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monie de Fénelon, la fougue de Rousseau! Autant vaut s'adresser à la raison des orthodoxes. Ils ont abdiqué pour toujours le plus beau don du créateur; Dieu seul peut leur rendre la vie intellectuelle et morale qu'ils ont tuée par le plus coupable des suicides. Si nous relevons leurs aberrations, c'est parce qu'elles nous serviront à apprécier le grand mouvement de 89 les cris de rage des hommes du passé révèlent la vraie tendance d'une révolution qui ouvre une ère nouvelle dans l'histoire.

Oui, il y a combat sur la terre entre le mal et le bien; mais l'homme ne connaît jamais le bien absolu, pas plus qu'il n'est en proie au mal absolu. Être imparfait, il doit lutter contre ses imperfections, il doit conquérir ses droits, il doit chercher la vérité, à la sueur de son front, sans qu'il puisse espérer d'apercevoir jamais la vérité entière, sans qu'il puisse aspirer à jouir de la plénitude de ses droits, sans qu'il puisse atteindre à la perfection. Mais, s'il est imparfait, il est aussi perfectible; et il suffit pour satisfaire sa soif de vérité et de bonheur, qu'il ait la conscience d'accomplir sans cesse un progrès dans la voie de son perfectionnement.

Dans cette marche laborieuse vers le terme de sa destinée, l'homme rencontre un adversaire qui veut le persuader que la vérité qu'il cherche est toute trouvée, que le bonheur qu'il poursuit est à sa disposition, qu'il n'a qu'à se soumettre à l'Église, que cette sainte mère le guidera vers le port, ainsi qu'un pasteur vigilant conduit son troupeau au bercail. Pendant des siècles, l'humanité a écouté ce guide qui se prétendait infaillible, elle a suivi ses conseils avec la docilité d'un enfant. Mais l'enfant a fini par grandir et, devenu homme, il s'est aperçu que la sainte Église qui se disait sa mère, qui se prétendait en possession de la vérité divine, n'avait d'autre but que de perpétuer l'enfance de son pupille, afin d'éterniser sa domination. Dès lors, l'humanité secoua le joug qu'on voulait lui imposer au nom de Dieu; elle réclama sa liberté, et se mit à travailler elle-même à son perfectionnement. Voie douloureuse et pleine d'angoisses, mais voie salutaire, et la seule qui soit efficace, puisque la destinée de l'homme est de développer les facultés dont Dieu l'a doué, ce qu'il ne peut faire que par son activité propre, et à ses risques et périls. L'Église traita ces prétentions de révolte; pour dompter l'insurrection de

la raison contre l'autorité, elle chercha des alliés parmi les rois, également intéressés à réprimer tout mouvement d'indépendance. Une nouvelle lutte s'ouvrit. Les hommes s'aperçurent que pour exercer leurs facultés, il leur fallait la liberté; ils la revendiquèrent comme un droit naturel, puisqu'elle était un moyen de remplir un devoir. Persuadés que leur liberté serait dérisoire, tant qu'elle ne serait pas assurée par des institutions politiques, ils réclamèrent des garanties. La royauté et l'Église leur opposèrent une résistance obstinée; elles essayèrent de contenir le flot dans les vieilles digues. Vains efforts! Le flot monta et renversa les digues avec ceux qui les avaient élevées. Voilà la Révolution, sa nécessité et sa légitimité.

