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en attribuent, dit le tiers, l'origine au droit des gens, comme s'ils nous avaient pris à la guerre, ou que nous leur eussions été vendus par des pirates (1). »

Ce sont surtout les abus de la féodalité qui soulevèrent les campagnes contre l'ancien régime; et il y avait de quoi : « Tout ce qui tient à l'esclavage, dit le tiers, dégrade l'homme. Que la féodalité soit abolie! Le paysan est tyranniquement asservi sur la terre malheureuse où il languit desséché. » Suit une énumération des charges qui avaient leur origine dans le système féodal. Les noms, aussi barbares que la chose qu'ils désignent, nous sont devenus étrangers à ce point que nous n'en comprenons plus le sens. Qui est-ce qui sait aujourd'hui ce que c'est que des rentes revenchables, chéantes et levantes, des fumages et des impunissements (2)! En oubliant les abus de l'ancien régime, nous avons oublié également que c'est la Révolution qui nous en a délivrés. Il est bon de le rappeller à une époque ou l'on aime à ravaler le grand mouvement de 89.

L'ancien régime était le régime du privilége. Faut-il s'étonner si les cahiers du tiers revendiquent l'égalité? Aujourd'hui que nous ne connaissons plus la distinction d'ordres, nous avons de la peine à croire qu'en 89, le tiers état était exclu des hautes dignités de l'Église, de l'armée de terre et de mer, et même des cours souveraines, envahies par la noblesse parlementaire : « Nos députés, disent les cahiers, représenteront que les vertus, la bravoure et les talents étant naturels au tiers état, comme aux individus des deux premiers ordres, cette exclusion ne peut subsister dans un siècle éclairé (3). » La puissance de la noblesse reposait sur la grande propriété, autant que sur les souvenirs historiques. Pour la briser, le tiers demande le partage égal des successions, l'abolition du droit d'aînesse, « attendu, dit-il, que la grande inégalité des fortunes est vexatoire pour les individus et préjudiciable au bien général. » Dans ces paroles, il perce déjà un sentiment autre que celui de l'égalité des droits : l'aspiration à une égalité de fait. En 89, on ne se doutait pas à quels abîmes conduit cette passion.

Le clergé aimait aussi l'égalité; il la pratiqua dans de certaines

(1) Résumé des cahiers, t. III, pag. 338, 339.

(2) Ibid., t. II. pag. 314, 315.

(3) Ibid., t. III, pag. 476.

limites au milieu du régime féodal. En France, l'égalité chrétienne était profondément viciée par l'aristocratie qui dominait dans les hauts rangs de l'Église. Si les cahiers du clergé revendiquent l'égalité, c'est à l'influence de ce qu'on avait l'insolence d'appeler le bas clergé que l'on en doit faire honneur: «Que tous les citoyens soient égaux, relativement aux places et emplois ecclésiastiques, civils et militaires, en ce sens que tous y peuvent prétendre, à raison de leurs talents, de leur mérite et de leurs services, et que nul ne puisse être exclu pour raison de naissance ou de condition non noble. » Il y avait eu une recrudescence d'inégalité à la veille de la Révolution, comme pour justifier ses excès. Le clergé s'élève avec vivacité contre cet esprit qui alors déjà était celui d'un autre âge. « L'exclusion du service militaire avilit un des ordres les plus intéressants de la nation; néanmoins à l'époque où tous les grades étaient accessibles à tous les états, des hommes nés dans la classe trop dédaignée des citoyens, ont donné des preuves de bravoure et d'intelligence. C'est une surprise faite à Sa Majesté, que le règlement qui exclut le tiers état de tous les grades militaires. Ce règlement avilit, dégrade et pourrait décourager à jamais cette partie la plus nombreuse de la nation, dans le sein de laquelle on a trouvé des hommes qui, par leurs vertus, leurs connaissances et leurs talents militaires, ont été le soutien de la patrie et la gloire de la nation française (1). »>

