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la suppression des corporations avait laissées sans organisation et livrées à la libre concurrence, avaient donné lieu à quelques rassemblements; mais il ne paraît pas que cette fois les réunions d'ouvriers aient eu une cause pareille. Elles n'avaient pas d'ailleurs encore été aussi considérables ni aussi multipliées. Un décret de l'assemblée nationale avait décidé que les droits aux entrées de Paris seraient supprimées à partir du 1er mai 1791. Il devait en résulter sur tous les objets de première nécessité, et particulièrement sur les substances alimentaires, une diminution proportionnée à l'é évation de ces droits eux-mêmes. Il paraît que plusieurs directeurs des grandes industries, dont l'exercice commence avec le printemps, calculèrent que la vie devant être moins chère, le prix de la maind'œuvre devait baisser d'une manière proportionnée. Au moins, est-il vrai que le bruit d'un tel projet courut. Les ouvriers se rassemblèrent pour résister à cette prétention, vraie ou hypothétique, et ils y répondirent par une demande en augmentation de salaire.

La preuve de ces deux faits se trouve dans la proclamation de la municipalité, en date du 26 avril, faite en vertu de l'arrêté que nous venons de citer et ayant pour titre Avis aux ouvriers. En voici l'extrait que publie le Moniteur du 29 :

« Le corps municipal est instruit que des ouvriers de quelques professions se réunissent journellement en très-grand nombre, se coalisent au lieu d'employer leur temps au travail, délibèrent et font des arrêtés, par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées; que plusieurs d'entre eux se répandent dans les divers ateliers, y communiquent leurs prétendus arrêtés à ceux qui n'y ont pas concouru, et emploient les menaces et la violence pour les entraîner dans leur parti et leur faire quitter leur travail.

« La suppression des droits d'entrée est un bienfait dont tous les citoyens doivent jouir. Diminuer le salaire des ouvriers, en raison de cette suppression, sur le fondement que les denrées seront moins chères pour eux, et que leurs maîtres seront obligés de supporter les impositions, qui seront le remplacement nécessaire des entrées, ce serait renouveler l'ancien état des choses et tromper le vœu de la nation, en faisant tourner l'avantage de la loi au bénéfice seul des riches. Les entrepreneurs et les maîtres ne proposeront certainement pas cette injustice.

« Mais s'il est juste, s'il est raisonnable que les ouvriers profitent de la suppression des entrées, le serait-il qu'ils en prissent occasion pour grever les propriétaires ou les entrepreneurs, en les forçant à augmenter encore le prix de leurs journées?

<< Tous les citoyens sont égaux en droits; mais ils ne le sont

point et ne le seront jamais en facultés, en talents et en moyens ; la nature ne l'a pas voulu. Il est donc impossible qu'ils se flattent de faire tous les mêmes gains. Une loi qui taxerait le prix de leur travail et qui leur ôterait l'espoir de gagner plus les uns que les autres serait donc une loi injuste. Une coalition d'ouvriers pour porter le salaire de leurs journées à des prix uniformes, et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation, serait donc évidemment contraire à leurs véritables intérêts.

« Une pareille coalition serait, de plus, une violation de la loi, l'anéantissement de l'ordre public, une atteinte portée à l'intérêt général, et le moyen de réduire ceux qui l'auraient faite à l'indigence, par la cessation ou la suspension des travaux qu'elle produirait infailliblement; elle serait, sous tous les points de vue, un véritable délit.

« Le corps municipal espère que ces courtes réflexions suffiront pour ramener ceux que la séduction ou l'erreur ont pu égarer un moment. Il invite tous les ouvriers à ne point démentir les preuves qu'ils ont données jusqu'à présent de leur patriotisme et à ne pas le réduire à la nécessité d'employer contre eux les moyens qui lui ont été donnés pour assurer l'ordre public et maintenir l'exécution des lois. Signé, BAILLY, maire; DE JOLY, secrétaire-greffier. »

Il est très-probable que toutes les idées qui sont combattues dans cette proclamation couraient dans le vaste corps des travailleurs; mais l'acte municipal n'eut pas la puissance de les détruire.

