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rain ne peut avoir que la puissance qui appartenait à la société, et la société n'a pu lui donner un droit qu'elle n'avait pas ellemême. Le pouvoir d'envoyer le cordon ne peut jamais appartenir ni au prince, ni au sénat, ni au peuple. Jamais la pluralité ne peut lier un citoyen à se laisser étrangler sans forme de procès. Il faudra bien céder aux masses, comme il faut céder au pistolet d'un brigand. Mais si le souverain fait usage contre moi du pouvoir arbitraire, un tel pouvoir n'étant que le droit du plus fort, je serai aussi bien fondé que lui à l'étrangler de son cordon, et à le prévenir si je puis. Un pareil gouvernement est une véritable anarchie; car despotisme, anarchie ou droit du plus fort sont synonymes et emportent l'idée de l'absence de lois (1). »

Camille Desmoulins repousse avec la même fermeté les conséquences que l'on voudrait tirer du principe de la souveraineté populaire pour le renversement de la propriété. On a accusé la Révolution de conduire au communisme de 48. Telles n'étaient pas les idées de 89; nous en avons pour garant notre publiciste républicain. « Quoi! s'écrie la noblesse, s'il plaisait à la pluralité en France d'avoir une loi agraire, il faudrait donc que le reste se laissât dépouiller? Un principe ne saurait être vrai, quand il mène à des conséquences fausses. » Écoutons la réponse que Desmoulins place dans la bouche des communes : « La possibilité d'une loi agraire n'est point, comme il vous semble, une conséquence du principe. La société n'a que les droits que lui ont donnés les associés. Ne serait-ce pas une chose absurde de prétendre que les hommes qui ne sont en société que pour se défendre des brigands, auraient donné le droit de les dépouiller? Nulle puissance sans bornes sur la terre, et même au ciel. Ne reconnaissonsnous pas tous que la Divinité même ne pourrait tourmenter l'innocent? Au dessus de la volonté générale, il y a le droit naturel. Le droit de faire une loi agraire ne peut donc jamais appartenir à la majorité (2). »

(1) Camille Desmoulins, la France libre (1789).

(2) Idem, ibid., pag. 10.

III

Camille Desmoulins signalait, dès 1789, les dangers que recèle le principe mal compris de la souveraineté du peuple, le despotisme des majorités, lequel devient facilement le despotisme d'un seul. Il rétablit la vérité en disant qu'il n'y a point de puissance illimitée, que la nation n'a pas une puissance pareille, qu'une majorité ne pourrait donc l'avoir, ni un homme qui se dirait le représentant de la nation. Si ces maximes avaient pris racine dans la conscience générale, la Révolution n'aurait pas été souillée par le régime de la terreur, et la liberté n'aurait point fait place au despotisme militaire. Mais est-il vrai que les constituants euxmêmes, après avoir si nettement établi les droits naturels de l'homme, les oublièrent? Ce sont les catholiques qui font ce reproche à l'Assemblée nationale, et M. Laboulaye a répété après eux que la Constituante eut tort de réglementer l'Église, comme elle avait démoli la monarchie. Nous avons répondu ailleurs à ce reproche (1). La liberté est un droit essentiellement individuel, et telle est aussi la liberté religieuse. Cette liberté de l'individu l'Assemblée constituante l'a toujours respectée, même chez ses plus violents adversaires. Autre est la prétention de l'Église catholique elle revendique aussi la liberté, mais la liberté, dans sa bouche, signifie souveraineté, domination, empire. Il est impossible que l'État reconnaisse ces prétentions, car ce serait abdiquer. Il ne peut y avoir qu'un souverain; si l'Église est souveraine, la nation ne l'est point; si la nation est souveraine, l'Église ne saurait l'être. Depuis que le pape Pie IX a fait une solennelle déclaration des principes du catholicisme, il ne peut plus rester un doute sur l'incompatibilité absolue de la liberté de l'Église et de la souveraineté civile. L'Assemblée constituante n'a donc point dépassé les bornes de sa puissance, en maintenant la subordination de l'Église à l'État; elle n'a fait que sauvegarder les droits de la nation souveraine en face d'une puissance rivale et ennemie.

(1) Voyez mon Étude sur l'Église et l'État depuis la Révolution (3° partie de l'Étude sur l'Eglise et l'État).

Les défenseurs de l'Église adressent encore un autre reproche à l'Assemblée constituante, c'est d'avoir ruiné les fondements du droit de propriété, en mettant les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation. Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit ailleurs de cette prétendue spoliation (1). Comment les constituants auraient-ils violé la propriété dans la personne de l'Église, alors que l'Église n'a jamais été propriétaire ? Le clergé était administrateur de biens de fondations; il les gérait mal, et les fondations mêmes étaient contraires à l'esprit des nouvelles institutions. Dès lors le droit de l'Assemblée nationale était incontestable. Les accusations des écrivains catholiques ne sont que les cris de l'intérêt froissé.

