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constitution. Était-ce par cupidité ou par amour pour le jansénisme? Tocqueville a l'esprit trop élevé pour s'en tenir à ces explications banales. Il reconnaît que c'était la passion irréligieuse, << la première allumée parmi toutes celles qui sont nées de la révolution et la dernière éteinte. » Oui, la France se résigna au despotisme, mais elle resta toujours révoltée contre ce qu'elle appelle la superstition, et cette superstition n'est autre chose que le christianisme traditionnel. S'il en est ainsi, comment nier que la religion joue un rôle considérable dans le mouvement de 89?

Tocqueville répond que la guerre à la religion fut, il est vrai, un trait saillant de la Révolution, mais passager et fugitif. Chose singulière ! Il l'attribue aux idées et aux passions qui préparèrent la Révolution, et il nie que ce soit son génie propre. Ceci tient à un paradoxe. La philosophie du dix-huitième siècle, Tocqueville le reconnaît, fut une des causes principales de la Révolution, et cette philosophie, qui songerait à le contester, fut profondément irréligieuse. Ainsi ceux que les hommes de 89 honoraient comme leurs pères étaient ennemis mortels du christianisme; c'est leur marque distinctive, et leurs disciples fidèles n'auraient été irréligieux que par accident? Voilà une explication historique qui ressemble à un de ces tours de force que font les prestidigateurs. Quand on y regarde de près, on s'aperçoit que l'on a été dupe d'une illusion.

Il y a deux éléments dans la Révolution, continue Tocqueville, comme il y en a deux dans la philosophie du dix-huitième siècle. L'égalité naturelle des hommes, l'abolition de tous les priviléges de castes, de classes, de professions, la souveraineté du peuple, telle est la substance de la Révolution française, et c'est aussi ce qu'il y a de plus fondamental et de plus durable dans l'œuvre des philosophes. Ils attaquèrent, à la vérité, le christianisme, mais c'était moins la religion qu'ils voulaient ruiner que l'Église; c'est parce que les prêtres étaient propriétaires, seigneurs, décimateurs, administrateurs, que les philosophes leur firent une guerre implacable; pour les mieux renverser, ils voulurent arracher les fondements mêmes du christianisme. Qu'a fait la Révolution? Elle a détruit l'Église comme corps privilégié ; le clergé n'a plus de dimes, il n'a plus de biens, il ne gère plus l'immense patrimoine des pauvres. Dès lors l'opposition contre la

religion n'avait plus de raison d'être, car elle était un moyen plutôt qu'un but. Une fois le but atteint, on oublia naturellement le moyen. Voilà pourquoi les passions antireligieuses se sont alanguies, et la haine de la religion a fait place à une réaction religieuse.

L'explication est ingénieuse, mais elle est tout à fait imaginaire. Où sont les témoignages qui prouvent que Voltaire, que les encyclopédistes, que les holbachiens ne firent la guerre à la religion que pour mieux ruiner l'Église? Est-ce contre les dimes que Voltaire lança son fameux cri: Écrasez l'infâme? Chose remarquable! c'est à peine si le grand incrédule parle de l'Église propriétaire; c'est à peine s'il prononce le mot de dime. C'est le christianisme qu'il attaque corps à corps, et qu'il entend détruire. Voulait-il détruire seulement? Non, il entendait maintenir les dogmes de la religion naturelle. En ce sens, Voltaire fut l'apôtre d'une nouvelle religion. Ses disciples allèrent plus loin ils craignaient qu'en conservant la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme, on ne laissât subsister le germe de la superstition, ils se mirent donc à détrôner Dieu. Était-ce pour abattre l'Église? L'Église disparaît dans cette guerre de géants. Qu'est-ce qui soulève surtout les philosophes contre le christianisme? Si c'étaient seulement les abus de l'Église, ils auraient dû plaider la cause de la réforme; or ils sont tout aussi hostiles à Luther qu'au pape. Le grand crime de la religion chrétienne, à leurs yeux, c'est qu'elle est une religion fondée sur des miracles, sur une révélation, une religion qui par son spiritualisme excessif vicie la morale, une religion qui par ses dogmes met des chaînes à l'esprit humain ; en un mot, les libres penseurs repoussèrent une, religion qui était incompatible avec la libre pensée. Dire qu'en combattant la Révolution, ils ne songeaient qu'aux dîmes, à la domination du clergé, c'est tout ensemble rapetisser leur rôle et altérer leur pensée. Ils ne séparèrent jamais la superstition du despotisme (1).