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Le privilége dont les nobles jouissaient de fait, pour les hautes fonctions de l'Église, était encore plus odieux. En France, la noblesse n'avait d'autre mission que la guerre; son dévoûment et sa bravoure étaient également incontestables. Mais avait-elle aussi les dons du Saint-Esprit par préférence au tiers? Nous lisons dans les cahiers du clergé : « Les talents nécessaires aux grandes places ne se donnent pas avec elles; étant de toute nécessité d'avoir fait une espèce de noviciat dans les places inférieures, Sa Majesté sera suppliée de n'élever à l'épiscopat que ceux qui auront exercé avec édification les fonctions du saint ministère, soit en qualité de curés, soit en qualité de vicaires, soit par toute autre fonction ecclésiastique, qui serait un témoignage de leurs mœurs, de leur zèle et de leur capacité (2). »>

(1) Résumé des cahiers, t. I, pag. 118, 311, 312. (2) Ibid., t. I, pag. 27.

Le clergé était aussi un ordre privilégié. Ses libertés jouent un grand rôle dans l'histoire. Pendant tout le dix-huitième siècle, il avait soutenu que son immunité de l'impôt était de droit divin, et que les rois ne pourraient toucher aux biens de l'Église sans sacrilége. S'il contribuait aux charges publiques, c'était par des dons volontaires. Dans ses cahiers, le clergé renonce tacitement à ces superbes prétentions; il admet l'égalité des charges, mais il a soin de les appeler encore des dons, et il se réserve, dans un langage couvert, la faculté de les consentir (1). Le silence du clergé sur son prétendu droit divin est un fait considérable : c'est une preuve frappante de la puissante influence que les idées de 89 exerçaient jusque sur un corps dont les priviléges semblaient immuables. Jusqu'à la veille de la révolution, le droit divin de l'Église avait retenti dans toutes les assemblées du haut clergé; et voilà qu'au souffle de 89, il se convertit subitement; il ne parle plus que des libertés et des franchises communes. Espérons qu'il y aura encore plus d'une de ces conversions miraculeuses. Si l'Église de Rome se raidit contre l'esprit nouveau, si elle s'obstine à rester immobile, elle prononcera par cela seul son arrêt de mort. Il est impossible que l'Église universelle consente à devenir une ruine à la suite de la papauté. Il y aura des divisions, des schismes ce n'est qu'à condition de briser avec l'immobilité romaine que le catholicisme pourra se sauver.

Il y a une égalité dont l'Église ne voulait pas encore en 89, et qu'elle subit cependant partout au dix-neuvième siècle. Elle était le premier ordre de l'État, et elle ne voulait pas renoncer à cette position privilégiée. On lit dans les cahiers : « Le clergé regarde comme une des plus importantes lois fondamentales de la monarchie la distinction et la dépendance respective des trois ordres, dont aucun ne peut être lié par les délibérations des deux autres, le consentement des trois ordres étant essentiellement requis pour donner à un acte le caractère de loi nationale. » Il défend expressément à ses députés « de consentir qu'il soit porté aucune atteinte à l'antique constitution, qui est de délibérer par ordre ; il leur défend aussi de consentir à ce qu'on introduise le mode de

(1) Résumé des cahiers, t. I, pag. 191 « L'égalité entre les dons des différents ordres est de toute justice, mais les moyens pour y parvenir ne sont pas indifférents. It importe également à tous les ordres que ces moyens s'accordent avec les principes des franchises et libertés communes.

voter par tête, qui insensiblement produirait la confusion des rangs et des conditions (1). » La division par ordre était une question de puissance. Mais précisément, parce que la noblesse et le haut clergé tenaient tant à la maintenir, le tiers état ne pouvait pas l'accepter; c'eût été se déclarer dépendant, sujet des ordres privilégiés. C'est cette rivalité jalouse des diverses classes de la société, qui est comme le poison latent caché dans le mouvement de 89; il infecta et altéra les grandes vérités que la France avait proclamées dans ses cahiers. Arrêtons-nous aux premières manifestations de l'esprit nouveau : ce furent les beaux jours de la révolution.

