Page images
PDF
EPUB

Saxe, lorsque dans le moment de l'enthousiasme de l'amour des Français pour leurs rois, Montesquieu vint étourdir ses compatriotes du prétendu despotisme sous lequel ils vivaient, et mettre tout son art à leur rendre suspecte la constitution qui faisait leur bonheur, pour transporter leur admiration à des lois étrangères (1).»> Le règne de Louis XV, célébré comme un idéal par un abbé qui vomit toutes les injures de son dictionnaire contre l'Assemblée constituante! Cela est significatif. Sous le règne du doux cardinal de Fleury, il y eut trente mille lettres de cachet. N'importe! Montesquieu est coupable d'avoir dénoncé ce prétendu despotisme. La France n'était-elle pas tranquille au dedans? Et qu'est-ce que les peuples veulent de plus que la tranquillité? C'est le bonheur des troupeaux! Les pasteurs s'en trouvent bien. N'est-ce pas tout ce qu'il faut? Il est vrai qu'il y a la Pompadour, il y a la Dubarry, il y a le Parc aux cerfs, il y a le règne des prostituées. Bagatelle! Les chrétiens obéissent aux puissances établies, quand même ce seraient des prostituées! Il y a plus le régime des courtisanes est placé par nos abbés au dessus du régime parlementaire, les lettres de cachet au dessus des principes de 89! Tout cela au nom de la religion et de l'Église! Quel enseignement sur le christianisme officiel!

III

On serait tenté de croire que les crimes de la Révolution et ses sacriléges avaient exaspéré les abbés jusqu'au délire. Il est certain qu'en les lisant on se croirait dans une maison d'aliénés. Mais on aurait tort de penser qu'ils sont seuls à déraisonner. Nous avons sous les yeux l'ouvrage d'un prêtre Delbos, sur l'Église le France pendant la Révolution. C'est la même bêtise assaisonnée des mêmes injures; c'est aussi la même forme; radotage et style de séminaire. Écoutons le jugement que ce digne ministre de l'Église porte sur la Constituante : « Les travaux de l'Assemblée nationale n'aboutirent qu'à rassembler et réunir les germes du régicide, de l'athéisme et de l'anarchie qui se sont développés depuis avec tant de rapidité (2). » Voilà ce que l'on écrit en plein dix-neuvième siècle.

(1) Barruel, abbé, Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, t. II, pag. 62.
(2) Delbos, curé, Histoire de l'Église de France pendant la Révolution, t. I, pag. 273.

En vérité, on prend la raison humaine en pitié, quand on voit des hommes qui ont leurs cinq sens, parler en ces termes de la plus illustre assemblée qui ait présidé aux destinées d'un grand peuple! Qu'on critique la Constitution de 91, soit; mais que l'on confonde dans une même réprobation le bien et le mal, pour vouer tout à l'exécration, cela est un triste témoignage de l'im bécillité humaine. Et nous le répétons, ce n'est point tel prêtre appelé Delbos, qui est le coupable; c'est l'Église, qui forme ces simples d'esprit, c'est l'Église qui aveugle ses ministres au point que les plus intelligents ne voient plus la lumière éclatante du soleil. Le Journal historique, œuvre d'un homme distingué par son intelligence et sa modération, dit en parlant du mouvement de 89: « C'est un esprit de vertige ne tendant qu'à la liberté des animaux sauvages, et à l'égalité de corruption et d'abrutissement (1)! »

Que veulent donc ces prêtres? A quel régime entendent-ils ramener les peuples modernes? Leur bête noire ce sont les états généraux. Écoutons le curé Delbos: « L'époque des états généraux, convoqués par Louis XVI, est une de ces époques désastreuses dont la mémoire doit peser sur les destinées de la patrie, comme une masse à laquelle la suite des siècles vient sans cesse ajouter (2). » Cependant les états généraux n'étaient pas ce qu'on appelle le gouvernement parlementaire. On sait quel rôle secondaire ils jouèrent dans l'histoire de la nation française. Mais ils parlaient, ils se plaignaient, ils faisaient des remontrances, cela suffit pour que les catholiques ne les souffrent point; il leur faut la tranquillité, c'est à dire, le silence des monastères, la paix des tombeaux. Le prêtre Delbos félicite Louis XIV de n'avoir point convoqué les états généraux comme d'une pensée grande et éminemment patriotique! Il célèbre le long règne de Louis XV, pour n'avoir été témoin d'aucune de ces réunions séditieuses (3)!

