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n'avons point déguisé leurs erreurs; nous les combattrons dans le cours de cette Étude. Seulement il nous semble que les hommes du passé ont mauvaise grâce de faire la guerre à la philosophie, car si elle s'est trompée, c'est sous l'influence d'une tradition dont le catholicisme est un des éléments principaux. Nous allons exposer les doctrines du christianisme historique; nous consulterons les faits, nous tiendrons compte de la Révolution inaugurée par le seizième siècle dans la religion officielle. Puis nous mettrons en regard les doctrines des philosophes. Notre enquête prouvera que la liberté moderne est entièrement étrangère au christianisme; que si les croyances chrétiennes ont répandu le sentiment de l'égalité, elles l'ont aussi vicié en l'exagérant. Notre enquête prouvera qu'à la philosophie appartient la gloire d'avoir revendiqué les droits de l'homme, et que l'ennemi qu'elle a eu à combattre, c'est l'Église. Ajoutons que si l'élément de race joue un grand rôle dans les destinées des peuples, c'est la philosophie qui développe ce germe et et lui fait produire des fruits salutaires.

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Après dix-huit siècles de christianisme, on discute encore sur le caractère et les tendances de la doctrine chrétienne. C'est que les partis qui divisent le monde moderne et qui se disputent l'empire des âmes, cherchent tous à s'appuyer de la haute autorité du Christ. Par une illusion naturelle, ils transportent dans le christianisme primitif leurs sentiments et leurs idées. De là la diversité étonnante qui règne dans l'appréciation des croyances évangéliques. Le protestantisme crut revenir à la vraie tradition du Christ, et en réalité il fit le premier pas hors du christianisme historique son drapeau est aujourd'hui celui des philosophes, une religion progressive. Les partis politiques font de même; il n'y en a aucun qui ne s'autorise du christianisme, au moins de la religion que Jésus-Christ a prêchée. Nous avons entendu les révolutionnaires de 93 et les catholiques orthodoxes affirmer également que la liberté est chrétienne d'origine. Les écrivains, philosophes, historiens, poètes, abondent dans cette confusion, confusion aussi grande que celle de la tour de Babel, malgré l'apparente harmonie dans le langage. Il n'y a point d'auteur qui n'ait

son christianisme à lui; chacun s'en forge un à sa guise, et ne manque point de retrouver ses vœux et ses espérances dans les aspirations qu'il suppose bien gratuitement à Jésus-Christ. Pour démontrer l'inanité de ces vaines tentatives, l'on n'aurait qu'à mettre en regard les unes des autres les mille et une explications que l'on a données de la bonne nouvelle; elles se détruiraient l'une l'autre, et laisseraient cette conviction, que ce n'est point dans le passé qu'il faut chercher des inspirations pour construire l'édifice de l'avenir, mais bien dans la conscience progressive de l'humanité.

Laissons là les hypothèses et les rêves, et entrons dans la réalité des choses. Jésus-Christ et ses disciples avaient-ils la notion de ce que nous appelons aujourd'hui les droits naturels de l'homme? avaient-ils une idée juste de la liberté et de l'égalité? Pour ceux qui ont fait une étude tant soit peu sérieuse du christianisme, la question ressemble à une dérision. Nous n'entrerons point dans l'insoluble débat des croyances et des doctrines de Jésus-Christ; nous nous en tenons aux Évangiles et à la prédication des apôtres. Or, s'il y a une chose certaine, c'est que les disciples du Christ, tous, sans exception, prêchaient que la fin du monde était prochaine, et qu'il fallait s'amender, pour avoir une place dans le royaume des cieux qui allait s'ouvrir. N'est-il pas souverainement absurde, mieux que cela, ridicule, de demander à des hommes qui attendent d'un instant à l'autre la consommation finale, ce qu'ils pensent de la liberté et de l'égalité, c'est à dire de l'organisation civile et politique d'une société qui n'a pas vingt-quatre heures à vivre? Le christianisme primitif est à la lettre une religion de l'autre monde. Les disciples du Christ se préoccupaient beaucoup plus de ce qui allait advenir dans le royaume imaginaire du Messie, que de la vie réelle; ils abandonnaient la terre à César, et ils ne lui abandonnaient pas grand'chose, à leur point de vue, puisque cette terre était à la veille de périr, pour faire place à une création nouvelle. Pour eux, tous les biens de ce monde, y compris la liberté, si toutefois ils y songeaient, étaient, non en figure, mais en réalité, des biens périssables, dont il ne valait pas la peine de s'inquiéter, puisqu'ils allaient être engloutis dans un cataclysme universel.