L'Assemblée nationale fut mise à l'épreuve dans des circonstances qui auraient pu excuser l'oubli de ses principes elle les maintint alors qu'ils semblaient tourner contre la liberté, contre l'indépendance même de la France. On accusait les nobles de Bretagne de vouloir livrer le port de Brest aux Anglais. Un ardent révolutionnaire proposa de saisir les correspondances des personnes suspectes. On lui objecta l'inviolabilité des lettres. « Cette inviolabilité, s'écria Rewbell, peut-elle entrer en compensation avec le salut de la patrie? Quoi donc! Le secret des lettres des personnes suspectes est-il plus sacré que le salut commun? » Ainsi, dès les premiers jours de la Révolution, se produisit cette doctrine funeste du salut public, si souvent invoquée depuis pour sauver la liberté, comme si la liberté pouvait être sauvée par les actes mêmes qui la violent! Chapelier répondit au sophisme de Rewbell « La violation d'un secret est un crime, et la sûreté publique ne peut exiger le sacrifice de la vertu. Point d'interception de lettres nos registres ne doivent pas être souillés par de pareilles décisions (2). » Le droit, le respect de la liberté, l'emportèrent sur le prétendu salut public.

La noblesse, n'écoutant que son orgueil et ses intérêts blessés par une révolution qui ne voulait plus de priviléges, émigra, et l'émigration fut le premier acte de la guerre civile et de la guerre étrangère contre la France de 89. Fallait-il permettre l'émigration

(1) Voyez mon Étude sur l'Église et l'État depuis la Révolution.

(2) Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. II, pag. 187, 190.

ou la réprimer? La déclaration des droits reconnaissait la liberté d'aller et de venir, partant aussi la faculté d'émigrer. Mais l'Assemblée n'avait certes pas entendu protéger les citoyens coupables qui prenaient les armes contre leur patrie et excitaient les ennemis de la France à l'attaquer. L'opinion publique réclamait une loi contre les émigrés. Pour répondre à ce vœu, et pour prouver en même temps combien il était contraire à tous les principes proclamés en 89, le comité de constitution se mit à rédiger un projet de décret sur l'émigration. En le présentant à l'Assemblée, Chapelier avoua qu'il blessait la Constitution et qu'il violait la liberté. C'était dire qu'une loi sur l'émigration ne devait point, ne pouvait pas se faire par une Assemblée qui avait voté la déclaration des droits. Mirabeau proposa l'ordre du jour dans des termes qui méritent d'être rapportés, parce qu'ils attestent quels étaient les sentiments des hommes de 89:

« L'Assemblée nationale, ouï le rapport de son comité de constitution, considérant qu'une loi sur les émigrants est inconciliable avec les principes de la constitution, n'a pas voulu entendre la lecture du projet de décret sur les émigrants, et a déclaré passer à l'ordre du jour. »

Mirabeau ne fut pas écouté, les passions étaient trop excitées. On lui objecta le salut public. « L'État est en péril, s'écria Rewbell, et on dit qu'il est impossible de faire une loi contre les émigrants sans blesser la Constitution! Dans un moment comme celui-là, tout citoyen qui ne se rend pas à la voix de la patrie renonce à la protection que la société assurait à ses propriétés et à sa personne. >> Rewbell fut applaudi par l'extrême gauche, où se formait déjà le parti révolutionnaire. Alors Mirabeau s'élança de nouveau à la tribune, il n'obtint pas la parole sans résistance; impatienté par ces interruptions, il lança à ses adversaires une de ces vives apostrophes qui entraînaient l'Assemblée : « Je prie messieurs les interrupteurs de se rappeler que j'ai toute ma vie combattu le despotisme, et d'être persuadés que je le combattrai toute ma vie... Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie de nommer une commission dictatoriale. La popularité que j'ai ambitionnée et dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre, n'est pas un faible roseau; c'est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur l'imper

turbable base de la raison et de la liberté. Si vous faites une loi sur les émigrants, je jure de n'y obéir jamais! » L'Assemblée rejeta le projet du comité à l'unanimité (1). »

Les plus beaux discours du grand orateur ne valent point ce cri de la conscience, ce magnifique serment de désobéir à une loi qui violerait les droits de l'homme. On sait que l'Assemblée législative ne resta pas fidèle aux principes qui inspirèrent les constituants; elle se laissa entraîner par la haine, très légitime du reste, qu'excitaient les complots parricides des émigrés. Ce fut une faute; mais la responsabilité n'en pèse pas sur les idées, ni sur les hommes de 89. Il y avait à l'Assemblée législative un philosophe, disciple de Voltaire. Condorcet nous dira le dernier mot des vrais amis de la liberté sur la fameuse maxime du salut public que l'on invoquait contre les émigrés : « C'est une grande erreur de croire que l'utilité commune ne se trouve pas constamment unie avec le respect pour les droits des individus, et que le salut public puisse commander de véritables injustices. Cette erreur a été partout l'éternelle excuse des attentats de la tyrannie, et le prétexte des menées artificieuses employées pour l'établir. Au contraire, dans toute mesure proposée comme utile, il faut d'abord examiner si elle est juste. Ne l'est-elle pas, il faut en conclure qu'elle n'avait qu'une vaine et trompeuse apparence d'utilité (2). >> Condorcet flétrissait d'avance les crimes de la Terreur, les coups d'État du Directoire et le despotisme de l'Empire. Que l'on cesse donc de les imputer aux idées de 89!

(1) Moniteur du 1" et du 2 mars 1791.

(2) Condorcet, Opinion sur les émigrants (octobre 1791).

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