Que vient-on nous dire maintenant que la Révolution française est satanique dans son principe (1)? Satan n'est qu'une horrible. fiction, en tant qu'il est le type du mal. Que si, par l'esprit de révolte, on veut flétrir l'insurrection de l'esprit humain contre des autorités réputées sacrées, l'Église et la royauté, alors Satan doit être réhabilité, et nous l'acceptons comme le premier précurseur de la Révolution. Dieu seul est le bien absolu : les hommes qui se disent ses organes sont des usurpateurs, et contre l'usurpation, l'insurrection est plus qu'un droit, c'est un devoir. Chose remarquable! Telle est la puissance de l'esprit révolutionnaire, en ce qu'il a de légitime, qu'il entraîne jusqu'aux ennemis de la Révolution. Le comte de Maistre, après avoir traité la Révolution de satanique, reconnaît que c'est une grande époque, une ère nouvelle, qui réalisera je ne sais quelle grande unité, vers laquelle nous marchons à grands pas (2). Il se moque du cosmopolitisme des législateurs révolutionnaires, et de leur prétention de faire des constitutions applicables à tous les hommes, à tous les temps et à tous les lieux (3); puis il avoue que les suites de la Révolution, dans tous les genres, se feront sentir bien au delà du temps de son explosion et des limites de son foyer (4). Enfin, il croit que la Révolution sera l'instrument providentiel d'une régénération de l'humanité.

(1) De Maistre, Lettres et Opuscules, t. I, pag. 293,

(2) Idem, Considérations sur la France, chap. n;-Soirées de Saint-Pétersbourg, XI' entretien. (3) Idem, ibid., chap. vii.

(4) Idem, ibid., chap. II.

Voilà donc Satan qui va régénérer le monde, au moins comme ministre de Dieu! Singulière aide que la Divinité s'est choisie là! Ce Satan ne serait-il pas par hasard l'Esprit divin! Nous ne croyons plus, avec l'Évangile, que le diable soit le prince de ce monde; la croyance de l'humanité moderne est que la Providence divine dirige nos destinées. L'action de Dieu se manifeste dans les tempêtes et les tremblements de terre aussi bien que dans le cours régulier des saisons et dans l'influence bienfaisante des éléments. C'est dire que les révolutions sont de Dieu. Si elles sont un bien tout ensemble et une source de malheurs, c'est que l'homme n'avance vers le terme de sa destinée qu'à travers les souffrances. Et s'il doit souffrir, c'est qu'il est imparfait et partant coupable. Mais l'expiation que Dieu lui impose est aussi un instrument d'éducation. Les douleurs de l'humanité ne sont jamais stériles: c'est un enfantement continu. Telle fut la Révolution. Elle a enfanté un nouveau monde.

§ 2. La Révolution et les hommes de l'avenir.

I

La Révolution a eu pour contemporains, pour témoins, des hommes d'un esprit supérieur; que pensèrent-ils d'un événement qui bouleversait leurs idées aussi bien que le monde? La première impression, et c'est la meilleure, fut un enthousiasme presque universel. Nous interrogerons de préférence des étrangers, poètes, historiens, politiques, dont le tempérament n'était rien moins que révolutionnaire. L'Europe monarchique se ligua contre une nation qui, en revendiquant les droits de l'homme, droits qu'elle déclarait éternels, inaliénables, imprescriptibles, semblait faire un appel à l'insurrection de tous les peuples contre l'ancien régime, sous lequel on ne connaissait d'autre droit que celui des rois. Dans le camp des coalisés se trouvait un des grands génies des temps modernes. Goethe assista à la canonnade de Valmy qui décida les Prussiens à la retraite. Les alliés s'étaient imaginé que les Français les recevraient à bras ouverts. Le matin du combat, les officiers prussiens, forts de leur vieille gloire, et vantards de leur naturel, disaient que les volontaires qu'on leur opposait ser

viraient à leur déjeuner. Ils revinrent à jeun, très mécontents d'eux-mêmes, tristes et abattus. Le poète fut invité à dire son avis sur cette cruelle mésaventure. Goethe avait vu les volontaires de la jeune République, inébranlables au feu, et recevant les boulets au cri de vive la liberté ! Il répondit aux officiers : « Aujourd'hui commence une nouvelle ère de l'humanité; vous pourrez dire que vous avez assisté à sa naissance (1). » Parole prophétique! Le vieux monde était mort le 14 juillet 1789, c'était le monde de l'exploitation de l'homme par l'homme. Un nouveau monde commençait, ce sera l'âge de l'affranchissement des individus et des peuples.

