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§ 2. Le révolution et le christianisme.

No 1. Les illusions des amis de la liberté.

I

Le 5 août 1789, un orateur chrétien, l'abbé Fauchet, montait en chaire pour célébrer la mémoire des martyrs du 14 juillet. Singulier spectacle, qui aurait fait reculer d'horreur Bossuet et Fénelon lui-même! Dans un temple catholique, un ministre de l'Église romaine allait prononcer l'oraison funèbre d'hommes qui avaient versé leur sang pour la liberté, en détruisant l'ancien régime personnifié dans la Bastille. Or, jusqu'à la veille de la Révolution, les représentants officiels du catholicisme avaient condamné, flétri les aspirations de la liberté! Ils avaient exalté l'ancien régime, la monarchie absolue, comme une puissance ordonnée de Dieu, et commandé l'obéissance passive comme le premier devoir du chrétien! Mettons en regard de ces sentiments traditionnels de l'Église les accents nouveaux qui retentirent dans le sanctuaire de Notre-Dame (1).

L'abbé Fauchet répudie hautement, avec mépris, « les faux interprètes des divins oracles qui veulent, au nom du ciel, faire ramper les peuples sous les volontés arbitraires de leurs chefs. Ils ont consacré le despotisme, s'écrie-t-il, en rendant Dieu complice des tyrans. C'est le plus grand des crimes. » Le prêtre démocrate va prouver que Jésus-Christ a prêché la démocratie: « Que dit l'Évangile? Les rois des nations infidèles dominent. Frères, il n'en sera pas ainsi parmi vous. Il vous faudra paraître devant les rois et ceux qui président; ils vous commanderont l'injustice, et vous leur résisterez jusqu'à la mort. » La traduction que l'abbé de 89 fait des paroles du Christ en langage révolutionnaire est un peu libre, comme on le voit; ce sont les idées de la Révolution qu'il transporte, sans s'en douter, dans l'Évangile. Bossuet aurait eu bien des choses à répondre à cette parodie de l'Écriture. L'abbé Fauchet ne se dissimule point qu'il y a dans les livres saints des paroles qui semblent

(1) Fauchet, abbé, Discours prononcé le 5 avril 1789, pour les martyrs du 14 juillet, pag. 6-8.

commander l'obéissance passive. « Les faux docteurs du despotisme, dit-il, triomphent, parce qu'il est écrit: Rendez à César ce qui est à César. Mais ce qui n'est pas à César, faut-il aussi le lui rendre? Or, la liberté n'est point à César, elle est à la nature humaine. Le droit d'oppression n'est point à César, et le droit de défense est à tous les hommes. Les tributs, ils ne sont aux princes que quand les peuples y consentent. Les rois n'ont droit dans la société qu'à ce que les lois leur accordent, et rien n'est à eux que par la volonté publique, qui est la voix de Dieu. >> Voilà un commentaire des célèbres paroles de l'Évangile que le Christ n'aurait pas même compris. On ne savait point, sous l'empire romain, ce que voulait dire le concours de la nation pour légitimer les tributs. Quant aux droits du peuple, le peuple ne les avait-il pas tous remis à César? En disant qu'il fallait rendre à César ce qui est à César, Jésus-Christ consacrait donc en réalité le despotisme.

Cela n'empêche point l'abbé révolutionnaire de transformer Jésus-Christ en démocrate. Nous citons ses paroles, parce qu'elles renferment un grave enseignement. On veut faire du Christ un type idéal; les uns le confondent avec Dieu, les autres le placent tellement au dessus de l'humanité, qu'il est impossible aux hommes de dépasser sa doctrine, que c'est à peine s'ils peuvent l'atteindre. Illusion de l'esprit humain! A chaque époque de sa vie, l'humanité donne un autre sens aux paroles de l'Évangile, en y transportant ses vœux et ses espérances. C'est ainsi que l'on grandit toujours un homme de tous les progrès que les hommes accomplissent. En 89, la démocratie faisait une guerre à mort à l'aristocratie; sous l'influence de ces sentiments, le Christ devient un démocrate: «< Jésus-Christ, dit l'abbé Fauchet, mourut pour le genre humain, en mourant pour sa patrie. C'est comme ennemi de César qu'il fut immolé. C'était un faux prétexte dans les déicides; mais c'était, dans le Fils de Dieu, une grande leçon et pour les Césars et pour les peuples. Il s'était élevé contre les aristocrates de sa nation; méditez cette importante vérité, mes frères. Il ne cessait de dénoncer à l'indignation publique les tyrans du peuple, les exacteurs injustes des subsides, les despotes de la pensée, tous les oppresseurs. » Quelle étrange conception de la prédication évangélique ! Le Christ n'aurait certes pas compris ce que veulent dire le despotisme de la pensée, et la tyrannie contre laquelle on le fait prêcher. C'est

