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vérité par l'organe des représentants de la nation. « Nos maux sont à leur comble; la patrie est menacée sur tous les points de ses frontières, le commerce est anéanti, l'agriculture languit, l'industrie expire, et il n'est point de Français qui n'ait dans sa famille ou dans sa fortune une plaie cruelle à guérir. » A la fin de l'adresse, venait une timide revendication de la liberté. « L'amour de l'honneur et des conquêtes peut séduire un cœur magnanime; mais le génie d'un héros véritable qui méprise une gloire achetée aux dépens du sang et du repos des peuples, trouve sa grandeur dans la félicité publique qui est son ouvrage. Les monarques français se sont toujours glorifiés de tenir leur couronne de Dieu, du peuple et de leur épée, parce que la paix, la morale et la force sont, avec la liberté, le plus ferme soutien des empires. >>

Écoutons la réponse de l'empereur. C'est le langage d'un maître irrité qui parle à des esclaves révoltés : « Êtes-vous représentants du peuple? Je le suis, moi; quatre fois j'ai été appelé par la nation, et quatre fois, j'ai eu les votes de cinq millions de citoyens pour moi. J'ai un titre et vous n'en avez pas. Vous n'êtes que les députés des départements de l'empire. L'on ne me peut séparer de la nation, sans lui nuire, car la nation a plus besoin de moi que je n'ai besoin d'elle. Que ferait-elle sans guide et sans chef (1)? » C'est le délire de l'orgueil. La paix offerte par la coalition, sollicitée par le Corps législatif, pouvait sauver la France et Napoléon; l'empereur en la refusant signa son abdication. C'est l'expiation pour l'homme, Mais la nation aussi devait expier sa complicité. L'histoire est en droit de faire à la France un reproche que Napoléon aurait pu adresser au Corps législatif. Qui applaudit au coup d'État du 18 brumaire? La nation. Qui sanctionna le consulat à vie? qui sanctionna l'empire? La nation. Quand le Corps législatif, quand le sénat conservateur rappelèrent-ils à Napoléon qu'il avait promis à la France la liberté civile et les institutions qui la garantissent? Le Corps législatif attendit que les armées de la coalition fussent sur les bords du Rhin, pour oser prononcer le mot de liberté. Et pour rendre le courage au sénat, il fallut que les Russes fussent aux portes de Paris. L'adresse de 1813 n'en est pas moins remarquable. C'est une de ces leçons solennelles que

(1) Buchez et Roux, Histoire de la Révolution française, t. XXXIV, pag. 456, 457, 460.

l'histoire donne aux peuples. Les Français avaient aliéné leur liberté pour jouir du repos après tant d'orages. Il se trouva qu'ils n'eurent pas même le repos de la servitude. Mieux eût valu la liberté avec ses agitations que le despotisme avec ses inévitables calamités.

CHAPITRE IV

L'ÉGALITÉ

§ 1. L'égalité de droit et l'égalité de fait.

I

Nous avons dit que la France fut fanatique de servitude. Cela est vrai, mais, pour ne pas faire injure à une grande nation, il faut ajouter que cette abdication de la liberté n'est que l'une des faces de l'immense mouvement qui commença en 89, et qui se prolonge jusqu'à nos jours. Si les Français sacrifièrent si facilement leur liberté, c'est qu'ils étaient beaucoup plus portés vers l'égalité. C'est une autre face de la Révolution; elle nous expliquera la raison pour laquelle elle a échoué.

L'égalité se trouve inscrite à côté de la liberté sur le drapeau de 89. Mais qu'est-ce que les constituants entendaient par égalité? Il y a une égalité légitime, il y a une fausse égalité. L'égalité proclamée par l'Assemblée nationale est l'égalité de droit, c'est à dire le dogme qui reconnaît que l'homme naît l'égal de l'homme; ce qui implique qu'il n'y a ni nobles, ni serfs, ni classes dominantes, ni classes dépendantes. En effet, la noblesse privilégiée, l'aristocratie de race est un principe d'inégalité, les nobles ayant des droits que n'ont pas les roturiers. Il est plus évident encore que l'esclavage ou le servage est une violation des droits de l'homme, une dégradation de la nature humaine. Ainsi entendue, l'égalité est inséparable de la liberté. Il est vrai que la liberté peut

exister là où règne l'inégalité : témoin la féodalité, témoin l'Angleterre, mais c'est une liberté incomplète. Si le seigneur féodal était libre, le serf ne l'était certes pas, et là où il y a des législateurs par droit de naissance, on ne peut pas dire que la liberté soit la même pour tous: la condition privilégiée des uns fait que ceux qui ne jouissent pas de ces priviléges sont placés dans un état d'infériorité; leur liberté est moindre, parce qu'ils ont un droit de moins.