Tel fut aussi le sentiment d'un écrivain qui passa sa vie à interroger les annales de l'humanité. Jean Müller est plutôt un homme du passé qu'un homme de l'avenir; pour mieux dire, il est le type de l'historien calme, désintéressé, représentant les faits avec la fidélité d'un miroir ou d'un appareil photographique. Il répéta dans le silence du cabinet ce que Goethe avait dit au bruit du canon l'ancien monde s'écroule, un nouveau monde s'ouvre. Quand nous disons que Müller répéta les paroles du poète, il est inutile d'ajouter que chez l'un et l'autre ce fut une impression originale et spontanée. Les Allemands, étrangers à toute vie politique, s'étaient contentés jusqu'à la fin du dixhuitième siècle du mouvement de la pensée religieuse; au moment où la Révolution éclata, ils étaient tout entiers à la littérature, qui venait de prendre un magnifique élan et qui promettait encore davantage. Natures vierges, leur âme s'ouvrait à toutes les aspirations grandes et belles. Leur appréciation de la Révolution française est comme le cri instinctif de la conscience humaine, elle restera celle de l'histoire.

Il y avait un autre peuple qui, depuis des siècles, pratiquait la liberté. Les Anglais avaient aussi eu leurs révolutions, et ils ne s'étaient pas arrêtés devant le sang d'un roi. Depuis 1688, l'aristocratie y occupait le pouvoir; tous les partis acceptaient la liberté, mais c'était une liberté privilégiée; il y avait des classes, des races entières exclues du gouvernement, et leurs droits, par suite de cette inégalité, étaient profondément viciés. Il était plus

(1) Goethe, Campagne in Frankreich. (OEuvres, t. XXX, pag. 75, s., édit. de 1829.)

difficile aux Anglais qu'aux Allemands de comprendre la Révolution française. Une antipathie séculaire les éloignait de leurs rivaux; peu philosophes, ils respectaient la tradition, alors même qu'elle consistait en abus. Les Anglais pure race avaient de la peine à se faire aux allures des assemblées nationales de France; ils auraient accepté une révolution de 1688, une transaction entre la royauté et les trois ordres, ils ne savaient ce que la furie française voulait avec ses droits de l'homme et son cosmopolitisme. Burke fut l'organe de ces sentiments. Mais il y avait aussi en Angleterre des esprits plus généreux, moins anglais et plus humains; ils applaudissaient au réveil d'une nation qui avait gémi sous le despotisme le plus avilissant, le despotisme d'une Église incrédule et d'une royauté crapuleuse; ils comprenaient et excusaient même les excès d'un peuple qui s'insurgeait contre une oppression séculaire, et les imputaient moins à la liberté qu'à la tyrannie. Fox fut le chef brillant de cette jeune Angleterre; il prononça aussi le mot de Goethe, mais en lui donnant plus de précision la Révolution, dit-il, est le plus grand pas fait vers l'affranchissement du genre humain.

Il va sans dire que tout ce que la France a d'esprits généreux abondent dans cet enthousiasme. Il y avait en 92 à Paris une femme de génie qui, par tradition de famille, était portée pour la liberté aristocratique de l'Angleterre. Madame de Stael fut témoin des premiers crimes de la Terreur. On aurait pardonné à cette âme toujours ouverte à la pitié, si elle s'était laissé aller à une antipathie de sentiment contre une Révolution souillée des massacres de septembre. Mais son esprit était aussi ferme que son âme était sympathique; elle resta fidèle aux idées et aux espérances de 89, au milieu des horreurs de 93. Les premières lignes qu'elle écrivit sur la Révolution rappellent l'appréciation de Fox et la prophétie de Goethe: « La Révolution de France est une des grandes époques de l'ordre social. Ceux qui la considèrent comme un événement accidentel, n'ont porté leurs regards ni dans le passé ni dans l'avenir. Ils ont pris les acteurs pour la pièce; et, afin de satisfaire leurs passions, ils ont attribué aux hommes du moment ce que les siècles avaient préparé (1). »

(1) Madame de Stael, Considérations sur les principaux événements de la révolution française, 1 partie, chap. 1".

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