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Nos ordres, puisque vous le voulez, continua Monsieur. Il faut espérer que nous ferons finir les maux de notre chère patrie; j'ose encore lui donner ce nom. Depuis quatorze siècles que la monarchie française existe, la noblesse s'est toujours trop bien montrée pour ne pas soutenir à jamais son caractère. J'oubliais de vous dire quelque chose de moins intéressant, mais qui m'est particulier. Captif en France depuis vingt mois, si nous avons des espérances, c'est à mon frère que nous les devons; je n'apporte ici que mon zèle. Je n'ai fait que ce que j'ai dû, reprit le comte d'Artois, et je serai le premier à vous obéir comme à notre chef. »>

« Les deux frères s'embrassèrent. Monsieur eut bientôt une petite cour, où l'on vit les mêmes rivalités, les mêmes intrigues qui agitaient autrefois la cour de Versailles. » (Mém. de Ferrières, t. II, p. 375.)

A l'époque où Monsieur provoqua cette réunion, il savait déjà que Louis XVI, ne se considérant plus comme véritablement roi puisqu'il n'était plus libre, lui avait délégué la régence ou plutôt la lieutenance générale du royaume. Sans doute, il crut devoir tenir encore secrets les pouvoirs dont il était revêtu. La publicité d'une délégation eût suffi pour perdre immédiatement Louis XVI. C'était là en effet un acte plus grave que le voyage même de Varennes et que toutes les intrigues tentées dans l'intérieur du royaume.

Monsieur quitta Bruxelles avec le comte d'Artois le 3 juillet. Il emportait avec lui les pouvoirs de lieutenant général dont nous venons de parler et dont voici l'historique et la preuve.

<< Dans le mois de juillet 1789, lorsque le roi fut contraint d'aller à l'hôtel de ville de Paris, il laissa, entre les mains de Monsieur, un papier qui le déclarait lieutenant général du royaume, et lui confiait le gouvernement dans le cas où le roi serait dépouillé des moyens d'exercer son autorité. Monsieur rendit ce papier au roi en 1790; mais, lorsque la famille royale fut, en juin 1791, sur le point de partir pour Montmédy, le roi dit à M. de Fersen, qui était dans le secret du voyage, qu'il lui donnerait un second papier semblable au premier, afin qu'il en fit usage si le roi était arrêté et privé de la liberté. La précipitation du départ ayant empêché le roi d'écrire ce papier, il chargea M. de Fersen d'aller trouver Monsieur en quelque endroit qu'il fût, et de l'informer verbalement de ses intentions; de l'assurer que le roi son frère lui enverrait le papier en question signé de lui, dès qu'il trouverait l'occasion de le lui faire sûrement parvenir.

«M. de Fersen s'acquitta de sa commission lorsqu'il joignit les princes à Bruxelles, après l'arrestation du roi, et Monsieur écrivit

à M. de Breteuil pour l'en informer. La lettre était datée du 2 juillet 1791. Monsieur lui déclarait que les intentions de son frère, dont il venait d'être authentiquement informé, étaient que lui, Monsieur, de concert avec monseigneur le comte d'Artois, se chargeât de toutes les négociations avec les cours étrangères, à l'effet d'obtenir la liberté du roi et de rétablir l'ordre et la tranquillité de l'État; qu'en conséquence M. de Breteuil devait, dès ce moment, considérer les pouvoirs qu'il avait anciennement reçus comme révoqués et nuls, et qu'à l'avenir il ne devait plus rien entreprendre pour le service du roi, que ce qui lui serait prescrit par les frères de Sa Majesté.

« Peu de jours après, Monsieur reçut du roi ses pouvoirs écrits et datés du 7 juillet 1791. » (Mémoires de Bertrand de Molleville, tome III, pag. 170 et 171.)

Ajoutons, pour compléter ce récit, que le pouvoir de la régence, confié à Monsieur par le roi, fut momentanément reconnu par les puissances étrangères. Ce fait est mentionné dans les Mémoires d'un homme d'État (tome I, page 135).

Ces renseignements, qui viennent d'un ministre dévoué à Louis XVI et fort avant dans sa confiance, sont précieux sous plusieurs rapports. Au point de vue diplomatique, ils montrent quelle était la position des puissances étrangères vis-à-vis de la France. D'après le droit public établi et reconnu en Europe, le régent remplaçait le monarque et le monarque était le seul représentant de l'État, ou plutôt l'État lui-même, selon le mot énergique de Louis XIV.

