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bornes que celles de l'esprit humain, et ces bornes, ils ne les apercevaient pas. La Révolution avait les mêmes aspirations, et elle nourrissait les mêmes espérances. On a voulu ridiculiser ces illusions; les catholiques, qui aiment à plaisanter sur l'immortalité terrestre prophétisée par Condorcet, ne réfléchissent point que l'immortalité que l'Église promet à ses élus est tout aussi imaginaire. Il y a au moins ceci de consolant dans l'idéal philosophique, c'est que tout homme est appelé à jouir du bonheur de vivre, tandis que dans la croyance catholique il y a mille réprouvés sur un élu. Et ce bonheur était-il aussi chimérique que les partisans du ciel le disent? A force d'aspirer au ciel dans un autre monde, les chrétiens véritables oublient de vivre dans celui où Dieu les place. Les philosophes ont raison de dire que la destinée de l'homme s'accomplit sur cette terre, et qu'il est immortel dès cette vie; car le monde où nous vivons ne diffère pas en essence du monde futur, et notre vie terrestre est déja notre ciel. Dans cette croyance, le bonheur doit changer de nature; il ne peut plus consister dans une existence purement spirituelle, dans la vision de Dieu; il consiste à vivre, et non à mourir; or vivre, c'est développer les facultés dont Dieu nous a doués, et quand nous avons conscience qu'il dépend de nous de faire sans cesse de nouveaux progrès dans la voie de notre perfectionnement, la soif de bonheur qui nous tourmente a de quoi se satisfaire. Seulement il ne faut point limiter et arrêter notre existence à la mort, mais y voir le passage à une vie nouvelle. Le bonheur ainsi compris conduit à la liberté civile et politique, tandis que la félicité céleste du christianisme traditionnel éloigne les croyants de la réalité, leur inspire le dédain d'une existence qui n'est qu'une épreuve d'un instant et leur fait négliger tout ce qui tient à l'ordre civil et politique. Tel est le principe philosophique de l'ère nouvelle que les libres penseurs annoncèrent au dix-huitième siècle et que les révolutionnaires eurent l'ambition de réaliser.

Un penseur célèbre prononça au milieu des agitations révolutionnaires, ce mot fameux : L'âge d'or n'est pas derrière nous, il est devant nous. Telle était la croyance du dix-huitième siècle; telle était aussi la foi des hommes de 89. On lit dans la Gazette nationale du 2 janvier 1790 « Le monde, dit la fable et l'histoire le répète, le monde a passé par différents états : l'âge d'or, l'âge

d'argent et l'âge de fer... Les poètes n'auraient-ils pas tout gâté?... Le mal dans ce monde n'est peut-être que provisoire. Ne pourrionsnous pas finir par l'âge de raison qui sera le siècle d'or (1)? » Que sera cet âge de raison, cet âge d'or placé devant nous? Le mot seul indique que la raison y régnera au lieu de la foi crédule. Mais quelles seront les institutions civiles et politiques que la raison mettra à la place du despotisme, cet antique, allié de la superstition? L'attente des hommes de la Révolution avait quelque chose de vague, comme les illusions des philosophes. Écoutons l'abbé Grégoire, une des âmes les plus pures de la Révolution, et qui aimait à se nourrir d'idéal. « La France est un nouveau monde; elle penchait vers sa ruine et ses brillantes destinées allaient s'éteindre dans la servitude, quand tout à coup l'empire dépérissant se relève du milieu des décombres, reparaît sur la scène pour occuper le premier rang dans les fastes de l'univers, et prépare la révolution générale qui doit rajeunir le globe, opérer sa résurrection politique et améliorer le sort de l'espèce humaine (2). » Un autre jour, Grégoire présidait la Convention nationale. Une députation de Savoisiens vint demander la réunion de la Savoie à la France. Le président leur répondit : « Un siècle nouveau va s'ouvrir; les palmes de la fraternité et de la paix en orneront le frontispice. Alors la liberté, planant sur toute l'Europe, visitera ses domaines, et cette partie du globe ne contiendra plus ni forteresses, ni frontières, ni peuples étrangers. » A ces paroles, l'assemblée tout entière se leva, et un cri unanime de Vive la nation! se fit entendre (3). »