§ 2. Appréciation des droits de l'homme.

I

Les historiens de la Révolution s'occupent peu de la déclaration des droits, et ne font guère qu'analyser les débats de la Constituante. Ils furent longs et confus. Un contemporain qui y assista en parle avec dédain. Écoutons Dumont de Genève, le collaborateur de Mirabeau : « Je me rappelle cette discussion qui dura des semaines, comme un temps d'ennui mortel; vaines disputes de mots, fatras métaphysique, bavardage assommant. L'assemblée s'était convertie en école de Sorbonne, et tous les apprentis de législation faisaient leur essai sur ces puérilités (2). » Il est vrai qu'aucun des discours prononcés au sein de la Constituante ne révèle l'immense portée des principes qu'elle était occupée à formuler. Cependant on peut affirmer qu'elle en avait la conscience au moins instinctive. On le voit par les Mémoires de Bailly: « Si les droits de l'homme, dit-il, n'avaient pas été oubliés ou méconnus, il n'y aurait pas eu de Révolution; le premier ouvrage de cette Révolution devait donc être la déclaration des droits : c'est la prise de possession de la liberté, acte fait par nous, pour nous, mais qui appartient à l'humanité entière comme à nous (3).

(1) Résumé des cahiers, t. I, pag. 145.

(2) Étienne Dumont, de Genève, Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées, pag. 138.

(3) Bailly, Mémoires, t, II, pag. 212. (Collection de Berville.)

Après cela, nous avouerons volontiers que l'assemblée ne comprit point la signification providentielle des principes qu'elle proclama; il fallut les malheurs de la France et les déceptions amères de la réaction, pour apprendre aux amis de la liberté que les destinées de l'avenir étaient en cause dans une discussion en apparence philosophique. Les leçons mêmes de l'expérience n'ont pas suffi pour dessiller tous les yeux. Nous comprenons que les écrivains engagés dans la réaction contre les idées de 89 parlent avec mépris de la déclaration des droits. M. de Barante l'appelle une des superstitions révolutionnaires (1). Il ne s'aperçoit pas que ce qu'il flétrit comme une croyance superstitieuse est une religion. Nous avons à peine le droit d'en vouloir au pair de France, quand nous lisons l'étrange appréciation que M. Lamartine fait de la déclaration de l'Assemblée constituante. Cela était bon, dit-il, pour les Américains, peuple sans ancêtres, mais cela ne s'appliquait en rien à la France (2). Est-ce que, par hasard, pour avoir des ancêtres, les Français n'étaient plus des hommes? Est-ce que la liberté et l'égalité cessent d'être des droits pour les vieux peuples, ou l'historien poète veut-il dire que pour eux il est inutile de les déclarer? Inutile! alors qu'ils avaient été violés depuis que la monarchie française existait. Il est vrai qu'avec la déclaration des droits on ne peut pas écrire un roman, mais il est vrai aussi que l'Assemblée nationale posa les principes éternels qui forment la base de la société, dans tous les temps et dans tous les lieux.

Il s'agissait de définir la liberté et l'égalité, et de constater que ces droits appartiennent à l'homme comme tel, indépendamment de toute Constitution, de toute loi. Le monde ancien, malgré ses républiques trop vantées, n'avait aucune idée des droits de l'individu. Voilà pourquoi ces fameuses républiques étaient bâties sur l'esclavage. Voilà pourquoi un des grands philosophes de la Grèce assimila les esclaves à des machines. Les citoyens mêmes ne jouissaient d'aucun droit comme hommes, mais seulement comme membres de l'État; dès qu'ils quittaient les murs de leur étroite cité, ils étaient sans droit. Jusque dans leurs républiques, ils n'avaient aucun de ces droits que l'Assemblée constituante déclara

(1) De Barante, Histoire de la Convention nationale, t. VI. pag. 161. (2) Lamartine, les Constituants, t. II, pag. 255.

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