Page images
PDF
EPUB

en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. >>

« Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression.

« Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

« Art. 5. La loi n'a le droit de défendre que les actes nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. >>

« Art. 6. La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protége, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

« Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. >>

« Art. 11. La libre communication des pensées est des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

« Art. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis. >>

II

L'idée d'une déclaration des droits de l'homme n'appartient pas à la Révolution française. On en trouve le premier germe dans les actes par lesquels le parlement d'Angleterre revendiqua les vieilles

franchises de la nation. Quand les colonies anglaises de l'Amérique du nord levèrent le drapeau de l'indépendance, elles ne manquèrent point d'affirmer leurs droits dans une déclaration solennelle. L'idée fut accueillie avec avidité par les philosophes de France. Un des plus nobles représentants du dix-huitième siècle s'en préoccupa vivement. Condorcet fit appel à tous les hommes éclairés, pour les engager à dresser chacun un modèle de déclaration on apprendrait ainsi, dit-il, tout ce que les différents citoyens regardent comme faisant partie des droits de l'homme, et ce serait la voie la plus sûre pour les connaître tous. Lui-même mit la main à l'œuvre. Pourquoi Condorcet attachait-il une si grande importance à des principes qui, à première vue, semblent appartenir à la philosophie plus qu'à la politique? Il répond que c'est le seul moyen de prévenir la tyrannie, car la tyrannie est en essence la violation des droits des hommes (1). Aussi demandait-il que les assemblées appelées à faire une constitution votassent avant tout une déclaration des droits; et il entendait bien que cette déclaration lierait tous les pouvoirs existant dans l'État : le pouvoir exercé par le gouvernement, le pouvoir judiciaire, le pouvoir militaire, et même le pouvoir législatif (2).

Ce n'était pas seulement les philosophes qui agitaient ces questions. L'opinion publique s'en occupait, dans toute la France, et au sein de tous les ordres. On se trompe en célébrant, ou en accusant quelques hommes comme les auteurs de la Révolution. La Révolution était faite dans les esprits, avant que les constituants la formulassent en articles de loi. Nous en avons la preuve dans les cahiers des états généraux. Les historiens ne leur ont pas accordé assez d'attention. Ils ne prêtent guère, il est vrai, à des récits dramatiques, ils n'en sont pas moins un fait admirable. Voilà des citoyens de toutes les classes de la société, divisés encore en ordres distincts, qui s'assemblent sur tous les points du royaume. Ils n'ont aucun moyen de s'entendre, la liberté de la presse leur fait défaut; en réalité, il n'y a aucun concert entre eux, et toutefois, ils se trouvent d'accord sur les

(1) Condorcet, Idées sur le despotisme, XXII, XVIII.!(OEuvres, t. IX, pag. 160, 165, édition d'Arago.)

(2) Idem, Lettre d'un gentilhomme à messieurs du tiers état. (OEuvres, t. IX, pag. 234.)

droits de l'homme dans tous les points où il n'y a pas un intérêt de caste en jeu. Pour qui n'a point réfléchi aux lois qui régissent le développement de l'esprit humain, cela tient du miracle. A d'autres époques, des légendes se seraient formées, et on aurait eu recours à une action surnaturelle de Dieu, pour expliquer cette naissance d'un nouveau monde qui se fait comme par enchantement. En réalité, il n'y a point de prodige, il y a une action incessante de Dieu dans la création, une vie latente qui se développe sous l'inspiration de la Providence. La semence germe longtemps sous terre, sans qu'on s'en aperçoive. Quand elle s'est fortifiée des sucs nourrissants que le créateur a déposés dans le sol, elle brise la rude surface et elle se produit au grand jour avec un merveilleux éclat. Les intempéries de l'air, mille et un accidents entravent la croissance de la jeune plante; elle grandit néanmoins, sous la main de Dieu. Aujourd'hui, elle forme déjà un arbre immense qui couvre tout un continent de ses vastes rameaux. S'il n'a pas produit tous les fruits que nous en pouvons attendre, il est toujours plein de séve, et il ne tient qu'à nous, qui en profitons, de lui donner une vigueur nouvelle, en le fortifiant par le travail de notre pensée et l'énergie de nos sentiments. Pour le moment, c'est la jeune plante, à peine sortie de terre, que nous avons à considérer.

La nation est encore partagée en ordres. Parmi ces classes, il y en a une qui a gémi sous le poids de l'oppression, née de l'arbitraire. On conçoit que le tiers état réclame la liberté. Nous lisons dans ses cahiers : « La liberté individuelle sera assurée à tous les citoyens et habitants du royaume. Cette liberté comprend le droit d'aller et de venir, de demeurer où il nous plaît, sans empêchement. Il ne sera porté, sous aucun prétexte, atteinte à cette liberté, par lettres de cachet, par aucun acte arbitraire. Toutes prisons d'État seront supprimées et interdites (1). » La noblesse réclame aussi la liberté individuelle, et elle y met plus de vivacité que le tiers. << Nous chargeons expressément, disent les nobles, nos députés aux états généraux, de déclarer à la face de la nation, que nous entendons provoquer sur la tête de l'exécuteur de tout ordre arbitraire