Les espérances de liberté, de fraternité, de paix, que la Révolution emprunta aux philosophes, firent naître de bonne heure l'idée d'une ère nouvelle. Déjà sous la Constituante, cette ambition des révolutionnaires se fit jour : « Vous êtes appelés, dit Barnave, à renouveler l'histoire (4). » Lorsque la monarchie s'écroula, et que sur les ruines d'un établissement séculaire, s'éleva la jeune république, ce qui n'avait été qu'un rêve, sembla prendre un corps. Rien ne caractérise mieux les hommes de la Révolution que la

(1) Réimpression du Moniteur universel ou Gazette nationale, t. III, pag. 9.

(2) Paroles de Grégoire, prononcées comme président de l'Assemblée nationale, séance du 29 janvier 1791. (Moniteur du 31 janvier 1791, t. VII, pag. 264.)

(3) Moniteur du 23 novembre 1792.

(4) Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, t. II, pag. 248.

proclamation de l'ère républicaine. On lit dans l'instruction rédigée par la Convention : « L'ère vulgaire dont la France s'est servie jusqu'à présent, prit naissance au milieu des troubles précurseurs de la chute de l'empire... Pendant dix-huit siècles elle n'a presque servi qu'à fixer dans la durée les progrès du fanatisme, l'avilissement des nations, le triomphe scandaleux de l'orgueil, du vice, de la sottise, et les persécutions, les dégoûts qu'essuyèrent la vertu, le talent, la philosophie, sous des despotes cruels ou qui souffraient qu'on le fût en leur nom... L'ère vulgaire fut l'ère de la cruauté, du mensonge, de la perfidie et de l'esclavage; elle a fini avec la royauté, source de tous nos maux. Les Français datent de la fondation de la liberté et de l'égalité. La Révolution française, féconde, énergique dans ses moyens, vaste, sublime dans ses résultats, formera pour l'historien, pour le philosophe, une de ces grandes époques qui sont placées comme autant de fanaux sur la route éternelle des siècles (1). »

La réaction abolit l'ère républicaine, comme elle abolit toutes les idées grandes et généreuses que la Révolution enfanta au milieu des orages. Mais les idées ne s'abolissent point par un sénatus-consulte impérial. En dépit des réactionnaires, la Révolution restera une ère nouvelle, et la postérité dira avec Robespierre « Le monde a changé, il doit changer encore. Qu'y-a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut (2)? »« La Révolution est la plus grande époque de l'histoire humaine, elle doit fixer sans retour les destinées du monde (3). » Ceci ne sont pas de vaines paroles : la prophétie s'est réalisée, elle s'est incarnée dans les institutions civiles et politiques de l'Europe entière. Oui, quoi que fasse une aveugle réaction, l'ère nouvelle, ouverte en 89, continue sa course, tantôt glorieuse à la face du soleil, tantôt cachée et dans le silence. Il ne s'est pas écoulé cent ans, depuis la nouvelle ère, et déjà, comme dit Robespierre, tout a changé. Dès maintenant on peut affirmer que la révolution du dix-huitième siècle produira des conséquences aussi immenses, aussi incalculables que le furent celles du christianisme. C'est un révolutionnaire qui le premier

(1) Moniteur universel, 27 frimaire an II (Réimpression, t. XVIII, pag. 673).

(2) Rapport du 28 floréal an II.

(3) Rapport fait au nom du comité de salut public, le 18 pluviòse an II, sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention dans l'administration intérieure de la République.

fit ce rapprochement entre l'Évangile et les Droits de l'homme. Citons ses paroles, elles nous révéleront la signification de l'ère révolutionnaire dans laquelle l'humanité est engagée. Des hommes de 93 étaient réunis à un banquet; l'un d'eux, Hérault de Séchelles y prononça ces paroles, on n'en dit pas de plus profondes à la tribune nationale : « La Révolution apportera dans le monde des changements aussi grands en philosophie que le christianisme en occasionna. Le despotisme des rois sera éclipsé par la souveraineté des peuples; les rêveries du paganisme et les folies de l'Église remplacées par la raison et la vérité (1). » C'était dire que la Révolution embrasserait tout l'homme, non seulement la vie sociale et politique, mais aussi la vie de l'âme, la religion.