En déléguant son pouvoir à Monsieur, Louis XVI frappait à l'avance de nullité toutes les démarches diplomatiques, tous les traités qu'il pouvait être obligé de souscrire comme roi constitutionnel ou plutôt comme roi prisonnier de ses sujets; en outre, il donnait à la nation, pour son représentant réel aux yeux des rois, un prince qui, par position, était l'ennemi, l'adversaire de ses lois et de sa constitution.

Les renseignements que l'on vient de lire prouvent, de plus, que Louis XVI fut toujours effrayé de la révolution et du peuple, qu'il n'espéra qu'un moment, en 1790, et qu'enfin redevenu captif, il désespéra complétement de l'avenir de la royauté dans sa personne. Il jugeait mieux de sa position que ne le faisaient les constitutionnels qui le tenaient prisonnier. Nous dirons dans un prochain chapitre quelles furent les déterminations des puissances étrangères après l'échec de Varennes; revenons en France, où il nous reste à voir quelle fut, parmi les patriotes, la conséquence de la lutte des opinions radicalement opposées dont nous avons montré l'origine.

LIVRE XIX.

QUESTION DE LA DÉCHÉANCE DU ROI. - AFFAIRE DU CHAMP DE MARS. JUILLET 1791.

CHAP. I.

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Progrès du parti républicain. - Réaction royaliste dans l'assemblée. L'abbé Sieyes. Déclaration des royalistes. · Décret contre les émigrés. Lettre du roi d'Espagne. Agitation croissante de l'opinion publique. Fête du 14 juil

Profession de foi de Robespierre. - Apothéose de Voltaire. let. - Candidats au titre de gouverneur du dauphin.

L'événement qui a été raconté dans le livre précédent eut pour résultat immédiat d'apprendre à la France que Louis XVI n'acceptait point la révolution, de lui montrer que la nation pouvait se suffire à elle-même, de lui faire penser enfin qu'elle pouvait se passer du roi. Ces derniers sentiments furent partout la conséquence de la sécurité qui succéda à la première émotion, lorsque la population armée et serrée autour des chefs et des magistrats qu'elle avait élus se vit presque unanime et put apprécier la faiblesse du parti royaliste, lorsqu'elle vit l'assemblée suffire à tout, et toutes choses marcher comme dans un gouvernement bien réglé. Dans le commencement de juillet, la constituante reçut, par centaines, des départements, des adresses qui offrent une preuve de cette profonde modification de l'opinion publique. On y témoigne uniformément autant de dévouement à la cause de la révolution et aux décrets des représentants que d'indifférence pour la royauté. De telles prémisses devaient, plus tard, amener une conclusion. A Paris, comme nous l'avons vu, il se trouva un certain nombre d'hommes qui formulèrent ou donnèrent tout de suite la solution logique du dangereux problème que le départ de Louis XVI avait posé. C'était l'abolition de la royauté; c'était la république, et le gouvernement confié à l'assemblée des représentants. Parmi ceux qui devancèrent ainsi l'opinion publique et arrivèrent du premier coup au terme que les masses devaient atteindre plus tard, il y avait quelques personnages, comme Brissot, comme Condorcet, comme l'abbé Fauchet, depuis longtemps théoriquement convaincus que le gouvernement républi

cain était supérieur à tout autre, qui saisirent une occasion qui leur paraissait favorable à l'avancement de leurs idées; il y en avait d'autres, comme Danton, qui prirent ce parti, seulement parce qu'ils trouvaient utile à leur avenir d'adopter à l'avance une opinion dont ils prévoyaient le triomphe comme inévitable. Mais le grand nombre fut formé des hommes qui se décidèrent avec enthousiasme, uniquement à cause de la démonstration qui ressortait des faits qui venaient de se passer. On ne doit pas oublier, dans cette énumération, les amis du duc d'Orléans qui, sans être républicains, devaient se joindre à tous ceux qui travaillaient à la chute du monarque. Ces éléments, sortis d'origines si diverses, et animés par des motifs si différents, furent tous confondus sous le nom de républicains et formèrent le point de départ du nouveau parti que nous allons voir surgir.