(1) Résumé général ou Extraits des cahiers de pouvoirs remis par les divers bailliages du royaume à leurs députés à l'assemblée des états généraux (1789), t. III, pag. 58, s.

l'anathème de l'opinion publique; que s'il est gentilhomme, la noblesse le rejette de son sein, et notre vœu le plus ardent est, qu'ayant cessé d'être citoyen, il soit privé du droit d'assister aux assemblées nationales, dans quelque ordre qu'il se trouve classé. » Cette infamie ne suffit point à la noblesse; elle demande « que tout ministre, agent, porteur ou solliciteur d'ordres arbitraires, qui aurait sollicité, signé, surpris ou mis à exécution une lettre de cachet, soit pris à partie par devant les juges ordinaires, non seulement pour y être condamné à des dommages-intérêts, mais encore pour y être puni corporellement (1). » Telle est la puissance des idées nouvelles, que le clergé même, peu soucieux de liberté, s'associe au vou de la noblesse et du tiers, et il le fait en excellents termes : « Le bien le plus précieux du citoyen étant sa liberté, l'ordre du clergé pense que tout acte qui peut l'en priver, sans que cette peine ait été prononcée par son juge naturel, est absolument contraire au droit naturel et au droit positif; que les lettres de cachet en vertu desquelles, sans jugement préalable, sans instruction, sans information, sans aucune forme ni procès, on enlève un citoyen à sa famille, à sa maison, à ses affaires, pour le constituer prisonnier, sans souvent que l'on sache ce qu'il est devenu, sont des actes contraires à toute idée de justice; que ces sortes d'actes, souscrits du nom respectable du roi, ne sont souvent que des surprises faites à sa religion, par des ministres trompés eux-mêmes par des délations clandestines de gens puissants, lesquels n'ont en vue que d'assouvir des haines et des vengeances contre des malheureux, qui n'ont souvent commis d'autre crime que de n'avoir pas voulu plier servilement sous leur joug. En conséquence, l'avis unanime du clergé est que l'usage desdites lettres de cachet soit entièrement proscrit et aboli. >>>

Si les trois ordres sont d'accord pour revendiquer la liberté, il n'en est plus de même quand il s'agit des conséquences du principe. Le clergé ne veut pas entendre parler de la liberté de penser; il sent qu'elle mettra fin à sa domination. C'est précisément pour affranchir la société de ce joug avilissant que le tiers état dit dans ses cahiers : « Tous les citoyens ont le droit de parler, d'écrire

(4) Résumé des cahiers, t. II, pag. 56, 57.

et d'imprimer, sans être soumis à aucune peine, si ce n'est en cas de violation des droits d'autrui, déclarée telle par la loi. Le droit d'exprimer sa pensée est naturel et inviolable, la liberté de la presse doit être entière (1). » La noblesse s'associa à ces voeux, toutefois avec une restriction concernant la religion. Imbue des doctrines philosophiques du dix-huitième siècle, elle était plus incrédule que le tiers, mais elle avait des intérêts de corps à ménager; l'Église était son domaine, puisque le haut clergé se recrutait dans ses rangs telle est la raison de l'alliance impie qui ligua les deux ordres privilégiés contre la Révolution, quand celle-ci changea la constitution de l'Église. La noblesse déclare que la liberté de la pensée est aussi précieuse à l'homme que la liberté individuelle; elle demande que tout citoyen puisse communiquer librement par la voie de la presse tout ce qu'il croira nécessaire de publier, mais elle maintient les censures ecclésiastiques nécessaires pour les livres traitant du dogme de la religion (2). »

L'égalité touchait particulièrement le tiers état et le bas clergé. Quant à la noblesse, elle cesse d'exister, du moment où elle cesse d'être privilégiée. Renoncer à ses priviléges, c'eût été se suicider, et où est la classe dominante qui abdique volontairement sa puissance? Ici le désaccord entre les ordres était fatal. Le tiers état et le clergé se donnent la main. Plus de mainmorte! plus de féodalité! Les cahiers du tiers respirent une singulière énergie, quand ils parlent du servage: « Qu'on éteigne pour toujours la mainmorte servile, attendu que cet abus, par suite duquel les serfs n'ont ni la faculté de tester, ni celle de changer de domicile, ni celle de choisir un état à leur gré, expose d'ailleurs les gens de cette malheureuse condition à être partagés comme un vil bétail, quand leur père est mainmortable d'une seigneurie et leur mère mainmortable d'une autre. » Chose remarquable! le servage n'existait plus en 89 que dans les terres des abbayes. C'était comme une protestation contre la prétention que l'Église affecte aujourd'hui d'avoir donné la liberté au monde, en affranchissant les esclaves et les serfs. Le tiers rappelle aux moines que, de leur propre aveu, la mainmorte a été introduite contre le droit naturel : « ils

(1) Résumé des cahiers, t. II, pag. 65.

(2) Ibid., t. II, pag. 65.

« PreviousContinue »