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trine du parti montagnard. Prenons acte de cette réprobation de la conscience publique; elle vaut mieux que le fatalisme des historiens. «< J'aime la liberté, s'écriait Thuriot en août 93, j'aime la Révolution. Mais s'il fallait un crime pour l'assurer, j'aimerais mieux me poignarder (1). » Merlin de Thionville ayant demandé que les femmes et les enfants des émigrés servissent d'otages à la nation, Bazire l'appuya en disant que, pour arrêter la rage des ennemis de la Révolution, tous les moyens étaient bons, tous étaient justes. Le montagnard Thuriot protesta avec énergie : « Voulezvous faire punir les enfants pour les crimes de leurs parents? La France serait déshonorée, si l'on adoptait cette mesure barbare et sanguinaire (2). »

Si tels étaient les sentiments des républicains exaltés, pourquoi prêtèrent-ils la main au fameux décret qui, en proclamant la toutepuissance de la Convention, sous le nom de gouvernement révolutionnaire, conduisait nécessairement au crime? Aux yeux des Montagnards, le gouvernement révolutionnaire était une mesure commandée par le salut public, comme la dictature chez les Romains; mais par cela même il était essentiellement temporaire. Comme régime permanent, la Montagne était la première à le condamner: « Ce serait, dit Levasseur, le pire de tous les gouvernements. Des sujets sans garantie, une souveraineté sans bornes, ne sont autre chose que la tyrannie, et fût-elle exercée par la majorité d'un peuple, au lieu de l'être par un seul homme, elle serait encore insupportable et contraire aux droits imprescriptibles des citoyens. Mais comme état transitoire entre la monarchie détruite et la république à organiser, comme moyen de guerre contre l'aristocratie, l'émigration et l'étranger, cette concentration de tous les pouvoirs était indispensable (3).

Les vrais républicains de 93 ne disent point que ce sont les crimes qui ont sauvé la France, mais ils avouent que c'est le despotisme révolutionnaire : « On nous fait gloire, s'écrie Levasseur, d'avoir défendu la France contre ses ennemis de l'intérieur et contre l'Europe coalisée; et on réprouve nos moyens. Quelle contradiction! N'est-ce pas par des moyens révolutionnaires que nous

(1) Moniteur du 17 août 1793.

(2) Journal des Débats, n° 331.- Ternaux, Histoire de la Terreur, t. III, pag. 100. (3) Levasseur, ex-conventionnel, Mémoires, t. I, pag. 114.

sommes parvenus à repousser l'étranger? Aurions-nous pu le battre sans la levée en masse et la réquisition? N'est-ce pas par des moyens révolutionnaires que nous avons nourri le peuple? Aurions-nous comprimé les aristocrates de l'intérieur, sans la loi des suspects, loi qu'on nous a reprochée comme un crime? Ce sont là nos actes révolutionnaires, et en même temps, ce sont là nos moyens de gouvernement. Qu'on en approuve le résultat ou qu'on le blâme; mais il n'est pas permis, sous peine de lèse-raison, d'applaudir à nos succès, tout en flétrissant les causes nécessaires qui les ont produits (1). »

On voit que la conviction que le salut public justifie tout était profondément enracinée dans les esprits. En réalité, le régime révolutionnaire n'est pas autre chose. Ce n'est pas une théorie de gouvernement comme le socialisme; les montagnards auraient répudié une pareille doctrine, aussi bien que les girondins. C'est la lutte d'une minorité républicaine contre ses ennemis de l'intérieur et contre l'Europe. Ce qui nous révolte dans ce régime était à ses yeux on ne peut plus juste. Écoutons Robespierre. On ne peut lui refuser un certain sentiment de la justice; c'est au nom de la justice que nous allons l'entendre légitimer la Terreur:

<< La Révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis; le but du gouvernement révolutionnaire est de la fonder. Le gouvernement révolutionnaire a besoin d'une activité extraordinaire, précisément parce qu'il est en guerre. Il est soumis à des règles moins uniformes et moins rigoureuses, parce que les circonstances où il se trouve sont orageuses et mobiles, et surtout parce qu'il est forcé à déployer sans cesse des ressources nouvelles et rapides pour des dangers nouveaux et pressants. >>> Robespierre se garde bien de faire du gouvernement révolutionnaire un idéal. La guerre ne doit point durer toujours; après la lutte vient la victoire, et quand la liberté sera victorieuse et paisible, le régime révolutionnaire fera place au régime constitutionnel, «<lequel s'occupera principalement de la liberté civile. » En 93, la République n'en était point là. Elle se trouvait en pleine guerre. Et que doit-on aux ennemis? La mort, répond Robespierre. La justice révolutionnaire est une guerre: elle frappe les ennemis de

(1) Levasseur, ex-conventionnel, Mémoires, t. II, pag. 129–131.

la liberté, comme les armées de la République frappent les ennemis du dehors. Ainsi s'expliquent les lois portées sous le règne de la Terreur : << Ceux, dit Robespierre, qui les nomment arbitraires ou tyranniques sont des sophistes stupides et pervers qui cherchent à confondre les contraires; ils veulent soumettre au même régime la paix et la guerre, la santé et la maladie, ou plutôt ils ne veulent que la résurrection de la tyrannie et la mort de la patrie (1). >>