Si la liberté générale demande l'égalité, il est encore plus évident que l'égalité n'est qu'un vain mot, là où la liberté fait défaut. L'égalité n'a de prix que si les hommes ont des droits, ce qui suppose la liberté. Qu'importe qu'il n'y ait plus de priviléges, plus de classes nobles, plus d'aristocratie, si les hommes, déclarés égaux, ne jouissent point des droits naturels qui constituent l'essence de la liberté ? La liberté peut, à la rigueur, se concilier avec des priviléges de naissance; mais il est impossible qu'il y ait une vraie égalité là où la liberté est détruite; ce serait l'égalité de l'esclavage, l'égalité dont jouissent les animaux sous la conduite. de leur pasteur. La liberté est puissante en Angleterre, malgré les débris de l'inégalité féodale qui y subsistent; tandis que l'égalité qui régnait sous l'empire romain cachait la servitude de tous sous le pouvoir arbitraire d'un seul. La démocratie était victorieuse à Rome, sous les Césars, mais à quoi lui servit son triomphe? Qu'est-ce que l'égalité, là où il n'y a pas de droits à exercer par les citoyens? L'égalité, sous le despotisme, est un poison qui corrompt la nature humaine et qui l'avilit. Sous l'empire, le peupleroi ne demandait plus rien que du pain et des jeux!

On voit déjà que l'égalité, séparée de la liberté, est une amère dérision. L'égalité a encore un autre écueil, quand elle est l'aspiration dominante chez un peuple, au point d'affaiblir ou de détruire le sentiment de la liberté. Rien de plus légitime que l'égalité de droit; les hommes, ayant tous la même nature, doivent tous avoir les mêmes droits, c'est à dire les mêmes facultés légales pour atteindre le but de leur destinée. Mais doivent-ils aussi avoir les mêmes moyens de développer leur nature? l'égalité de droit a-t-elle pour conséquence l'égalité de fait? C'est demander si l'égalité est blessée, là où il y a des riches et des pauvres. Si l'on répond oui, l'on aboutit au communisme, ou à la loi agraire, ou au partage

des biens. L'égalité de fortune a perdu tout crédit dans les temps modernes; il suffit de la plus simple réflexion pour se convaincre que, quand on la supposerait établie, elle ne se maintiendrait pas pendant vingt-quatre heures. Reste la communauté; elle réalise l'égalité, mais c'est aux dépens de l'individualité, c'est à dire aux dépens de la liberté. Car qu'est-ce que la liberté, sinon la personnalité et ses droits? Et qu'est-ce que l'espèce humaine deviendrait, si les forces individuelles dépérissaient? L'idéal des communistes conduit à la mort. Ce n'est pas à dire que la société ne doive point s'inquiéter de la richesse et de la pauvreté. Quand la pauvreté est excessive, l'inégalité rend la liberté dérisoire : c'est la liberté de mourir de faim, ou la liberté de croupir dans un état où l'homme ressemble à la brute. Le riche a mille moyens de développer ses facultés, tandis que le pauvre n'en a aucun. Il faut donc que la société vienne à son aide, non en dépouillant le riche pour enrichir le pauvre, mais en mettant à la disposition du pauvre les instruments de son développement intellectuel et moral.

II

Quelle est l'idée qui a dominé pendant la Révolution? est-ce l'égalité de droit? est-ce l'égalité de fait? Un écrivain anglais remarque qu'il y a une différence considérable entre la Révolution d'Angleterre et la Révolution française (1). En Angleterre, il n'y eut pas opposition, guerre entre deux classes de la société, mais entre deux partis, la royauté absolue et le parlement. Ces deux partis se composaient l'un et l'autre des diverses classes de la société; l'aristocratie qui faisait la force de l'armée royale eut des représentants dans les rangs des républicains, et il se trouvait des fils de la yeomanry dans les deux camps. Aussi n'y eut-il pas en Angleterre d'insurrection contre les nobles, on n'y dressa pas la guillotine pour l'aristocratie, on n'y brûla pas les châteaux, on n'y tortura pas les femmes et les enfants parce qu'ils avaient du sang noble dans les veines. En France, au contraire, la Révolu

(1) Alison, baronnet, Histoire de l'Europe, depuis le commencement de la Révolution française, jusqu'à nos jours, traduite de l'anglais (Bruxelles, Parent, 1855), t. I, pag. 96, ss.

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