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naturels, inaliénables : le citoyen était dominé par l'État, absorbé par lui. Ce sont les Germains qui donnèrent les premiers à l'humanité le sentiment de l'individualité. Mais la liberté que les peuples du Nord fondèrent au moyen âge était une liberté aristocratique; les barons féodaux seuls étaient libres. Il fallait que la liberté devint la condition générale des hommes, que tous les citoyens fussent libres et égaux en droits, non comme membres d'un État, mais comme hommes. Cela même ne suffisait pas. Il fallait que la liberté et l'égalité fussent reconnues à titre de droits naturels, c'est à dire qu'ils fussent indépendants de toute constitution, de toute loi; le pouvoir législatif ou constituant peut les déclarer, comme l'a fait l'Assemblée nationale, il ne peut les décréter; car ces droits ne procèdent pas d'un pouvoir humain, mais de Dieu. Enfin, il fallait des garanties politiques pour assurer la jouissance des droits naturels tel est l'objet des constitutions et des lois.

II

Sont-ce bien là les principes consacrés par la Constituante? Un écrivain à qui la liberté est chère, M. Laboulaye, reproche à l'Assemblée nationale d'avoir confondu la liberté avec la souveraineté du peuple organe de cette souveraineté, dit-il, elle s'est attribué le droit de tout faire; or l'omnipotence d'une assemblée et la liberté sont incompatibles (1). Les constituants vont répondre eux-mêmes à l'accusation portée contre eux. Sieyès nous dira ce que l'assemblée entendait par liberté et par égalité : « Celui-là est libre, dit-il, qui a l'assurance de n'être point inquiété dans l'exercice de sa propriété personnelle et dans l'usage de sa propriété réelle. La propriété de sa personne est le premier des droits. De ce droit primitif découle la propriété des actions et du travail; car le travail n'est que l'usage utile de ses facultés. La propriété des objets extérieurs, ou la propriété réelle, n'est pareillement qu'une suite et comme une extension de la propriété personnelle. L'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, le fruit que nous mangeons, se transforment en notre propre substance. Ainsi tout

(1) Laboulaye, l'État et ses limites, pag. 41.

citoyen a le droit de rester, d'aller, de penser, de parler, d'écrire, d'imprimer, de publier, de travailler, de produire, de garder, de transporter, d'échanger et de consommer.» Quelles sont les limites de la liberté ? << Les limites de la liberté individuelle, répond Sieyès, ne sont placées qu'au point où elle commencerait à nuire à la liberté d'autrui. C'est à la loi à reconnaitre ces limites et à les marquer. Hors de la loi tout est libre pour tous, car l'union sociale n'a pas seulement pour objet la liberté d'un ou de plusieurs individus, mais la liberté de tous. Une société dans laquelle un homme serait plus ou moins libre qu'un autre serait à coup sûr fort mal ordonnée : elle cesserait d'être libre (1). »

L'on voit déjà ce que les constituants entendaient par égalité : << Deux hommes, dit Sieyès, étant également hommes, ont, à un degré égal, tous les droits qui découlent de la nature humaine. Ainsi tout homme est propriétaire de sa personne, ou nul ne l'est. Tout homme a le droit de disposer de ses moyens, ou nul n'a ce droit. Les moyens individuels sont attachés par la nature aux besoins individuels. Celui qui est chargé des besoins doit donc disposer librement des moyens. Il existe, il est vrai, de grandes inégalités de moyens parmi les hommes. La nature fait des forts et des faibles; elle départ aux uns l'intelligence qu'elle refuse aux autres. Il suit qu'il y aura entre eux inégalité de travail, inégalité de produit, inégalité de consommation ou de jouissance; mais il ne suit pas qu'il puisse y avoir inégalité de droits (2). » Conçoit-on qu'en présence d'une définition aussi claire, on ose accuser les constituants, comme le fait un historien, d'avoir confondu l'égalité de droit avec l'égalité de fait? d'avoir poussé au socialisme et au communisme (3)? Nous allons voir que le reproche que M. Laboulaye leur adresse n'a pas plus de fondement.

