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souverain est substituée à la volonté de Dieu souverain; c'est que le droit purement naturel fait abstraction du droit catholique. L'Église avait toujours été reconnue comme l'organe de Dieu, visà-vis des sociétés aussi bien que des individus; tandis que la Révolution rejette formellement la haute direction qui appartient à l'Église (1).

Après cela, on ose dire que la religion catholique est la religion de la liberté! Avons-nous tort de crier à l'hypocrisie, à la fraude? Avons-nous tort de jeter un cri d'alarme contre les nouveaux ténébrions qui voudraient ressusciter le despotisme absolu, illimité de l'Église sous le nom de liberté, un despotisme qui absorberait les nations comme les individus, pour courber l'humanité entière devant une idole? Nous disons aux nations et aux individus : << Défiez-vous de ces loups qui ont revêtu la peau de l'agneau : s'ils devenaient jamais les maîtres, ils jeteraient-là leur peau mensongère et reprendraient leur nature de loup. Si la liberté vous est chère, combattez à outrance une Église qui est l'ennemie mortelle de la liberté, et défiez-vous des défenseurs de l'Église qui ont toujours le mot de liberté sur la langue! Ce sont les plus dangereux, à moins de croire qu'ils ne comprennent pas ce qu'ils disent, il faut dire qu'ils usent de fraudes pieuses; pieuses ou non, la fraude est une tromperie. N'écoutez point les trompeurs, si vous ne voulez être dupes. >>

(1) Monseigneur de Ségur, la Révolution, § 11.

CHAPITRE III

LA PHILOSOPHIE

§ 1. Considérations générales.

No 1. Les philosophes et la Révolution.

Les philosophes sont-ils les précurseurs de la Révolution et en quel sens le sont-ils ? Quand les catholiques disent que la Révolution procède de la philosophie, c'est pour maudire la mère et la fille, la libre pensée et la liberté civile et politique. Les réactionnaires se joignent aux catholiques, ils accusent les libres penseurs d'avoir engendré toutes les horreurs de 93; ils identifient Rousseau et Robespierre, Danton et Voltaire; il n'y a pas jusqu'au Père Duchêne, il n'y a pas jusqu'aux orgies de 93 et de 94, qu'ils ne rapportent aux écrits irréligieux de l'école holbachique. C'est transformer les philosophes en fauteurs et en complices des crimes qui souillèrent la Révolution. Nous croyons aussi que la Révolution procède de la philosophie. Mais nous repoussons de toutes nos forces cette nouvelle altération de l'histoire qui représente les libres penseurs du dix-huitième siècle, comme des brigands dignes du bagne. Oui, la pensée régit le monde; mais ce n'est jamais la libre pensée qui prêche le crime. Le crime ne se prêche guère; quand des excès se commettent dans les révolutions, ce ne sont point les philosophes qui les inspirent, c'est une réaction des mauvaises passions de l'homme contre d'autres mau vaises passions. Qui a produit les cannibales dont les crimes déshonoreraient la Révolution, si elle devait porter la responsa

bilité du sang innocent versé en son nom? Ce n'est pas la Révolution; ils étaient des hommes faits, quand l'insurrection de 89 éclata. C'est donc l'ancien régime qui les enfanta et qui les corrompit. Oui, il y a une part à faire à la corruption du cœur, mais qui en est responsable? Ne serait-ce point le beau régime tant regretté par nos abbés, où des femmes publiques s'étalaient sur le trône des rois très chrétiens? Le Parc aux cerfs était-il une école de bonnes mœurs? Et que faisait l'Église pour moraliser les populations? Quand ses chefs se prostituaient devant les prostituées royales, quand ils dépensaient dans le luxe et la débauche ce qu'ils osaient appeler le patrimoine des pauvres, donnaient-ils des leçons de morale à leur troupeau? L'Église et le trône se proclamaient à chaque occasion solidaires. C'était la solidarité de l'immoralité et de l'hypocrisie.

Il y a un autre crime à reprocher à la royauté et à l'Église. Les classes inférieures se trouvaient encore, en 89, dans un état d'ignorance et de superstition qui favorisait tous les excès, les excès de la démagogie parisienne comme les excès catholiques et royalistes de la Vendée. A qui faut-il s'en prendre de cet abrutissement? L'Église prétend avoir seule mission d'enseigner, c'est une de ses libertés qu'elle réclame avec le plus de vivacité. Est-ce dans l'intérêt du développement intellectuel? L'histoire répond à notre question. Pendant dix-huit siècles, l'Église a été à peu près maîtresse absolue de l'instruction publique. Elle profita de la liberté qu'elle avait d'enseigner pour ne pas enseigner, et se borna à nourrir les peuples de superstitions. Faut-il demander ce que la royauté fit pour l'éducation populaire? Y a-t-elle jamais songé? Lorsque les classes dominantes négligent le devoir que Dieu leur impose, l'expiation est inévitable. La Révolution fut le jour de rétribution. Que la leçon serve au dix-neuvième siècle! Une nouvelle révolution, plus radicale, plus subversive que celle de 89 et de 93, menaça en 48 de bouleverser la société jusque dans ses bases éternelles. Le mouvement a été réprimé. Mais les dates de 48, de 93, de 89 devraient rappeler à chaque instant aux classes supérieures que Dieu leur donne la puissance et la richesse pour qu'elles s'en servent dans l'intérêt du peuple. Malheur à elles si elles l'oublient!