No 2. Caractère religieux de la Révolution.

I

Les écrivains catholiques se récrient contre cette appréciation, et cela est naturel. N'ont-ils pas la prétention de suivre la seule religion qui soit vraie, une religion que Dieu même a révélée, une religion dont l'Église est la gardienne infaillible? On conçoit que du haut de leur vérité divine, ils prennent en pitié les prétentions des révolutionnaires, qui disent-ils, voudraient transformer le Jeu de paume en Sinaï, et déguiser Mirabeau en Moïse. Ils demandent si les deux cents curés qui, en se réunissant aux députés du tiers état, constituèrent l'Assemblée nationale, entendaient répudier la chute d'Adam, et nier la Réparation qui nous a relevés du péché originel (2). Nous répondons, oui, sans craindre les spirituels sarcasmes des partisans du passé. L'académicien dont nous venons de transcrire les paroles a fait de longues études sur la Révolution, et sur l'histoire de France: il a négligé, paraît-il, le dix-huitième siècle; il y aurait appris que ce ne sont pas les curés qui ont fait la Révolution, que ce sont les philosophes,

(1) Vilate, Causes secrètes de la révolution du 9 thermidor. (Collection des Mémoires sur la Révolution, de Baudouin, t. XLVII, pag. 234.)

(2) Louis de Carné, la Tradition constitutionnelle en France, de 1789 à 1863. (Revue des Deux Mondes, 1863, t. VI, pag. 39.)

et ces philosophes n'étaient pas bien convaincus du dogme de la chute; ils combattirent de toutes leurs forces une croyance qui dégrade l'humanité, et la livre pieds et mains liés à la merci d'un clergé ambitieux; ils avaient l'outrecuidance de prétendre, ces libres penseurs, que l'humanité pouvait se passer du secours de l'Église, pour se relever de son long esclavage. La France mit ces leçons à profit, au 14 juillet 1789. On peut donc dire haut et ferme que les héros de la Bastille protestèrent contre l'antique erreur de la chute, en détruisant le despotisme royal, très proche parent de la domination de l'Église. Ils protestèrent en même temps, qu'ils en aient eu conscience ou non, contre la foi dans un Rédempteur divin; car ils eurent l'audace de faire eux-mêmes leur salut en ce monde, sans le secours de leur sainte mère, et au besoin malgré elle. Ce n'est pas qu'ils aient déserté la religion, car leur première pensée fut d'écrire les Droits de l'homme en présence de l'Être Suprême. Voilà le nouvel évangile de l'humanité moderne.

On dira que nous répondons par de mauvaises plaisanteries, à des plaisanteries qui à notre goût sont également mauvaises. L'opinion que nous combattons a trouvé un organe plus sérieux. Alexis de Tocqueville est mieux qu'un académicien, il est de la race des Montesquieu. Mais n'aurait-il pas puisé dans le commerce de l'Esprit des lois, une timidité excessive à l'égard des choses religieuses? Ou serait-ce l'influence d'une foi réelle? En ce cas, nous déplorerions l'action funeste que la religion du passé exerce sur les meilleurs esprits. Les catholiques sont si persuadés que le catholicisme est le dernier mot de Dieu, qu'ils ne peuvent rien comprendre à aucune révolution, qui dépasse le cercle étroit de leur Église, pas plus à la réforme qu'au mouvement de 89. Mais les faits? Quand les faits les gênent, ils leur donnent la torture, jusqu'à ce que l'histoire, ainsi interprétée, dise précisément le contraire de la vérité. Nous allons laisser la parole à Tocqueville. Le lecteur décidera si notre jugement est trop sévère (1).

Tocqueville avoue que les apparences sont contre lui. Quelle fut la première démarche de la révolution française? Ce fut de s'attaquer à l'Église elle s'empara de ses biens, et elle bouleversa sa

(1) Alexis de Tocqueville, L'Ancien régime et la Révolution (Paris, 1856), pag. 8, ss.

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