Dire que la liberté est confondue avec la souveraineté du peuple, c'est dire que le pouvoir souverain est maître de la liberté, qu'il peut l'enlever, comme il peut la donner. Est-ce là l'idée que les constituants se faisaient des droits de l'homme? Écoutons Sieyès : << Le public s'exprime mal lorsqu'il demande une loi pour accorder

(1) Sieyes, Préliminaires de la constitution (Paris, 1789), pag. 7; — Idem, Reconnaissance et exposition des droits de l'homme et du citoyen, pag. 14, 15.

(2) Idem, Exposition des droits de l'homme, pag. 11.
(3) Sybel, Geschichte der Revolutionszeit, t. I, pag. 37, 39.

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ou autoriser la liberté de la presse. Ce n'est pas en vertu d'une loi que les citoyens pensent, parlent, écrivent et publient leurs pensées; c'est en vertu de leurs droits naturels, droits que les hommes ont apportés dans l'association, et pour leur maintien ils ont établi la loi elle-même et tous les moyens publics qui la servent. L'imprimerie n'a pu naître que dans l'état social, il est vrai, mais si l'état social, en facilitant à l'homme l'invention des instruments utiles, étend l'usage de sa liberté, ce n'est pas que tel ou tel usage puisse jamais être regardé comme un don de la loi. La loi est seulement une institution protectrice formée par cette même liberté antérieure à tout, et pour laquelle tout existe dans l'ordre social (1). » Si la loi ne donne pas la liberté, comment pourraitelle l'enlever?

Ainsi les droits individuels sont placés au dessus de la loi, et, par conséquent, au dessus de la souveraineté. Que veut donc dire le reproche que pour les constituants la liberté consistait dans la souveraineté? Est-ce que peut-être l'Assemblée nationale aurait cru que les Français seraient libres par cela seul qu'ils auraient ⚫ le droit de déposer un bulletin dans l'urne électorale? On le dit, mais c'est méconnaître les intentions de l'Assemblée qui vota la déclaration des droits. Ce qu'il y a d'essentiel pour ceux qui reconnaissent des droits naturels à l'homme, ce sont ces droits mêmes; quant à la constitution politique de la société, comme le dit Sieyes, << elle n'a pour objet que de manifester, d'étendre et d'assurer les droits de l'homme (2). » Le citoyen n'est donc pas libre, parce qu'il exerce une part de la souveraineté, en votant dans les assemblées électorales; s'il est membre du souverain, c'est pour qu'il ait une garantie que sa liberté sera respectée. En définitive, c'est la liberté individuelle qui est le but, et la constitution politique est le moyen. Le moyen, certes, ne peut pas absorber le but. Il n'y a qu'une voix sur ce point parmi les constituants : « La société, dit Mirabeau, n'est pas établie pour anéantir nos droits naturels, mais pour en assurer l'exercice (3). »> « Loin de diminuer la liberté individuelle, ajoute Sieyès, l'état social en étend et en assure

(1) Sieyes, Rapport sur la liberté de la presse (Moniteur du 22 janvier 1790).

(2) Idem, Exposition des droits de l'homme, pag. 9.

(3) Discours de Mirabeau sur l'égalité des successions en ligne directe. (Moniteur du 5 avril 1791.)

l'usage, il en écarte une foule d'obstacles et de dangers auxquels elle était trop exposée, sous la seule garantie d'une force privée, et il la confie à la garde toute-puissante de l'association entière. Ainsi, puisque, dans l'état social, l'homme croît en moyens moraux et physiques, il est vrai de dire que la liberté est plus pleine et plus entière dans l'ordre social qu'elle ne peut l'être dans l'état qu'on appelle de nature (1). »

