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du garde-malade; il m'en a fourni plusieurs idées principales et m'a fait naître celle de quelques procédés qui me paraissent devoir être avantageux. »

<< Dans ses derniers moments, il s'occupait principalement des vues cachées de l'Angleterre. « Ce Pitt, me disait-il, est le ministre des préparatifs; il gouverne avec ce dont il menace plutôt qu'avec ce qu'il fait. Si j'eusse vécu, je crois que je lui aurais donné du chagrin. >>

« Aussitôt que le jour parut, il fit ouvrir ses fenêtres, et il me dit d'une voix ferme et d'un ton calme: « Mon ami, je mourrai aujourd'hui; quand on en est là, il ne reste plus qu'une chose à faire c'est de se parfumer, de se couronner de fleurs et de s'environner de musique, afin d'entrer agréablement dans le sommeil dont on ne se réveille plus. »>

La Chronique de Paris est le journal le mieux informé de ce qui concerne la mort de Mirabeau. Tous les journaux paraissent avoir emprunté à cette feuille les détails qu'ils donnent eux-mêmes. Voici les passages les plus intéressants des articles de la Chronique:

« On a répandu le bruit que Mirabeau était mort à la suite d'une orgie, dont on nomme les acteurs. Ce bruit s'est tellement accrédité dans le peuple, par le moyen du Père Duchesné et de la Mère Duchesne et d'une foule d'autres feuilles à un sou et à deux liards, qu'il devient important de le détruire.

« Le soir où l'on prétend que cette scène scandaleuse se passa, je n'ai point quitté Mirabeau; c'était moi qui l'avais mené souper dans une maison où étaient rassemblés quelques députés à l'assemblée nationale, des gens de lettres, des gens à talents. On fit de la musique. Mirabeau se plut dans cette société, parce qu'elle offrait une réunion agréable; il mangea peu; il se retira, il est vrai, fort tard, mais avec toute la compagnie, et retourna aussitôt chez lui. Sa santé n'a été altérée, ni par ce souper, ni par les suites qu'on lui suppose, lesquelles n'ont point existé. Je n'ai point à mêler aux regrets que me donne la mort d'un grand homme qui m'honorait de son amitié, celui d'en avoir été la cause involontaire. J'aurais peut-être pu négliger ces calomnies; mais je devais cette explication aux personnes chez qui je l'avais conduit, et à qui ces bruits causent une frayeur extrême; et, pour me servir de l'expression de Mirabeau lui-même, je n'ai pas dû souffrir que ces propos révoltants mélassent l'idée de quelque turpitude à ses derniers et sublimes moments. Aubin-Louis MILLIN. » (Chronique du 6 avril.)

« La grande âme de Mirabeau s'est exhalée hier matin (2 avril),

vers dix heures. Sa mort a été aussi imposante qu'avait été sa vie. Livré aux soins d'un ami dont il connaissait l'attachement, il ne voulait point voir d'autre médecin : c'est avec beaucoup de peine qu'on lui fit recevoir M. Petit. « Mon ami, disait-il à Cabanis, c'est pour vous que je ne veux point voir M. Petit. Si je reviens à la vie, vous en aurez tout le mérite, et il en aura toute la gloire. »

« Deux jours avant sa mort, il entendit un bruit extraordinaire, et il en parut surpris; on lui apprit que c'était un coup de canon. « Seraient-ce déjà, s'écria-t-il, les funérailles d' Achille ? »

« Un concours nombreux de citoyens assiégeait sa porte; la rue était toujours pleine, et l'on voyait bien au silence parfait, au calme qui régnaient, que c'était l'intérêt qui les animait, et non la curiosité. Malgré leurs précautions, les oreilles de Mirabeau en furent frappées. « C'est le peuple, lui dit-on, qui veut sans cesse apprendre de vos nouvelles. — Il m'a été doux, répondit-il, de vivre pour le peuple; il me sera glorieux de mourir au milieu de lui. »

« Il ne s'est point dissimulé un instant les dangers de son état; il a voulu que M. Petit l'en rendît certain, et l'a remercié de sa franchise.

« Dans une crise violente, il pria son valet de chambre de lui soutenir la tête. « Soulève-la, dit-il, tu n'en porteras pas une pareille! » Ce mot de Mirabeau vivant eût été un témoignage d'orgueil; dans Mirabeau expirant, il était prophétique : il devançait le jugement de la postérité.

« Outre le mémoire lu à l'assemblée sur les successions, il en a remis aux députés quatre autres très-importants, sur le mariage des prétres, sur le divorce, sur les académies.

