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infini sinon un, qui est celui de l'Éternel. Quant aux princes terrestres, il faut qu'ils soient la loi parlante. La puissance effrénée vient à tyrannie et y prend fin aussi. Le prince est sujet à la loi divine et à celle de l'équité naturelle empreinte au cœur de tous les hommes, et ses lois ou édits n'en doivent être que l'exposition. » Le souverain est tenu de respecter le droit naturel. Or, d'après le droit naturel, les hommes ont le pouvoir de défendre leur vie, « quand hors de toute forme de droit elle est assaillie. >> Les sujets ont encore la pleine puissance sur leurs biens; dire que les propriétés des citoyens sont à la disposition des princes, c'est ramener l'ancienne servitude. L'auteur du Dialogue finit par réclamer aussi la liberté pour la conscience: « La liberté ne peut être dite vraie, si elle ne s'étend qu'aux choses viles du corps, et non à la plus divine partie de l'homme, qui est l'esprit, pour la plus excellente de toutes les actions que l'on nomme piété : car, en ce cas, les esprits ne se ploient ni par feu ni par glaive, ains par une persuasion et par la raison dominante (1). »

Il y a donc des droits naturels, et parmi ces droits se trouve la liberté religieuse : voilà le principe des droits de 89. Mais ce n'est encore qu'un germe. Même la liberté de conscience que l'auteur revendique en termes si touchants, il ne la reconnaît pas à titre de droit absolu : il admet que les peines punissent les apostats, et ceux qui blasphèment contre les choses nécessaires au salut, ainsi que ceux qui dogmatisent (2). Nous voilà loin de la liberté, telle qu'on l'entendait en 89; l'exception emporte évidemment la règle. Cela prouve que les réformés, même les plus avancés, ne s'étaient point élevés à la vraie notion des droits de l'homme, en face de l'État. Il y a plus. Les droits individuels ne suffisent point; il leur faut des garanties. Voilà un mot et une idée qui sont entièrement étrangers au christianisme. Le germe cependant s'en trouve dans la doctrine des réformés : c'est le principe de la souveraineté du peuple. Il nous faut voir comment ce principe, qui joue un si grand rôle en 89, procéda d'une révolution religieuse, laquelle. certes ne l'impliquait pas.

(1) Dialogue de l'autorité du prince et de la liberté des peuples, dans les Mémoires de l'Etat de France, sous Charles IX, t. III, pag. 57-64.

(2) Mémoires de l'Etat de France, t. III, pag. 83.

No 2. La souveraineté du peuple et la république.

I

A peine la révolution religieuse a-t-elle éclaté, que les papes cherchent à éveiller des inquiétudes chez les princes, en disant que la révolution religieuse ruinera leur autorité aussi bien que celle de l'Église. Nous avons rappelé les vives paroles d'Adrien. Dans les instructions qu'il donna à son légat en Allemagne, il lui recommanda d'insister sur le danger imminent qui menaçait les princes: « Les luthériens, dit-il, prêchent la liberté évangélique; en réalité cette prétendue liberté n'est qu'un instrument pour détruire toute espèce d'autorité (1). » Vers le milieu du seizième siècle, Paul III écrivit dans le même sens à Ferdinand, roi des Romains: « Ceux qui désertent l'Église n'obéiront pas davantage aux princes; après qu'ils auront trahi Dieu, le roi des rois, ils glisseront fatalement sur la pente de la défection. Il n'y a plus de barrière qui arrête (2). »

Faut-il prendre ces cris d'alarme au sérieux? Les papes étaient intéressés à enlever aux réformateurs l'appui que dès l'origine ils rencontrèrent chez les princes. A leurs yeux les réformés étaient avant tout des révolutionnaires; ils ne voyaient dans l'immense mouvement du seizième siècle qu'une insurrection contre l'idée d'autorité. Il est certain cependant que Luther n'était rien moins qu'un révolutionnaire. Même dans le domaine de la religion, il est plutôt conservateur; s'il déserte l'Église, c'est malgré lui, et il se hâte de remplacer l'autorité des hommes par celle de l'Écriture, autorité également absolue et plus tyrannique en apparence, puisqu'elle est immuable. Quant à la politique, le moine saxon était à la lettre un chrétien primitif, un spiritualiste exalté, qui s'intéressait au ciel et à l'enfer bien plus qu'au monde réel : il abandonnait la terre à César.