(1) Condorcet, Tableau historique des progrès de l'esprit humain, X' époque. Il arrivera le moment où le soleil n'éclairera plus, sur la terre, que des hommes libres et ne reconnaissant d'autre maître que leur raison; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâtres, où l'on ne s'en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes, pour s'entretenir, par l'horreur de leurs excès, dans une utile vigilance, pour savoir reconnaître et étouffer sous le poids de la raison, les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître. »

Tels furent les précurseurs de la Révolution. Les disciples des philosophes se montrèrent dignes de leurs maîtres. Il n'est pas vrai qu'ils furent satisfaits quand ils eurent démoli l'Église, comme corps privilégié. Cela se fit dès les premiers jours de la Révolution. Si les révolutionnaires n'avaient été hostiles à la religion du passé qu'à cause de l'Église, la guerre aurait dû cesser après que les dîmes furent supprimées, et que les biens ecclésiastiques furent mis à la disposition de l'État. Ce fut tout le contraire. La véritable guerre de la Révolution contre le catholicisme commença seulement quand il n'y eut plus d'Église. Que voulaient donc les révolutionnaires? Anéantir le christianisme traditionnel qui, pour eux, n'était qu'une superstition. Même les plus modérés ne séparèrent jamais la superstition du régime politique qu'il s'agissait de détruire, pour élever un nouvel édifice social. Écoutons un constituant : « La question qui s'agite aujourd'hui, en France, et qui occupera sûrement le reste de l'Europe, est de savoir si la superstition et la féodalité sont des institutions éternelles et nécessaires.>> C'est un prêtre réformé qui écrit ces paroles. Rabaut aimait à confondre l'Évangile avec la Révolution; pour lui «< la Déclaration des droits était un nouvel Évangile, et l'Évangile n'était autre chosè que la Déclaration des droits (1). »

Oui, pour les révolutionnaires, la Déclaration des droits fut un nouvel Évangile (2), mais ils ne croyaient pas, comme Rabaut, que ce ne fût qu'une seconde édition de la prédication évangélique. C'était à la lettre pour eux une nouvelle religion. Tocqueville luimême le reconnaît. Il remarque que la Révolution française, à la différence des autres révolutions politiques, avait un caractère d'universalité qui la rapproche des révolutions religieuses; il ajoute qu'elle se répandit au loin comme elles, et qu'elle y pénétra par la prédication et la propagande. Il avoue que parmi les choses nouvelles que la Révolution a montrées au monde, celle-ci est assurément la plus nouvelle : « Une révolution politique qui inspire le prosélytisme, qu'on prêche aussi ardemment aux étran

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(1) Rabaut, Précis de l'histoire de la Révolution française; Réflexions politiques, no 4 et 15. (2) Lettre du ministre des affaires étrangères, du 21 janvier 1792 à monseigneur de Noailles, ambassadeur à Vienne La nouvelle constitution est devenue, pour la grande majorité de la nation, une espèce de religion qu'elle a embrassée avec un enthousiasme, et qu'elle défendrait avec l'énergie qui appartient aux sentiments les plus exaltés. » (Moniteur, 3 mars 1792.)

gers qu'on l'accomplit avec passion chez soi! Quel spectacle! »> Enfin, comme subjugué par la vérité, Tocqueville écrit ces paroles « La Révolution est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs. >>