Le Cercle social, le club des Cordeliers et son annexe, la section du Théâtre-Français, en formaient en ce moment les principaux centres. Le club avait présenté sa pétition républicaine à Charles Lameth, alors président de l'assemblée, et celui-ci ayant refusé de la lire, les cordeliers dénoncèrent le fait au public par une affiche où ils qualifiaient ce refus du nom de crime. C'était signifier d'une manière décisive qu'on rompait avec le parti constitutionnel. Le Cercle social et la section du Théatre-Français, quoique agissant avec moins de publicité, ne montraient pas de meilleures dispositions.

Le 1er juillet, les murs de Paris furent couverts d'une sorte de proclamation, d'un appel aux Français, signé du nom d'Achille du Châtelet. En voici quelques passages par lesquels on pourra juger de l'audace que montrait, dès son début, l'opinion républicaine. On remarquera, cependant, que la signification de cet écrit est dissimulée sous l'apparence d'un prospectus de journal.

Avis aux Français. - « Frères et concitoyens, la tranquillité parfaite, la confiance mutuelle qui régnaient parmi nous pendant la fuite du ci-devant roi, l'indifférence profonde avec laquelle nous l'avons vu ramener, sont des signes non équivoques que l'absence d'un roi vaut mieux que sa présence, et qu'il n'est pas seulement une superfluité politique, mais encore un fardeau très-lourd qui pèse sur toute la nation.

«Ne nous laissons point tromper par des subtilités. Tout ce qui concerne cet homme-là se réduit à quatre points:

« 1° Il a abdiqué; il a déserté son poste dans le gouvernement; « 2o La nation ne peut jamais rendre sa confiance à qui, infidèle à sa fonction, parjure à ses serments, ourdit une fuite clandestine,

obtient frauduleusement un passe-port, cache un roi de France sous le déguisement d'un domestique, dirige sa course vers une frontière plus que suspecte, couverte de transfuges, et médite évidemment de ne rentrer dans nos États qu'avec une force capable de nous dicter la loi;

«< 5° Sa fuite est-elle son propre fait ou le fait de ceux qui sont partis avec lui? A-t-il pris sa résolution de lui-même, ou la lui a-t-on inspirée? Que nous importe? Qu'il soit imbécile ou hypo- crite, idiot ou fourbe, il est également indigne des fonctions de la royauté;

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«< 4° Il est par conséquent libre de nous comme nous sommes libres de lui. Il n'a plus d'autorité; nous ne lui devons plus obéissance. Nous ne le connaissons plus que comme un individu dans la foule, comme M. Louis de Bourbon. >>

Ici se trouve une récapitulation des crimes des rois, puis des sarcasmes sur la royauté constitutionnelle : « Office abandonné au hasard de la naissance, qui peut être rempli par un idiot, un fou, un méchant, comme par un sage. Un tel office est évidemment un rien. » L'affiche parle ensuite des frais énormes qu'entraîne cette utile inutilité, et elle ajoute : « Quant à la sûreté individuelle de M. Louis Bourbon, elle est d'autant plus assurée, que la France ne se déshonorera pas par son ressentiment contre un homme qui s'est déshonoré lui-même. Quand on défend une grande cause, on ne veut pas la dégrader, et la tranquillité qui règne partout démontre combien la France libre se respecte elle-même.

<< Animée des sentiments énergiques que renferme cet avis, une société de républicains a résolu de publier, par feuilles détachées, un ouvrage sous ce titre : LE RÉPUBLICAIN. Son objet est d'éclairer les esprits sur ce républicanisme, qu'on calomnie parce qu'on ne le connaît pas; sur l'inutilité, les vices et les abus de la royauté, que le préjugé s'obstine à défendre, quoiqu'ils soient connus. On ne fixe point les jours où paraîtra cette feuille. Le premier numéro est actuellement sous presse. On fournira aux souscripteurs douze feuilles in-8° de petit-romain pour 5 livres.

«< On souscrit, à Paris, chez Bailly, libraire, près la barrière des Sergents; Desenne, libraire, au Palais-Royal; Brunet, près le Théâtre-Italien. Signé, DUCHASTELET, colonel des chasseurs et président de la société. »>

Cette affiche, rédigée selon Ferrières par l'Anglais Thomas Payne, par Condorcet selon Bertrand de Molleville, fut d'autant plus remarquée que le colonel du Châtelet avait été aide de camp de M. Lafayette, en Amérique; qu'il était encore très-lié avec ce

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