Faut-il demander si les philosophes eurent une part de res

ponsabilité dans les excès de la Révolution? Ils l'ont prédite. Rousseau écrivit dans son Émile, destiné aux classes supérieures bien plus qu'au peuple : « Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions (1). » On sait quelle fut la prédication de ce Jean-Baptiste de 89 il voulait ramener à la nature une société qui n'avait de la civilisation que les vices. Si sa voix avait été écoutée, la Révolution se serait faite, mais certes elle n'aurait pas été souillée par les crimes de 92. Voltaire aussi prédit la Révolution. Il écrit en 1764 : « Tout ce que je vois, jette les semences d'une révolution, qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses (2). » Voltaire ne se doutait point de ce que serait la Révolution, quand il regrettait de n'en pas être témoin. La révolution que lui attendait, qu'il appelait de tous ses vœux, qu'il prépara de tous ses efforts, était une révolution intellectuelle, l'affranchissement des esprits du joug de la superstition. Il écrit à d'Alembert : « Le monde se déniaise furieusement. Une grande révolution dans les esprits s'annonce de tous côtés. Vous ne sauriez croire quels progrès la raison a faits dans une partie de l'Allemagne. Je ne parle pas des impies qui embrassent ouvertement le système de Spinoza; je parle des honnêtes gens qui n'ont point de principes fixes sur la nature des choses, qui ne savent point ce qui est, mais qui savent très bien ce qui n'est pas; voilà mes vrais philosophes (3). » « Ne pourriez-vous pas me dire, écrit Voltaire en 1766, ce que produira dans trente ans, la révolution qui se fait dans les esprits, depuis Naples jusqu'à Moscou? Je n'entends pas les esprits de la Sorbonne ou de la halle, j'entends les honnêtes esprits (4). >>

On le voit ce n'est pas une révolution de rues que Voltaire prédit et désire, ce n'est pas une révolution qui portera au pou

(1) Rousseau, Émile, liv. III.

(2) Voltaire, Lettre du 2 avril 1764 au marquis de Chauvelin. (OEuvres, t. LII, pag. 323, édition Renouard.)

(3) Idem. Lettre à d'Alembert, du 26 mars 1765 (OEuvres, t. LXII. pag. 332).

(4) Idem. Lettre à d'Alembert, du 15 octobre 1766 (OEuvres, t. LXII, pag.397).

voir les classes inférieures et incultes de la société. S'il y a un reproche à lui faire, c'est d'avoir manqué de sympathie pour les déshérités de ce monde. Il n'avait pas grande confiance dans les esprits de la halle. Quand il parle de la révolution intellectuelle qui se prépare, il entend les honnêtes gens, les classes supérieures. Ce qui l'intéresse surtout, c'est de voir que les rois se font philosophes. Il écrit à Helvétius : « Ne voyez-vous pas que tout le Nord est pour nous, et qu'il faudra tôt ou tard que les lâches fanatiques du Midi soient confondus? L'impératrice de Russie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, vainqueurs de la superstitieuse Autriche, bien d'autres princes arborent l'étendard de la tolérance et de la philosophie. Il s'est fait, depuis douze ans, dans les esprits, une révolution qui est sensible (1). » Si Voltaire avait eu la puissance de disposer les événements à sa guise, il aurait créé un prince philosophe, à la façon de Frédéric II, mais plus dévoué que le héros prussien, aux grands intérêts de l'humanité. Singulier révolutionnaire que celui qui attend la révolution de l'initiative d'un roi législateur!

Il y eut, dans les rangs de la philosophie, des hommes plus emportés que Voltaire. A mesure que l'on approche de 89, l'esprit de révolte gagne en force. L'école du baron d'Holbach prêche ouvertement les doctrines révolutionnaires : « Les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois. Une nation est donc en droit de révoquer, d'annuler, d'étendre, de restreindre tous les pouvoirs qu'elle a donnés : quand elle combat un tyran, elle combat un furieux, elle se défend de ses coups; ce n'est pas elle qui se révolte, c'est le tyran... Un peuple peut non seulement résister au tyran qui l'outrage et qui travaille à sa ruine, mais encore il peut le traiter en ennemi s'il a violé les lois : de quel droit réclamerait-il la protection de ces lois? » Voilà des cris de colère, qui annoncent la tempête de 92; le baron allemand tient le même langage que Robespierre dans le procès de Louis XVI. Il répond d'avance aux reproches et aux accusations : les vrais coupables, dit-il, ne sont pas ceux qui se révoltent, ce sont les rois. Les révoltes des peuples sont toujours des effets de l'oppression et de la tyrannie. « L'injustice des souverains brise les liens de la

(1) Voltaire, Lettre du 26 juin 1765 à Helvétius (OEuvres, t. LIII, pag. 131).

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