qu'en 89, toutes les préoccupations étaient concentrées dans la lutte contre la noblesse; on trouva dans l'Évangile ce qu'on y cherchait, les sentiments de la Révolution. L'aristocratie était haïe, comme une source de tous les maux; une dernière malédiction lui manquait l'abbé Fauchet va la lui infliger. « Les aristocrates indignés trompèrent la multitude qui rampait devant leur orgueil; ils insinuèrent dans l'âme vile de leurs esclaves la rage qui les animait contre le libérateur des hommes. Enfin, mes frères, je mourrai content, après avoir dit cette seule parole : C'est l'aristocratie qui a sacrifié le Fils de Dieu! »

Nos lecteurs croiront, sans doute, que l'abbé Fauchet est quelque faux frère, un loup caché sous la peau de l'agneau. Non, cet orateur qui avait toujours la liberté à la bouche et la révolte dans le cœur, ce démocrate en soutane, était prédicateur du roi. Il était, ou se croyait du moins orthodoxe. L'abbé Fauchet n'entendait point se séparer de Rome. Il prononça, le 4 février 1791, un sermon sur l'accord de la religion et de la liberté. Quelle est la religion qui, selon lui, s'harmonise si bien avec la liberté? La religion catholique. Oui, l'orateur révolutionnaire soutient très sérieusement que le vrai régime de l'Église catholique est le régime de la liberté. Il invoque la conduite des premiers Pères de l'Église : « Ménageaientils la tyrannie, ces hommes divins dont nous honorons l'invincible courage? Quand on voulait leur interdire la liberté de leurs pensées et de leurs actes religieux, se soumirent-ils à ce despotisme impie qui violait le premier droit de l'homme? « Tu peux nous égorger, tyran, tu ne nous feras pas plier sous tes ordres arbitraires. Torture nos corps; nous garderons nos âmes. La parole est à nous; nous en userons en liberté, tant que nous aurons une voix pour la faire entendre. La vérité est à nous; nous la pratiquerons sous tes yeux, nous la propagerons jusque dans ton palais, tant que nous aurons un cœur pour l'exhaler. Tu m'as fait griller sur des charbons ardents, mange. Tu ne dévoreras pas l'Evangile de la fraternité avec ma chair; il va planer avec mon incorruptible pensée sur ton empire (1). »

Est-il nécessaire d'ajouter que le prédicateur révolutionnaire travestissait les martyrs, comme il avait travesti le Christ? L'abbé

(1) Bailly, Mémoires (dans la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française, de Berville, t. II, pag. 306, note).