Il y a des catholiques qui crient à la calomnie quand on reproche à l'Église de vouloir ramener l'humanité au régime qui fait l'admiration du prêtre Delbos, ce régime où des femmes pu

(1) Kersten, abbé, le Journal historique, t. II, pag. 68.
(2) Delbos, curé, Histoire de l'Eglise de France, t. I, pag. 213.

(3) Idem., ibid., t. I, pag. 206.

bliques gouvernaient un grand empire. Qu'ils veuillent bien nous suivre jusqu'au bout. Plus nous avançons dans ce qu'on nomme la réaction catholique, plus les appréciations de la Révolution deviennent niaises tout ensemble et impertinentes. Voici monseigneur Gaume qui a écrit dix volumes sur la Révolution : c'est un long réquisitoire contre les hommes et les choses de 89. On peut le résumer dans cette superbe sentence: la Révolution est contraire au catholicisme, par cela seul, elle doit être condamnée. Monseigneur ne se doute point qu'il écrit la condamnation de son Église « Le catholicisme est la vraie religion, conséquemment la raison de toutes les autorités, la consécration de tous les droits, le principe de tous les droits, et le principe de toute perfection sociale. La Révolution française a-t-elle été catholique! catholique dans ses principes, dans ses moyens, dans son but, dans ses résultats directs? Quels hommes l'ont préparée ? Quels hommes l'ont accomplie? quels hommes l'ont acclamée ? Comment l'Église l'a-t-elle jugée? En d'autres termes : la Révolution a-t-elle été une application plus intime et plus complète du catholicisme à l'autorité, à la société, à la famille, à la propriété, à l'individu? Supposé que la réponse ne soit pas douteuse, la question est résolue (1). »

Non, la réponse n'est pas douteuse, et la question est résolue. La Révolution française, loin d'être catholique, est l'ennemie mortelle du catholicisme, elle l'a combattu dans ses principes, dans ses moyens, dans son but. Ce sont les philosophes qui l'ont préparée, ce sont des libres penseurs qui l'ont accomplie. L'Église l'a condamnée. Dès lors la Révolution est jugée. Il n'est donc pas vrai que le mouvement de 89 ait été un mouvement catholique; et comme les législateurs de 89 ont proclamé la liberté, l'égalité, les droits naturels de l'homme, il n'est point vrai que le catholicisme soit la religion de la liberté. Les principes de 89 sont inscrits dans toutes nos constitutions; il n'est donc point vrai que nous devions notre liberté au catholicisme. Loin de là: le pape a condamné la Révolution; il condamne donc notre régime constitutionnel; si nous en jouissons, c'est malgré l'Église, c'est grâce aux libres penseurs qui ont préparé et accompli la Révolu

(1) Monseigneur Gaume, la Révolution, t. II, pag. 2.

tion. Voilà la vraie vérité. Une fois qu'elle sera entrée dans la conscience générale, il sera démontré que le catholicisme et la liberté sont inalliables. Et alors? Est-ce que monseigneur Gaume croit que les peuples laisseront là la liberté pour se remettre sous le joug de Rome?

Chose remarquable! C'est ce même écrivain qui a dit que le catholicisme est la religion de la liberté. Il faut donc que les catholiques entendent par liberté toute autre chose que les principes de 89. Veulent-ils par hasard réprouver la fausse notion de liberté qui a égaré les hommes de 93? Est-ce l'exagération de de l'égalité qu'ils condamnent? Du tout. Monseigneur Gaume proscrit tout ce qui date de 89, même l'admissibilité de tous les citoyens aux fonctions publiques : c'est selon lui une utopie. Quant à la liberté, il trouve qu'elle existait pleine et entière sous l'ancien régime. Et la preuve ? C'est que les hommes étaient libres de disposer de leurs biens par donation entre vifs et par testament (1)!