Toutefois les faits semblèrent donner raison aux appréhensions

(1) Omnis potestas superioritatis tollatur.» (Le Plat, Monumenta concilii Tridentini, t. II, pag. 145.)

(2) Le Plat, Monumenta, t. III, pag. 647.

des ennemis de la réforme. Dans toute la chrétienté, des troubles, des insurrections accompagnèrent la prédication de la liberté évangélique. Que les réformateurs fussent de bonne foi, nous n'en doutons point; mais leurs aspirations furent dépassées à ce point que les souverains purent croire que la Révolution était dirigée contre eux pour le moins autant que contre l'Église. Dans les Pays-Bas, il est certain que la Révolution avait un caractère politique. Le cardinal Granvelle écrit, en 1564 : « Ces nouveaux évangélistes ne cherchent autre chose que de tirer à eux-mêmes la faveur du peuple, pour plus pouvoir envers icelui au préjudice très grand de l'autorité des princes. La désobéissance qui est aujourd'hui par toute la chrétienté si universelle, et la conspiration tant générale des sujets contre l'autorité du maître en donne par trop claire preuve (1). » Le jésuite Strada est du même avis. Rien de plus naturel, dit-il la religion est le seul frein des hommes; quand on le leur ôte, le respect pour l'autorité civile s'en va également (2).

Il y a un acte fameux dans l'histoire des révolutions, c'est l'édit du 16 juillet 1581, par lequel les états généraux déclarent le roi d'Espagne déchu de la souveraineté des Pays-Bas (3). De quel droit, et par quelles raisons, des sujets prononcent-ils la déchéance de leur seigneur? « Il est notoire à un chacun, disent les états, que le prince du pays est ordonné de Dieu, souverain et chef de ses sujets, pour les défendre et conserver de toute injure, force et violence, tout ainsi qu'un pasteur l'est pour la défense et garde de ses brebis; et que les sujets ne sont pas créés de Dieu pour le prince, pour lui obéir en tout ce qu'il lui plaît commander, soit conformément ou contre l'ordonnance de Dieu, avec ou sans raison, pour le servir comme esclaves; mais plutôt le prince pour les sujets, sans lesquels il ne peut être prince, afin de les gouverner selon le droit et la raison... Si le prince manque en cela, et qu'au lieu de conserver ses sujets, il se met à les outrager, opprimer, dépouiller de leurs priviléges et anciennes coutumes, à leur commander et à s'en servir comme des esclaves, alors on ne le

(1) Granvelle, Mémoires d'Etat, t. VIII, pag. 253.

(2) Strada, Histor., lib. II.

(3) L'Édit se trouve dans Wicquefort, Histoire des Provinces-Unies, liv. 1, preuves IV, pag. 51.

doit plus tenir et respecter pour prince et seigneur, mais le réputer pour un tyran. Et ne sont aussi les sujets, selon le droit et la raison, obligés de se reconnaître pour tels. De sorte que sans pécher, et particulièrement quand cela se fait avec délibération et autorité des états du pays, les sujets le peuvent abandonner, et choisir en sa place un autre chef et seigneur qui les défende. » L'Édit ajoute que les habitants des Pays-Bas ont vainement cherché à adoucir leur souverain par leurs très humbles remontrances; << qu'il ne leur reste d'autre moyen que celui-là pour conserver et défendre leur ancienne liberté, et celle de leurs femmes, enfants et postérité, pour lesquels, selon le droit de la nature, ils sont obligés d'exposer leurs vies et leurs biens. >>