Fauchet est le vrai type de ces prétendus disciples du Christ, qui prétendent unir l'orthodoxie étroite de l'Église romaine et l'amour de la liberté, poussé jusqu'aux sentiments les plus démocratiques. Nous le retrouverons ailleurs (1), préludant au régime constitutionnel que l'Assemblée nationale imposa à l'Église de France, prenant place dans le schisme gallican comme évêque, et se disant toujours catholique romain. Nous ne mettons pas la sincérité de sa foi en doute. Mais ce qui est moins douteux encore, c'est que l'abbé Fauchet, comme ses successeurs que nous voyons sous nos yeux, était la contradiction en chair et en os. Il y a un dogme dans la religion catholique qui, à lui seul, suffirait pour anéantir toute liberté, parce qu'il fonde le despotisme de l'Église, le despotisme le plus absolu, c'est la croyance de son infaillibilité. Eh bien, dans le sermon même où l'abbé Fauchet disait que le vrai régime de l'Église catholique est le régime de la liberté, il soutenait le dogme de l'infaillibilité; et tout à côté venaient des appels passionnés à la liberté, disons mieux, à une destruction générale : « Que tout s'ébranle, que tout s'anime dans les deux mondes, d'un pôle à l'autre, sur les trônes et dans les cabanes. L'heure de la liberté sonne; le milieu des temps est arrivé, les tyrans sont mûrs... » La destinée tragique de l'orateur sacré qui prononça l'éloge des héros du 14 juillet, est l'image des contradictions inconciliables qui se heurtaient dans son âme. Réprouvé comme schismatique, comme hérétique même, par l'Église à laquelle il appartenait, et à laquelle, malgré le pape, il prétendait rester uni, il fut livré à l'échafaud par la Révolution qu'il avait le premier glorifiée dans la chaire de Notre-Dame.

Si l'abbé Fauchet était une figure isolée, il ne mériterait pas une mention dans l'histoire des idées écloses en 89. Mais il n'est pas une simple curiosité historique. Une grande partie de ce qu'on appelait sous l'ancien régime le bas clergé, se rallia autour du drapeau de la Révolution, et accepta la constitution civile, décrétée par l'Assemblée nationale, comme un retour au christianisme primitif. L'église constitutionnelle était tout entière dans les sentiments républicains de l'abbé Fauchet. Un de ses évêques, qui siégeait à l'Assemblée législative, a acquis quelque célébrité

(1) Voyez le tome XV de mes Etudes sur l'histoire de l'humanité.

par l'harmonie que ses paroles de paix et de charité établirent pour quelques instants, entre les partis qui se disputaient la domination. Lamourette était un homme évangélique, et la démocratie lui était également chère; il voulut prouver que la constitution nouvelle que la France venait de se donner était puisée dans l'Écriture sacrée. Bossuet avait fondé le despotisme sur les livres saints; Lamourette invoque la parole divine pour y fonder la démocratie: « L'on confond toujours, dit-il, la religion théologique, qui n'est qu'une doctrine aristocratique, avec la doctrine de l'Évangile qui est encore plus démocratique que la constitution. Il ne serait pas difficile de prouver par de beaux monuments que c'est aux maximes de ce grand et immortel ouvrage que l'on appelle l'Évangile, que l'on doit de n'être plus à la discrétion d'une poignée de licteurs, nommés rois, et que par conséquent la constitution, dont vous attendez le bonheur du peuple est un résultat de ce livre philosophique, qui, au milieu de l'esclavage du monde entier, avertissait les hommes de leur abrutissement (1). » Lamourette prononça ces paroles le 21 novembre 1791. Le 21 septembre 1792, la Convention mit fin au régime des licteurs. Qui prit l'initiative de la République? Qui prononça ces paroles fameuses L'histoire des rois est le martyrologe des nations? C'est encore un évêque constitutionnel, l'abbé Grégoire, une des plus belles figures de la Révolution. Il fut le défenseur de la liberté sous tous les régimes. Alors que la Convention tremblait sous le despotisme de la Terreur, alors que les passions antichrétiennes se traduisaient en bacchanales au sein même de l'Assemblée, l'on vit l'évêque constitutionnel présider la Convention revêtu de son costume sacré. Pour lui aussi la foi et la liberté étaient sœurs, et sa foi était la croyance la plus austère, celle du jansénisme.

On comprend les sentiments du clergé constitutionnel. Né d'une révolution, il était révolutionnaire de son essence; il conserva, d'un autre côté, la foi qu'il avait puisée dans son éducation; très peu de ses membres donnèrent le scandale de l'apostasie. Il lui fallait donc concilier l'amour de la liberté avec les croyances chrétiennes. La réprobation de Rome, la haine que les orthodoxes témoignèrent toujours aux constitutionnels, montre quelle était

(1) Moniteur du 22 novembre 1791.

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