Il faut ne tenir aucun compte des sentiments qui forment la

croyance universelle des premiers fidèles, si l'on veut parler d'une doctrine chrétienne sur la liberté (1). Toujours est-il évident que les idées politiques des disciples du Christ devaient subir l'influence d'un préjugé qui considérait le monde actuel comme destiné à périr, pour être remplacé par de nouveaux cieux et une nouvelle terre. N'est-ce pas, en grande partie, à ce préjugé qu'il faut attribuer le spiritualisme exalté, désordonné, qui règne dans les Écritures de la loi nouvelle? On a nié le spiritualisme excessif de Jésus-Christ et de ses disciples: autant vaut nier la lumière du jour. Que dit le grand apôtre des gentils, le second fondateur du christianisme? Lui-même se déclare mort au monde; il dit que les disciples du Christ sont étrangers et voyageurs sur la terre; il répète que les soldats du Christ ne s'embarrassent point des choses d'ici-bas, qu'ils se conduisent comme s'ils habitaient déjà les cieux. Et qu'est-ce que les cieux? Un royaume chimérique, dont les premiers chrétiens attendaient l'avénement d'un jour à l'autre, qui est encore à venir, et qui ne viendra jamais. Qu'est-ce donc que vivre dans les cieux? C'est vivre d'une vie factice, sans rapport avec la réalité. Voilà le spiritualisme évangélique doctrine fausse qui détache les hommes de la terre où ils sont appelés à développer leurs facultés et leurs forces doctrine funeste qui prêche le renoncement au monde à des êtres qui sont destinés à vivre dans le monde : doctrine imaginaire comme l'existence purement spirituelle qu'elle promet dans des cieux imaginaires, et dans un royaume qui est le royaume des rêves. Nous le demandons à tout homme de bon sens : y a-t-il place dans une pareille conception à nos préoccupations sociales et politiques, à nos idées de liberté et d'égalité?

Puisque c'est toujours le christianisme primitif que l'on invoque dans le débat sur les origines de la Révolution, il nous faut insister sur les sentiments des premiers chrétiens, car l'idée qu'on s'en fait est tout aussi imaginaire que le royaume des cieux prêché par les disciples du Christ. Quel est le thème habituel des prédicateurs de la bonne nouvelle, de ces Pères de l'Église que l'on admire, et auxquels on suppose des idées politiques auxquelles ils

(1) Voyez les témoignages pour ce qui va suivre dans mes Études sur le christianisme, 2 édition.

n'ont jamais songé? Parlent-ils à leurs auditeurs de liberté et d'égalité? Ils leur disent « que nous ne devons point vivre de cette vie, mais nous considérer comme morts en tout ce qui la touche. » Ceci n'était point une de ces creuses déclamations, comme on en entend aujourd'hui dans les chaires dites de vérité : nos prédicateurs, tout en prêchant le mépris des biens périssables: s'accommodent parfaitement de ces biens périssables; tout en conseillant aux fidèles « de mourir au monde », ils meurent si peu au monde, qu'ils ne sont préoccupés que du monde, de ses passions, et de ses intérêts les plus vulgaires : les actions des compagnies de finances ont beaucoup plus d'attrait à leurs, yeux que le royaume du Christ. Pour les premiers chrétiens, le renoncement au monde était une terrible réalité, car il se liait à l'attente du jugement dernier, qu'ils regardaient comme instant. Nous le demandons de nouveau est-ce qu'une société, imbue de pareils sentiments, peut songer à la liberté et aux garanties qu'elle réclame? Les Pères de l'Église vont répondre à notre question.

<«< Toute terre étrangère, dit saint Justin, est pour nous une patrie, et toute patrie est étrangère; nous vivons sur la terre, mais nous ne sommes pas de cette terre, nous sommes citoyens du ciel. » Grégoire de Nazianze, Chrysostome disaient la même chose. Et pour les Pères, ce spiritualisme n'est point du bavardage. Saint Chrysostome dit que la première et principale vertu du chrétien est de se considérer comme étranger dans ce monde, de n'avoir rien de commun avec ce qui s'y passe, mais de s'en éloigner comme de choses qui ne le concernent pas. Le chrétien ne S'OCCUPE PAS DES AFFAIRES PUBLIQUES, sa politique est au ciel, il vit dans la cité comme dans la solitude, il méprise les agitations de la vie civile, il PASSE INDIFFÉRENT AU FORUM COMME UN ÉTRANGER. » Ce sont des Pères grecs qui tiennent ce langage, bien qu'ils appartiennent à une race essentiellement politique! Les Pères latins ont aussi oublié que le citoyen doit vivre dans la cité et pour la cité. Rien de plus étranger au chrétien, dit Tertullien, que la vie publique. Il ne plaide point, il ne va pas dans les assemblées, il se retire en lui-même, c'est là son unique affaire. »

Et l'on veut que ces hommes aient inauguré le règne de la liberté! Ils étaient plus disposés à s'abîmer dans le quiétisme indien; de fait la plupart abandonnèrent le monde pour se livrer à une stérile

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