Tels sont les principes invoqués par les insurgés. Les ont-ils empruntés à l'Evangile? Que la religion chrétienne reconnaisse des devoirs aux princes, cela est évident, mais ce n'est que dans le for de la conscience; ce ne sont point des obligations juridiques, d'où résulte un droit positif pour les sujets. Si le roi manque à ses devoirs, ses sujets peuvent-ils, comme font les états généraux, le déclarer déchu de son autorité? Que devient alors leur devoir d'obéissance? que devient le droit divin des rois? L'Edit de 1581 transforme le droit divin en une espèce de contrat; le roi a des devoirs envers ses sujets, et s'il ne les remplit point, ses sujets le peuvent dépouiller de son pouvoir. Cela ne suppose-t-il point que le roi tient son pouvoir de ses sujets, et non de Dieu? La vraie théorie du droit divin implique que Dieu seul peut ôter le pouvoir que lui seul donne telle est la doctrine du christianisme traditionnel. Les états généraux, au contraire, remplacent le droit divin par un droit émanant de la nation, et que la nation peut révoquer. C'est le dogme de la souveraineté du peuple qui a pour conséquence le droit de révolution.

Quelles sont les premières origines de cette nouvelle doctrine? Elles remontent au régime féodal qui est basé tout entier sur des contrats. De là les serments des princes, et leur inauguration conditionnelle. L'Édit de 1581 invoque cette tradition de liberté « La plupart des provinces, dit-il, ont toujours reçu et admis leurs princes et seigneurs à de certaines conditions, et par manière de contrats et accords confirmés par serment; lesquels si le prince vient à violer, il est à bon droit déchu de la supériorité du

pays. » Voilà le principe du contrat clairement formulé. Il jure singulièrement avec le droit divin que l'Édit commence par établir. C'est ici que se trouve la vraie révolution, inaugurée par nos ancêtres. Le droit divin des rois est anéanti et remplacé par un contrat qui met le prince sur la même ligne que les sujets, pour mieux dire, qui détruit l'idée de sujets les sujets deviennent souverains, et le pouvoir émane d'eux; ils le retirent quand eux jugent que le prince a violé les conditions sous lesquelles il avait été élu.

Les états généraux font ensuite le procès à Philippe II, et il y avait de quoi; mais au point de vue chrétien, appartient-il aux sujets de juger leur souverain? Les maximes que l'Édit oppose à la tyrannie religieuse du roi d'Espagne ne sont point les maximes du christianisme historique : « Le roi ne prétend pas seulement tyranniser les personnes et les biens de ses sujets, mais aussi leurs consciences, desquelles ils n'entendent être responsables ou tenus de rendre compte qu'à Dieu seul. » C'est l'application de la fameuse parole: Rendez à Dieu ce qui est à Dieu; mais les états vont bien au delà de l'Évangile. Jésus-Christ ne dit pas aux siens qu'ils pourront déposer l'empereur, si celui-ci violente leur conscience. Les martyrs mouraient pour leur foi, ils ne répandaient point le sang des ennemis du Christ. Ce n'est donc point la tradition évangélique qui inspire les insurgés des Pays-Bas; c'est un esprit nouveau, esprit vraiment révolutionnaire, car il change radicalement les rapports des princes et des sujets : les rois font place aux nations souveraines. Les états prononcent ensuite un mot qu'ils répètent encore dans la suite: «< Destitués de tout autre remède et secours, disent-ils, nous avons suivant la loi de la nature, pour la conservation et défense de nous et de la liberté de la patrie, été contraints de trouver d'autres moyens. «Quelle est cette loi de la nature à laquelle les insurgés font appel? Ce n'est certes point l'Évangile, c'est plutôt la doctrine païenne que les réformateurs disaient moins sévère que la doctrine évangélique, c'est la voix de la conscience qui crie à l'homme de résister à l'oppression. En définitive, la Révolution des Pays-Bas, cette glorieuse insurrection de la liberté contre la force brutale, ne procède pas du christianisme, elle procède de la loi naturelle : la philosophie peut la revendiquer, la religion ne le peut pas.

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