La perception des droits d'entrée aux barrières de Paris cessa le 1er mai. « Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, à minuit, dit Desmoulins, un coup de canon annonça la chute de toutes les barrières. On vit s'avancer en même temps, par toutes les routes, des bandes joyeuses, couronnées de lauriers et de rubans aux trois couleurs, accompagnant, non comme escorte, mais comme cortége triomphal, l'immense quantité des voitures qui attendaient le moment où les murs de Paris allaient tomber devant elles, pour leur ouvrir passage... La municipalité a fait de son mieux pour faire tourner la fête au profit de sa popularité. Bailly s'est montré à toutes les barrières, et la musique de la garde nationale a fait ce jour-là le tour des murs, suivie d'une foule immense qui tostait fréquemment. (Révolutions de France, etc., no LXXVI.) Les entrées furent en effet considérables pendant cette journée, puisque l'on calcula que si les droits avaient été perçus, ils seraient montés à environ 2 millions. L'ensemble des impôts précédemment perçus aux barrières s'élevait annuellement à plus de 35 millions. Cette suppression était donc, comme le disait l'Avis aux ouvriers, un véritable bienfait

pour la population. Néanmoins, les demandes en augmentation de salaires ne cessèrent point. Voici ce qu'on trouve à cet égard dans les procès-verbaux de la commune sur les coalitions :

Séance du 4 mai.-«Le corps municipal, informé que ses représentations aux ouvriers des diverses professions n'ont pas produit l'effet qu'on avait droit d'en attendre, et que des actes de violence commis dans plusieurs ateliers continuaient d'alarmer les citoyens, d'éloigner de Paris les propriétaires riches et de troubler la paix publique; après avoir entendu le premier substitut, etc.; déclare nuls, inconstitutionnels et non obligatoires les arrêtés pris par des ouvriers de diverses professions pour s'interdire respectivement et pour interdire à tous autres ouvriers le droit de travailler à tous autres prix que ceux fixés par lesdits arrêtés; fait défense à tous ouvriers d'en prendre à l'avenir de semblables; déclare de plus que le prix du travail doit être fixé de gré à gré entre eux et ceux qui les emploient; et que les forces et les talents des individus étant nécessairement dissemblables, les ouvriers et ceux qui les emploient ne peuvent être assujettis à aucune taxe ni contrainte; déclare enfin que tous ouvriers qui s'attrouperaient pour maltraiter des individus travaillant dans les boutiques ou les ateliers, pour les expulser avec violence et s'opposer à ce qu'ils continuent leurs travaux, sont et doivent être regardés comme perturbateurs du repos public; en conséquence, enjoint aux commissaires de police de se transporter à la première réquisition avec force suffisante dans tous les lieux où quelques désordres seraient commis par les ouvriers attroupés, de faire arrêter et constituer prisonniers les coupables, et d'envoyer sans délai les procès-verbaux d'arrestation à l'accusateur public de l'arrondissement. »

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Séance du 5. << Plusieurs garçons charpentiers, se disant députés d'un plus grand nombre de leurs camarades, ont été introduits; ils ont remis au corps municipal un exemplaire d'une pétition, relativement à la fixation de leurs journées. Après avoir entendu successivement plusieurs d'entre eux, M. le maire, au nom du corps municipal, leur a dit : « Que nulle autorité ne pouvait ni fixer leurs journées, ni contraindre les maîtres à leur payer un prix au-dessus de celui qu'ils croient dû à leurs talents; qu'il les exhortait à ne pas se coaliser pour empêcher leurs camarades de travailler à un taux au-dessous de celui qu'ils prétendent fixer, ce qui serait très-répréhensible; qu'il blàmait ceux qui s'étaient permis d'aller dans différents ateliers pour y enlever des ouvriers qui ne s'étaient pas réunis à eux; qu'ils aient à retourner à leurs

travaux, à défendre, mais légalement, leurs intérêts auprès de ceux qui les emploient, et à user de la liberté sans troubler la paix. »

« Des ouvriers du pont de Louis XVI, se disant députés de la part de cinq cents hommes composant l'atelier, ont été introduits. Ils ont demandé, en leur nom et au nom de tout l'atelier, une augmentation dans le prix de leurs journées, qu'ils voudraient faire porter à trente-six sous au lieu de trente. M. le maire a répondu, au nom du corps municipal, dans les termes des principes de son arrêté du jour d'hier. M. le maire a observé que ces sortes de conventions devaient être faites de gré à gré; que les ouvriers du pont Louis XVI seraient coupables s'ils persistaient dans leur coalition; qu'ils devaient retourner à leur ouvrage, rentrer dans l'ordre, et mériter l'appui de la municipalité. »