Voilà un aveu remarquable dans la bouche d'un ennemi. Passons-lui la calomnie catholiqne, que la Révolution fut une religion sans Dieu. Ce sont les disciples de Rousseau qui inspirèrent la Révolution, en tant qu'elle est religieuse; et Rousseau était-il sans Dieu ? Voltaire lui-même fut le défenseur inébranlable de la Divinité. Les religions peuvent se faire de Dieu une idée fausse ou incomplète, mais dire qu'il y a une religion sans Dieu, c'est dire un non-sens. Si la Révolution a eu l'enthousiasme de la religion, c'est qu'elle était réellement une religion. Cela est si vrai qu'elle essaya de se donner un culte. La religion des révolutionnaires excite le dédain des modernes orthodoxes. A notre avis, une religion qui compte des martyrs par milliers n'est pas déjà tant à dédaigner. Il n'y a qu'une foi ardente qui inspire le sacrifice. Si les révolutionnaires allaient à la mort en chantant l'hymne de la liberté, c'est qu'ils avaient la foi. De qui la tenaient-ils ? De leurs maîtres, les philosophes. Ceux-ci avaient aussi, nous l'avons dit, la passion de la vérité, l'esprit de propagande, et surtout ce dévoûment à la cause de l'humanité qui fit affronter la mort aux héros de la république. Dira-t-on qu'ils étaient sans Dieu ? A ceux qui le disent, nous répondrons en répétant le vœu que nous avons déjà exprimé ailleurs : Dieu nous donne de pareils athées (1)!

En apparence le mouvement religieux de la Révolution échoua; c'est pour cela que les historiens s'en occupent peu. Il a toutefois son importance, et une importance aussi grande que le mouvement politique, car la foi joue un rôle aussi considérable dans la vie de l'humanité que la liberté et l'égalité. Est-on bien sûr, d'ailleurs, que la révolution religieuse passa sans laisser aucun élé'ment d'avenir? Le culte que les hommes de 93 inaugurèrent est oublié; est-ce à dire qu'il ne reste aucune trace de l'immense mou

(1) Voyez le tome XII' de mes Études sur l'histoire de l'humanité.

vement du dix-huitième siècle dans le domaine de la religion? Les philosophes appelaient religion naturelle les croyances que Dieu même a mises dans notre âme; ils repoussaient tout autre dogme comme l'œuvre de l'erreur ou de la supercherie. Eh bien, s'il reste aujourd'hui dans les âmes un sentiment religieux, c'est celui de la religion naturelle; la religion surnaturelle, révélée, s'en va, en dépit de la réaction catholique. Nous sommes donc, quoi qu'on en dise, les enfants du dix-huitième siècle et de la Révolution.

Qu'importe après cela que le culte révolutionnaire, et que les idées religieuses de la Révolution soient tombés dans l'oubli? Il arrive rarement, pour mieux dire jamais, que ce que les hommes veulent réussisse comme les hommes l'ont voulu. Est-ce que par hasard le spiritualisme de l'Évangile a été réalisé? C'est cependant ce spiritualisme qui fait l'essence de la doctrine évangélique, si l'on peut parler de doctrine, quand il est question de la bonne nouvelle. Qu'est-ce que Jésus-Christ, qu'est-ce que les apôtres ont prêché aux Juifs et aux Gentils? La fin instante des choses, l'avénement du royaume de Dieu. Rien de tout cela s'est-il accompli? Non ce qui n'empêcha pas le christianisme de devenir une religion puissante et de gouverner les hommes pendant des siècles; elle les gouvernera même toujours en un certain sens, si l'on réduit la prédication évangélique à l'inspiration dų Christ. Il en sera de même de la Révolution. Ses idées, ses croyances, ses espérances peuvent s'évanouir comme des illusions en tout cas, elles se transformeront, ce qui n'empêche pas que le monde moderne ne date de 89. Si, au premier siècle de notre ère, quelque réactionnaire païen avait raisonné sur l'Évangile, comme nos réactionnaires catholiques raisonnent sur la Révolution, il aurait dit : « C'en est fait de cette vaine tentative de renverser le culte de nos pères. Le Christ, qui voulait détrôner nos dieux, a fait une ridicule prédiction. A l'entendre, notre monde devrait déjà ne plus exister. Il s'est trop hâté d'annoncer que son royaume était proche. C'est un faux prophète. Son prétendu royaume est un royaume imaginaire, tandis que notre antique religion durera aussi longtemps que la ville éternelle. » Que cela nous apprenne à ne pas trop nous hâter dans nos jugements! Que les uns ne se pressent pas de chanter triomphe; que les autres ne s'abandonnent pas trop vite au découragement. Laissons faire à Dieu, qui joue

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