IV

Il y a encore une autre réponse à notre question. Quand les catholiques exaltent la liberté, ils entendent la liberté de l'Église, et cette liberté veut dire domination de l'Église, domination dans l'ordre politique comme dans l'ordre religieux. C'est ce que va nous dire un jeune prélat, ultramontain pur sang, qui a écrit un petit livre sur la Révolution, très répandu dans le monde orthodoxe. On l'a réimprimé en Belgique; nous avons sous les yeux la cinquième édition : preuve que les catholiques belges qui professent un si grand amour pour la liberté, sont au fond d'accord avec les abbés français. Monseigneur Ségur nous a déjà appris que la Révolution est l'empire de Satan, tandis que l'Église est le royaume de Dieu. Conciliez donc la Révolution et le christianisme catholique! Autant vaut, dit monseigneur, concilier « le bien et le mal, la vie et la mort, la lumière et les ténèbres, le ciel et l'enfer (2). »

(1) Monseigneur Gaume, la Révolution française, t. IV, pag. 10, 11.

(2) Monseigneur Ségur, la Révolution, § 6.

Pourquoi la Révolution est-elle l'empire du mal? C'est parce qu'elle pose en principe l'indépendance absolue des sociétés vis-àvis de l'Église, la séparation de l'Église et de l'État. « Par cela seul, elle se déclare incrédule au Fils de Dieu; car si le Christ est Dieu fait homme, si le pape est son vicaire, si l'Église est son envoyée, il est évident que les sociétés comme les individus doivent obéir aux directions de l'Église et du pape, lesquelles sont les DIRECTIONS DE DIEU MÊME. » Voilà le mot de l'énigme : le masque tombe. Le crime de la Révolution, son crime irrémissible, est d'avoir affranchi l'État de la domination de l'Église, en sécularisant la société. Que faut-il donc pour que l'État soit dans la voie du christianisme? Il faut qu'il obéisse au DIEU VIVANT aussi bien que l'individu et la famille. Et quel est ce DIEU VIVANT? L'Église, pour mieux dire le pape <«< Jésus-Christ est-il Dieu? toute puissance lui appartient-elle au ciel et sur la terre? Les pasteurs de l'Église et le souverain pontife à leur tête, ont-ils ou n'ont-ils pas de droit divin, par l'ordre même du Christ, la mission d'enseigner à toutes les nations, comme à tous les hommes, ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter pour accomplir la volonté de Dieu? Y a-t-il un seul homme, prince ou sujet, y a-t-il une seule société qui ait le droit de repousser cet enseignement infaillible, de se soustraire à cette haute direction religieuse (1)? »

.

Ainsi les sociétés modernes sont complétement dévoyées. Elles ont eu l'impertinence de se déclarer souveraines et indépendantes de l'Église; c'est se révolter contre Dieu, car aux yeux des catholiques, l'Église se confond avec Dieu, le pape est le viceDieu. Nous ne demanderons point à monseigneur de Ségur ce que devient, dans la doctrine catholique, l'indépendance de l'État; la question serait une niaiserie, puisque la condition de l'État est d'être dépendant de l'Église. Demanderons-nous ce que devient la liberté des individus? La question est presque aussi niaise. Car l'individu dépend de l'Église, du Dieu vivant, de même que la société. Monseigneur proclame haut et ferme que la Déclaration des droits de l'homme, cette charte de liberté du dix-neuvième siècle, est la suppression des droits de Dieu. Et il nous donne la raison de cette hautaine censure: « C'est que la volonté du peuple

(1) Monseigneur de Ségur, la Révolution, § 3.

« PreviousContinue »