Ces idées étaient-elles le partage exclusif de quelques théoriciens politiques comme Sieyès? Non, elles étaient entrées dans la conscience publique, elles formaient l'opinion de tous ceux qui prenaient part aux débats de l'Assemblée nationale; et qui ne s'y intéressait pas en 89? Il parut dès l'origine un journal qui, par son immense publicité, annonçait la puissance future de la presse: les Révolutions de Paris furent tirées à cent mille cxemplaires, ce qui représente au moins un million de lecteurs. Eh bien, les principes des droits de l'homme, la véritable notion de la liberté, la distinction de la liberté individuelle et des garanties destinées à l'assurer, y sont établis par Loustalot avec une précision, une lucidité remarquables : « La liberté politique consiste en ce que la . nation fasse elle-même les lois, n'obéisse qu'aux lois qu'elle aura faites, et qui seront le résultat de la volonté du plus grand nombre de citoyens. Cette liberté dépend de la Constitution que font nos représentants à l'Assemblée nationale. » Voilà la part de la souveraineté populaire. Cette liberté politique suffit-elle au journaliste de la Révolution? Non, il réclame la liberté civile, et il entend par là la liberté individuelle qui consiste « en ce que chaque particulier ne puisse être gêné en sa personne ni en ses biens par le pouvoir exécutif et ses agents, les ministres et les officiers, soit civils, soit municipaux, soit militaires. » Cette liberté dépend << de l'institution de nos tribunaux, de nos corps militaires et de nos municipalités (2). »

Nous trouvons les mêmes idées dans l'Histoire de la Révolution française, par deux amis de la liberté, l'organe le plus fidèle peut-être des principes de 89. On y lit que tout le peuple désire vraiment d'être libre. Et qu'entend-il par être libre? « C'est d'avoir

(1) Sieyes, Exposition des droits de l'homme, pag. 13.

(2) Les Révolutions de Paris, 19 septembre 1789 (n° 11, pag. 2).

la propriété de sa personne, de ses actions, et de ses biens, sous l'empire seul des lois, ce qui constitue la liberté civile (1). » Cette liberté suffit-elle? Non, la nation veut encore avoir le droit de concourir à la confection des lois, par des représentants librement élus, dans la proportion du nombre et de l'intérêt des représentés. Voilà l'exercice de la souveraineté que les hommes de 89 confondaient, dit-on, avec la vraie liberté. Ce n'est point l'avis de nos deux amis de la liberté. S'ils revendiquent la liberté politique, c'est, disent-ils, parce que seule elle peut protéger efficacement la liberté civile. C'est bien là la doctrine moderne de la liberté. L'on voit qu'elle date de 89.

Il y avait des esprits bien plus emportés que Loustalot. Leurs aspirations un peu désordonnées trouvèrent un organe dans un jeune homme pétillant d'esprit, mais aussi léger, aussi inconsidéré que spirituel. Camille Desmoulins est un type de la jeunesse française, telle qu'elle sortit des mains de Voltaire; un admirable bon sens rachète chez lui la frivolité de race et d'éducation. En 1789, il lança un pamphlet sous le nom de France libre. Qu'entend-il par liberté? On s'attend à la licence, et l'on est tout étonné de trouver la même définition que chez le calme abbé de Sieyès. Cela est d'autant plus remarquable que Camille Desmoulins est nourri de la littérature ancienne : c'est un Grec, c'est un Romain; mais il ne l'est que pour la beauté de la forme; pour les idées, il est disciple de Voltaire. Il va sans dire que notre futur républicain est partisan décidé de la souveraineté du peuple; toutefois il se pose cette question redoutable la volonté générale ne pourrait-elle pas créer le despotisme? C'est précisément ce sophisme de la toutepuissance du peuple qui égara la France, et qui la jeta dans les bras d'un despote. Le jeune écrivain se rappelait qu'à Rome le peuple avait délégué sa puissance souveraine aux Césars, et qu'il avait reçu la servitude en échange. Que pense-t-il de cette doctrine? Nous lui laissons la parole:

« Si par loi Regia on entend l'arbitraire, bien certainement un pareil droit ne peut jamais être constitutionnel. Qui dit constitution, dit forme de gouvernement fondé en droit, et le gouvernement despotique ne peut l'être. Il est bien évident que le souve

(1) Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté, t. I, pag. 71-73.

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