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par là que toute réforme sérieuse doit commencer. Jésus-Christ prêcha à une de ces tristes époques de décadence morale, où il ne reste à l'homme que l'égoïsme et ses brutales jouissances. Il réagit contre le vice qui rongeait l'humanité et qui la menaçait de mort. Pour l'extirper, il détruisit l'individualité. Là est l'excès. Il y a deux principes qui paraissent s'exclure l'un l'autre, la personnalité et la charité, l'humilité et l'orgueil. Quand on développe l'un aux dépens de l'autre, on aboutit à l'impossible, à l'absurde. Il faut les concilier. Ce qui empêcha Jésus-Christ de concevoir cette pensée, c'est son spiritualisme excessif. Aujourd'hui l'erreur s'est dissipée, et déjà nous inclinons vers l'erreur opposée. Il est temps de travailler à la conciliation. Nous ne connaissons qu'un moyen pour cela, c'est de séparer dans le christianisme ce qui est passager, erroné, de ce qui est vrai et éternel, autant que l'homme peut parler de vérité et d'éternité. S'il y a une tendance qui compromette ce travail, c'est celle qui altère le christianisme, en lui supposant des sentiments et des idées qu'il ne pouvait pas avoir. Ce christianisme fictif n'échauffera jamais les âmes, et d'un autre côté il détournera de la religion chrétienne tous ceux qui aiment la vérité et la liberté. Pourquoi les hommes du passé s'efforcent-ils de transporter dans le christianisme des idées qui lui sont étrangères? Afin de ramener l'humanité sous le joug de l'Église. Moyen sûr de l'éloigner de la religion du Christ; car c'est une fraude tout ensemble et un instrument de tyrannie intellectuelle. Voilà pourquoi nous tenons à rétablir la vérité. Nous l'avons fait pour la doctrine, nous allons le faire dans le domaine de l'histoire. Notre critique est, au fond, plus sympathique au christianisme, et nous l'espérons, plus profitable, que les apologies de ses imprudents défenseurs.

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Nous sommes en présence du christianisme catholique. Ses défenseurs le disent identique avec la liberté. Il a, en effet, toujours le mot de liberté à la bouche. Mais il faut voir ce que liberté veut dire. Les Romains, sous l'empire desquels le catholicisme s'est formé et propagé, confondaient la liberté avec la souveraineté, c'est à dire avec la domination. Après des luttes séculaires, le parti démocratique se trouva vainqueur; il va sans doute organiser le régime de la liberté. Oui, à sa façon. La démocratie est souveraine, et elle prétend régner, mais c'est en déléguant sa souveraineté à un César. Voilà la liberté antique; elle ne demande qu'une chose, le pouvoir; le peuple domine sous les empereurs, dès lors il se croit libre. Il est vrai qu'il n'a point le moindre droit à exercer la vie, les biens, la religion de ces citoyens soi-disant libres sont à la merci de l'empereur. Néanmoins, ils sont satisfaits. Comme l'a remarqué un successeur des Césars, Napoléon, les Romains ne se révoltèrent jamais contre les Tibère et les Néron. S'il y avait des citoyens auxquels l'empereur commandât de mourir, c'étaient des aristocrates; le peuple et les provinces jouissaient de la liberté telle qu'ils l'avaient toujours désirée : ils avaient les jouissances du pouvoir, le pain et les jeux, ils ne demandaient pas plus.

Ne serait-ce pas là la liberté telle que le catholicisme l'entend? Les faits répondront pour nous. Oui, l'Église aime la liberté, c'est à dire la domination, mais cette domination elle la veut pour elle, à son profit. La liberté antique avait abouti à la tyrannie des Césars. A la toute-puissance impériale, l'Église ajoute un nouvel attribut. Les Césars étaient divinisés après leur mort, parfois déjà de leur vivant, mais c'étaient de faux dieux. Voici le Fils de Dieu, le Verbe éternel qui prend chair et fonde son Église dans la per

sonne de saint Pierre. L'Église est l'épouse du Christ; c'est dire qu'elle s'identifie avec Dieu; elle participe à la puissance divine; elle partage son infaillibilité. Dès lors, le genre humain doit plier devant elle. L'Église ne laisse pas même aux hommes l'apparence de liberté dont jouissaient les anciens. Le peuple-roi pouvait dire que c'était lui qui avait investi les. Césars de sa souveraineté, et que les empereurs n'étaient que ses organes il régnait par eux. Il n'en est plus de même de l'Église elle ne tient point sa puissance du peuple, elle la tient de Dieu même, elle est Dieu. Peut-il rester une ombre de liberté aux individus et aux nations, en présence du Tout-Puissant incarné dans son Église? Voilà la liberté de l'Église. C'est la puissance souveraine, illimitée. Comment l'Eglise concilie-t-elle ces prétentions avec le pouvoir des princes, qui, eux aussi, se disent souverains? Les rois vont-ils abdiquer aux pieds du pape? Non, l'Église veut bien reconnaître la royauté, mais à condition que la puissance temporelle soit subordonnée à la puissance spirituelle, ce qui revient à dire que l'Église est souveraine. Voilà pourquoi elle s'accommode de tous les gouvernements: despotisme, république, aristocratie, démocratie, monarchie absolue, royauté constitutionnelle, tout lui va. L'humble épouse du Christ s'en fait un titre de gloire: son royaume n'est point de ce monde; dès lors, que lui importent les régimes politiques? Elle se contente de l'empire des âmes. Il y a des écrivains assez simples pour prendre au pied de la lettre ces vaines protestations, bien qu'elles jurent avec les faits. Il est très vrai que l'Eglise est indifférente aux formes du gouvernement, mais pourquoi? C'est que, dans sa doctrine, les rois aussi bien que les peuples lui doivent obéir. Peu importe donc qui est le souverain nominal; elle seule est le souverain réel. On a cru que l'Église avait une certaine prédilection pour la monarchie absolue, parce qu'elle aussi aime la domination. Cela est vrai aussi longtemps que les princes consentent à être ses instruments. De là la longue alliance, tant célébrée, du trône et de l'autel. L'autel et le trône s'entendaient, pour tromper et exploiter les peuples. Mais l'alliance n'est point sans danger. S'il y a sur le trône un prince qui tienne à sa souveraineté, il sera rival de l'Église, et le rival peut devenir le maître.