Séance du 7. « Une députation des maîtres charpentiers a été introduite, et a demandé que le corps municipal prît les mesures les plus promptes et les plus efficaces pour opérer la dissolution d'une assemblée d'ouvriers qui se tient à l'archevêché, et qui impose des conditions auxquelles ils ne se croient pas obligés de se soumettre. Le premier substitut a rendu compte à la députation de tout ce qui a été fait pour le rétablissement de l'ordre, et l'a invité à se reposer sur la sagesse du corps municipal. >>

Séance du 20. « Le second substitut de la commune a fait lecture d'un travail, et communiqué plusieurs pièces relatives aux assemblées illicites des ouvriers, et notamment des garçons charpentiers le corps municipal a nommé, pour l'examiner, MM. Jolly et Maugis. Il a de plus chargé ses commissaires de se concerter avec le directoire sur les moyens qu'il pourrait y avoir à prendre pour faire cesser des coalitions également dangereuses et contraires au bien public. »

Séance du 21. « Sur le rapport des commissaires nommés par arrêté du jour d'hier pour conférer avec le directoire sur les dangers que présentent les assemblées des ouvriers, et principalement des garçons charpentiers, le corps municipal a chargé les mêmes commissaires de se présenter au comité de constitution, de lui exposer les faits, et de prendre son avis sur les principes qui doivent diriger la conduite de l'administration. »

Séance du 25. « Sur le rapport d'une pétition des tailleurs de pierre employés aux réparations des quais, ports et trottoirs de la capitale, le corps municipal, considérant que le travail confié aux tailleurs de pierre dont cet atelier est composé, est utile et

tourne au profit de la commune; considérant encore que ces ouvriers sont obligés de se fournir des instruments et autres ustensiles nécessaires à leurs ouvrages, arrête qu'à compter du lundi 23 mai, les tailleurs de pierre employés aux réparations des quais, ponts et trottoirs de la capitale, seront payés de leur salaire sur le pied de quarante-deux sous par jour, au lieu de trente-six qu'ils ont reçus jusqu'à présent. >>

On voit, d'après la date de ce dernier arrêté, que les coalitions durèrent plus qu'il n'est d'ordinaire à de pareilles affaires, auxquelles habituellement mettent bientôt fin, d'une part l'intérêt des maîtres, de l'autre, pour les ouvriers, la nécessité journalière de travailler. Mais, en cette occasion, les ouvriers furent maintenus dans leurs réclamations par une circonstance qu'il est bon de noter, parce qu'elle constitua une des nombreuses difficultés que la révolution eut à vaincre. Il est très-positif que l'argent monnayé faisait défaut dans le commerce. Le papier, nouvellement créé, ne pouvait le remplacer dans les petits achats; d'ailleurs on n'y avait pas une entière confiance. Il était résulté de là une augmentation dans le prix des objets nécessaires à la vie, qui rendait presque nul le bienfait de la suppression des droits d'entrée. Un des motifs des réclamations était si bien celui-là, que l'on publia une lettre de l'imprimeur Didot, qui offrait un utile exemple propre à détruire la difficulté qui existait dans les échanges. Il était convenu avec ses ouvriers de leur donner, à compte sur leur semaine, des bons signés de lui et divisés en petites sommes que les fournisseurs acceptaient pour argent comptant et que M. Didot leur remboursait en assignats.

Toutes ces difficultés prouvent, au reste, qu'on ne vivait pas à Paris seulement de la vie révolutionnaire. Le travail, ce grand élément de l'ordre, reprenait évidemment de l'activité. La population de la grande ville n'était d'ailleurs nullement diminuée. Un état, présenté au roi par Bailly, le 16 mai, portait à 660,125 àmes la population, qui n'était en 1789 que de 641,741 habitants. (Moniteur.) La presse prêta peu d'attention à cette question. Préoccupée uniquement de la politique, elle ne voyait pas encore le lien qui rattachait celle-ci à la question des salaires. Prudhomme et Marat furent les seuls journalistes qui parlèrent des coalitions. Voici l'article du premier :

« Un différend s'est élevé entre les ouvriers charpentiers de la ville de Paris et les ci-devant maîtres de la même profession : des pétitions ont été présentées de part et d'autre à la municipalité.

« Les ouvriers charpentiers se sont, depuis plusieurs mois, réunis

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