elle l'appela de ses vœux: ce n'était pas, il est vrai, un homme de sang, c'était un soldat de génie. Mais qu'est-ce que la liberté y gagna? Napoléon seul régnait, lui seul était donc libre. Nous nous trompons ; Napoléon se disait l'organe, le représentant de la nation, la nation régnait donc en sa personne. Était-elle libre pour cela? L'histoire appelle cette liberté le règne du despotisme militaire.

Une nation peut donc être souveraine, sans être libre. Supposons même que la nation soit libre, alors qu'elle exerce la souveraineté, il faut encore voir en quoi cette liberté consiste. La majorité règne, soit. Est-ce à dire, comme on le croit, que les individus qui composent cette majorité seront libres? Cela dépendra de l'idée que l'on se fait de la puissance souveraine. La considère-t-on comme absolue, alors loin d'augmenter la liberté des individus, elle la perdra (1). Admettez que la volonté générale puisse tout; ceux qui exerceront cette souveraineté sans bornes seront de fait investis d'un pouvoir despotique. Et ce despotisme sera mille fois plus dangereux que la tyrannie d'un prince qui invoque soit la force, soit le droit divin. Les hommes subissent la force, ils ne la reconnaissent jamais à titre de droit. Quant à la prétendue origine divine du pouvoir suprême, c'est une idée née de la superstition et qui passe avec elle. Le despotisme fondé sur la volonté générale est bien plus dangereux; il s'empare de l'idée du droit pour détruire le droit, il a toujours le mot de liberté à la bouche, mais c'est pour la ruiner. De quoi le peuple se plaindrait-il ? N'est-ce pas lui-même qui règne par son organe? Voilà le despotisme légitimé, et le mal est irremédiable. On en

(1) Benjamin Constant, Principes de politique, pag. 15 : « Lorsqu'on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et on jette au hasard dans la société humaine, un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu'on le place. Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trouverez également un mal. Vous vous en prenez aux dépositaires de ce pouvoir, et suivant les circonstances, vous accuserez tour à tour la monarchie, l'aristocratie, la démocratie. Vous aurez tort; c'est le degré de force, et non les dépositaires de cette force qu'il faut accuser. C'est contre l'arme et non contre le bras qu'il faut sévir. »

cherche la cause dans une majorité, ou dans un individu. Erreur. Changez la majorité, renversez le despote, si vous maintenez l'idée que la volonté souveraine peut tout, vous aurez de nouveau le despotisme, sous d'autres noms et avec d'autres formes. Ce despotisme se permettra ce qu'un tyran n'oserait faire. En effet, les despotes par délégation se disent les instruments dociles de la volonté générale. C'est la volonté générale qui agit; dès lors, tout devient légitime, et on ne doit plus reculer devant rien.

Est-ce à dire qu'il faille répudier la souveraineté du peuple et le suffrage universel, qui en est la conséquence plus ou moins prochaine? Non, mais il ne faut pas croire que cette souveraineté soit la liberté. La souveraineté du peuple est une garantie de la liberté, en ce sens qu'elle tend à empêcher un individu de s'emparer de l'autorité qui n'appartient qu'à la nation entière. Mais pour que la souveraineté du peuple soit une garantie, il faut avant tout que la souveraineté cesse d'être absolue, qu'elle soit limitée par les droits de l'individu. L'individu aussi est souverain dans sa sphère; il n'y a aucune puissance humaine qui puisse le dépouiller d'une liberté dont Dieu l'a doué, et qui lui est nécessaire pour accomplir sa mission. Ainsi Dieu nous donne la raison; il nous donne par cela même la liberté de penser, c'est à dire la liberté de manifester notre pensée, par la parole, et par tous les moyens que l'esprit humain invente pour mettre l'homme en rapport avec ses semblables. Voilà un droit de l'individu, un droit qui tient à sa nature, car sans ce droit il cesse d'être homme. La nation souveraine doit respecter ce droit, sa souveraineté ne s'étend pas sur la pensée; elle ne peut pas s'y étendre, puisqu'elle envahirait un domaine où l'individu est souverain, sous peine de ne plus exister comme homme.

Quand il est entendu que la volonté générale ne peut pas tout, qu'elle doit s'arrêter devant les droits de l'individu, alors la liberté est garantie. D'abord il ne peut y avoir de puissance légitime que celle qui émane de la volonté générale, de la souveraineté du peuple. Ce qui exclut la domination de la force et l'autorité de droit divin, ces deux grandes sources de tyrannie dans le passé. Ensuite, la souveraineté du peuple étant limitée par les droits des individus, le pouvoir quel qu'il soit, qui est le délégué du peuple, doit aussi respecter ces droits. Si la nation ne peut point

m'empêcher de penser librement et de manifester ma pensée, il est certain qu'elle ne saurait donner à ses représentants une puissance qu'elle n'a pas elle-même. Par là le despotisme des majori tés devient impossible, aussi bien que le despotisme d'un César : impossible en ce sens qu'il ne saurait jamais être légitime. La majorité a le pouvoir d'imposer des lois, mais ces lois ne peuvent pas dépouiller un seul individu de ses droits; ces lois ne peuvent pas envahir le domaine de la liberté individuelle, parce que la nation même doit s'arrêter devant une souveraineté aussi sacrée que la sienne. A plus forte raison, un homme, se disant le représentant de la nation, ne peut-il porter atteinte à ces droits naturels qui constituent la personnalité, l'individualité. Car sa puissance, fûtelle celle de la nation, est limitée comme la souveraineté d'où elle dérive. La nation entière ne pourrait légitimement priver un individu de sa liberté; fût-il seul contre tous, il a le droit de la maintenir contre l'oppression de tous. De quel droit donc un César viendrait-il lui enlever sa liberté?

Écoutons, sur ce point si important, un écrivain dont la vie entière fut consacrée à la défense de la liberté : « Le peuple n'a pas le droit de frapper un seul innocent, ni de traiter comme coupable un seul accusé sans preuves légales. Il ne peut donc déléguer un droit pareil à personne. Le peuple n'a pas le droit d'attenter à la liberté d'opinion, à la liberté religieuse, aux sauvegardes judiciaires, aux formes protectrices. Aucun despote, aucune assemblée ne peut donc exercer un droit semblable en disant que le peuple l'en a revêtu. Tout despotisme est donc illégal, rien ne peut le sanctionner, pas même la volonté populaire qu'il allègue; car il s'arroge, au nom de la souveraineté du peuple, une puissance qui n'est pas comprise dans cette souveraineté, et ce n'est pas seulement le déplacement irrégulier du pouvoir qui existe, mais la création d'un pouvoir qui ne doit pas exister (1). »

II

Nous aboutissons à cette conséquence, que les droits individuels sont la vraie liberté, et qu'il y a oppression, tyrannie, dès (1) Benjamin Constant, Principes de politique, applicables à tous les gouvernements représentatifs, et particulièrement à la constitution actuelle de la France (Paris, 1815), pag. 31, s.

« PreviousContinue »