On comprend donc que l'Église aime autant la démocratie. Là

elle trouve des masses ignorantes, qu'il lui est facile d'aveugler par la superstition: un peuple fanatique est le meilleur instrument de pouvoir, pourvu que l'on ait soin de le maintenir dans son ignorance, et c'est un art dans lequel l'Église excelle. Puis, c'est aussi nécessité dans les temps modernes. Les rois s'en vont, tandis que les peuples restent et revendiquent leur souveraineté. L'Église s'accommode au temps; elle se fait démocratique et sociale. Il y a des esprits droits, simples, qui s'en étonnent. Ils ne s'aperçoivent point que le bonnet rouge est un masque. Il faut une grande simplicité pour s'y laisser prendre. Qu'est-ce, en effet, qu'une liberté dont l'Église se sert pour dominer sur les individus et sur les peuples?

L'Église adore la liberté en Belgique, en Pologne, en Irlande. Si c'était conviction, elle aimerait la liberté partout, elle l'aimerait surtout là où il ne dépend que d'elle de la faire régner, à Rome. Mais l'Église peut-elle aimer la vraie liberté? Y a-t-il une liberté politique possible, quand les esprits sont esclaves? Et n'est-il pas de l'essence du catholicisme de tenir les intelligences dans l'esclavage? L'Église est ennemie née de la liberté de penser. Il faut que la raison plie sous son joug; la raison asservie, le reste va de soi. Être tout ensemble ennemi de la libre pensée et ami de la liberté politique, voilà la plus impossible des impossi bilités. En réalité, l'Église ne veut pas plus de l'une que de l'autre. C'est une duperie que son amour pour la liberté; mais quelque grossière qu'elle soit, l'Église trouve toujours des dupes. Elle spécule sur la bêtise humaine; excellente spéculation! Là où l'Église peut compter sur l'aveugle dévoûment des masses, elle affecte un grand amour pour la liberté, elle arbore le drapeau de la démocratie, au besoin elle plante des arbres de la liberté en l'honneur de la république. Heureuses nations qui réalisent l'alliance de la liberté et de la religion! Heureuses, oui, si l'idiotisme fait le bonheur. Mais si le vrai bonheur, comme la vraie liberté, consiste dans le développement le plus large de l'intelligence, quelle amère dérision que celle de la liberté unie à la servitude de la pensée! Si l'esclavage de la pensée pouvait devenir la condition générale de l'humanité, et telle est bien l'ambition de l'Église, la notion même de liberté s'effacerait !

Nous n'écrivons pas la satire de l'Église; dans le cours de nos

Études, nous lui avons rendu justice. Mais ici il s'agit d'apprécier ce qu'elle a fait pour la liberté des peuples, et nous répondons avec l'histoire rien, parce que l'esprit de liberté lui a toujours fait défaut. Quel que soit le sens que l'on attache à la liberté, il reste vrai de dire qu'elle est antipathique à l'Église. Est-ce la liberté antique que vous préférez; regardez autour de vous, et vous serez de l'avis de Machiavel. Le grand politique, enthousiaste de l'antiquité républicaine, constate avec douleur que, dans l'Italie ancienne, il y avait une infinité de peuples jouissant de la liberté, c'est à dire se gouvernant eux-mêmes, tandis que, dit-il, aujourd'hui on rencontre à peine quelques villes libres. Machiavel se demande pour quelle raison les hommes d'à présent sont moins attachés à la liberté que ceux d'autrefois. Il répond que c'est parce qu'ils sont moins forts, et s'ils sont moins forts, c'est que l'éducation séculaire de l'Église les a enervés. C'est elle qui nous a appris à estimer l'humilité, l'abjection, plus que la gloire et la liberté. C'est elle qui nous a enseigné le mépris des choses de ce monde, tandis que les anciens faisaient consister le souverain bien dans la grandeur d'âme et l'énergie (1). Nous avons dit que l'Église aime la liberté antique, la puissance souveraine, mais c'est pour son compte voilà pourquoi il ne reste rien aux peuples que la soumission et la dégradation.

Écoutons un écrivain anglais. Nous ne le choisissons point parmi les radicaux, nous consultons une Revue qui est l'organe du parti tory et de l'Église anglicane. Le publiciste reconnaît que la liberté peut coexister en apparence avec le catholicisme romain. Mais quelle liberté? La liberté instrument, la liberté masque, la liberté exploitée par l'Église au profit de son ambition immortelle. Or la liberté n'est un bien que lorsque l'homme l'aime pour elle-même, et comme condition de son perfectionnement. C'est cette liberté qui conduit au self-government; si elle n'est point sans danger pour l'individu, elle fait aussi sa grandeur; pour mieux dire, il n'a de valeur morale que pour autant qu'il soit libre. L'Église, au contraire, dépouille l'homme de toute initiative; elle prétend le guider comme une mère guide son enfant, avec cette différence que la mère est tout abnégation, et que l'Église est tout égoïsme:

(1) Machiavel, Discours sur Tite-Live, liv. 1, chap. 1.

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