Robespierre n'a pas le moindre doute sur la légitimité du gouvernement révolutionnaire: « Il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple, sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité. » La Révolution ne recula devant aucune conséquence de cette nécessité terrible. Au mois de février 1794, Robespierre fit un rapport sur les principes de morale politique qui devaient guider la Convention dans l'administration intérieure de la République. On est épouvanté en lisant, à titre de morale, des maximes telles que celle-ci : « On a dit que la Terreur était le ressort du gouvernement despotique. Le vôtre ressemble-t-il donc au despotisme? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains des héros de la liberté ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés. Domptez par la terreur les ennemis de la liberté et vous aurez raison comme fondateurs de la République. Le gouvernement de la République est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. » Voici les conséquences que Robespierre déduit logiquement de ces principes: « La protection sociale n'est due qu'aux citoyens paisibles, et il n'y a de citoyens dans la République que les républicains. Les royalistes, les conspirateurs ne sont pour elle que des étrangers, pour mieux dire des ennemis. Cette guerre terrible que soutient la liberté contre la tyrannie, n'est-elle pas indivisible? Les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du dehors? Tous ces gens sont-ils moins coupables que les tyrans qu'ils servent (2)? »

Nous avons déjà rencontré, dans le cours de ces Études, la fameuse maxime du salut public; nous l'avons répudiée au nom du droit éternel qui ne connaît d'autre morale que celle du juste

(1) Robespierre, Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire. (Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XXX, pag. 459, 460.)

(2) Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XXXI, pag. 276,277.

et de l'injuste. Quelque saint que soit le but, quand il s'agirait du salut de la patrie, le but ne saurait jamais légitimer les moyens; il faut que les moyens trouvent leur justification en eux-mêmes. C'est dire que la loi du salut public est fausse, si elle doit servir à justifier des mesures qui ne sont pas justes en elles-mêmes. Cependant cette trompeuse maxime est toujours invoquée, comme si elle était l'expression de la vérité éternelle. Que l'histoire de la Révolution serve à la combattre et à la ruiner! On maudit les excès de la Terreur; nous serions tenté de les bénir, en nous plaçant au point de vue providentiel. Il n'y a pas de plus grave enseignement dans l'histoire; nous y voyons à quoi aboutit le salut public: à violer le droit au nom du droit, à immoler la liberté au nom de la liberté, à détruire en définitive dans la conscience publique tout sentiment du juste. Que les intérêts particuliers cèdent devant l'intérêt général, rien de plus légitime. Mais jamais le droit, ne fût-ce que d'un seul individu, ne doit être sacrifié, fût-ce pour le salut de tous.

Rappelons à ceux que séduit le prestige de cette maxime, l'horreur qu'inspirent aujourd'hui les sacrifices humains pratiqués chez les peuples barbares : c'était aussi au nom du salut public que l'on immolait des innocents! Eh bien, les sacrifices humains se sont renouvelés pendant une révolution dont le premier mobile fut l'amour de l'humanité, la haine de la superstition. Seulement au lieu d'immoler les hommes à des divinités avides de sang, on les immole à la liberté. Robespierre va nous dire que rien n'est plus juste. La Convention délibérait sur le procès de Louis XVI. « Il n'y a point ici de procès à faire, dit Robespierre, Louis n'est point un accusé, vous n'êtes point des juges vous n'êtes, vous ne pouvez être que des hommes d'État, et les représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. » On invoquait en faveur de Louis XVI la constitution et l'inviolabilité royale. Erreur grossière ! « Il n'y a plus de constitution, il n'y a plus que la loi de la nature, la loi qui est la base de la société même, le salut du peuple. Le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c'est la même chose. Le procès du tyran, c'est l'insurrection; son jugement, c'est la chute de sa puissance; sa peine,

celle qu'exige la liberté du peuple... Je prononce à regret cette fatale vérité; mais Louis doit périr, plutôt que cent mille citoyens vertueux; Louis doit périr, parce qu'il faut que la patrie vive (1). » Voilà bien le sacrifice humain dont nous parlions. Si la loi du salut public est vraie, il faut dire : tout sacrifice humain est juste, dès qu'il est nécessaire. Mais la nécessité est une question de circons. tances; et qui en est juge? Des hommes placés dans une de ces situations affreuses, où le salut public fait taire la conscience.

V

Si la maxime est fausse, elle est toutefois une excuse pour ceux qui, en la suivant, croyaient obéir à la morale universelle. On a voulu, dans notre époque d'aveugle réaction, flétrir les révolutionnaires de 93 comme des brigands qui n'avaient qu'un souci, celui de mettre une mare de sang entre eux et leurs ennemis. Qu'il y ait eu des hommes altérés de sang, des hommes pires que des bêtes féroces, qui oserait le nier? Mais le parti républicain, comme tel, et nous parlons des plus ardents montagnards, ne furent pas de buveurs de sang. Les démocrates modernes ont tort d'exalter l'un Danton, l'autre Robespierre. Nous ne comparerons pas Robespierre à Jésus-Christ. Il y a une autre comparaison plus juste, et qui ne sera pas plus du goût des défenseurs du passé. Il existe une étrange analogie entre les doctrines de la Terreur et celles de l'Église. Pour les révolutionnaires, la République est la vérité absolue, comme la Révélation pour les orthodoxes. Les croyants ont toujours professé la maxime qu'il faut sauver les hommes malgré eux : les révolutionnaires pensaient et agissaient de même. Non seulement l'Église possède la vérité absolue, mais elle a un organe de cette vérité divine, la papauté. Chez les démocrates de 93, la nation prend la place du pape: l'infaillibilité du peuple était un de leurs axiomes. Ceux qui sont bien convaincus que le salut dépend de certains dogmes, ou que le bonheur est attaché à la République, ne reculeront devant aucun moyen pour assurer le triomphe de leur croyance, car s'ils

(1) Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XXI, pag. 162, 165, 168. — En votant la mort, Robespierre ajouta : Nous sommes les représentants du peuple pour cimenter la liberté publique par la condamnation du tyran.» (Ibid., t. XXIII, pag. 179, note).

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