« Mercredi, les alarmes sur sa maladie devinrent plus vives. La société des Amis de la constitution envoya une députation s'informer de ses nouvelles. Le malade fut touché de cette marque d'intérêt. Lorsqu'il apprit que quelques personnes (les Lameth) avaient refusé d'être de la députation, il dit avec un sourire de mépris : « Je savais bien qu'ils étaient vils et lâches; mais je ne les croyais pas si bétes! »

« Il déplorait amèrement le sort de l'empire, livré à des factions de tout genre et à des intrigues de toute espèce. « J'emporte avec moi, disait-il, le deuil de la monarchie; les factieux s'en partageront les lambeaux. »

« Dans la nuit du vendredi au samedi, témoin de l'affliction de ses domestiques en pleurs, il s'adressa à une femme de sa maison qui lui servait de garde, et lui dit avec cette bonté originale et familière qui le distinguait : « Pourquoi pleures-tu? Tu as travaillé

vingt ans, tu es pauvre; je te laisse une rente : c'est tout ce qu'il te faut de moi. Que t'importe ma gloire? Que t'importe le postillon criant le soir dans la rue : Voilà la grande motion de M. Mirabeau ! Console-toi, continue des soins qui me sont doux : ils te fatiguent ; mais cela ne durera pas longtemps. »

« Les douleurs de Mirabeau augmentèrent d'une manière effrayante. Le samedi matin, elles étaient extrêmes. Pressé du besoin de les terminer, il essaya de parler à son médecin. Sa langue se refusait à sa pensée. Il demanda du papier, et écrivit : Croyez-vous que le sentiment de la mort soit si douloureux? On parut ne pas entendre cette phrase. Il redemanda du papier et écrivit encore :

« Lorsque l'opium ne pouvait (1) étre donné sans avancer une destruction encore incertaine, c'eût été un grand crime que de l'administrer.

« Mais lorsque la nature a abandonné une malheureuse victime, lorsqu'un phénomène seul pourrait le rappeler à la vie, lorsque l'opium même n'empêcherait pas ce phénomène s'il avait à exister, comment peut-on avoir la barbarie de laisser expirer son ami sur la roue?

« Le médecin lit cet écrit et garde le silence. Le malade se relève brusquement, ressaisit le papier, le replie vivement avec l'air de l'impatience, écrit sur le revers: dormir.

<«< Dans l'instant qu'avec un geste d'humeur il présentait ce papier au médecin, la parole lui revint. S'adressant à M. Cabanis avec ce mouvement, cette richesse et cette pompe d'expressions qui caractérisaient son éloquence, il lui peignit ses incroyables douleurs. Elles sont insupportables, lui dit-il; j'ai encore pour un siècle de force, je n'ai pas pour un instant de courage. Il parla pendant dix minutes avec une action si vive et si touchante, que les larmes coulèrent de tous les yeux. Ce fut le chant du cygne : une convulsion interrompit son discours; elle fut suivie d'un cri de douleur, et il expira. » (La Chronique, 3 et 4 avril.)

Funérailles de Mirabeau. (Narration du Moniteur.) Tous les citoyens, toutes les sociétés et clubs patriotiques se sont empressés de jeter des fleurs sur la tombe de Mirabeau. La société des Amis de la constitution a arrêté, dimanche: 1° d'assister en corps à ses obsèques; 2o de porter le deuil huit jours; 3° de le reprendre périodiquement chaque année le 2 avril; 4° de faire exécuter en marbre le buste de cet homme célèbre, au bas duquel on lira ces paroles mémorables ́qu'il prononça le jour de séance royale : Allez

(1) Il avait oublié le mot pouvait, et l'écrivit en interligne. (Note du journal.)

dire à ceux qui vous envoient, que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la puissance des baïonnettes (1).

:

<< La pompe funèbre de Mirabeau a eu lieu lundi 4. Jamais cérémonie ne fut plus majestueuse. A cinq heures, le cortége a commencé à se former un détachement de la cavalerie nationale parisienne ouvrait la marche; après la cavalerie venait une députation des sapeurs et canonniers des soixante bataillons; sur les côtés on voyait marcher une députation des invalides, composée des soldats les plus estropiés; une députation des soixante bataillons de la garde nationale parisienne marchait sur seize de hauteur, précédée de l'état-major, à la tête duquel était M. Lafayette; les Cent-suisses et les gardes de la prévôté de l'hôtel précédaient la musique de la garde nationale; un roulement lugubre de tambours et les sons déchirants des instruments funèbres répandaient dans l'âme une terreur religieuse; tout le monde observait un silence profond.

«Le clergé précédait le corps: le cercueil devait être conduit dans un corbillard, mais le bataillon de la Grange-Batelière, dont Mirabeau était commandant, a voulu se charger de ce poids glorieux : le corps, entouré de gardes nationaux, les armes basses, était porté alternativement par seize citoyens soldats. Le drapeau du même bataillon flottait sur le cercueil. Une couronne civique remplaçait les attributs féodaux qu'on portait autrefois dans les cérémonies funèbres de quelques individus. Après le deuil venait l'assemblée nationale, escortée par le bataillon des vétérans, et par celui des enfants. Les électeurs, les députés des quarante-huit sections, le département, la municipalité, les juges des tribunaux de Paris, les officiers municipaux de divers lieux circonvoisins, la société des Amis de la constitution, les ministres du roi, la société de 1789, toutes les sociétés fraternelles et tous les clubs patriotiques de Paris suivaient l'assemblée nationale. La marche était fermée par un détachement considérable d'infanterie et de cavalerie. Ce cortége, qui remplissait un espace de plus d'une lieue, marchait dans le plus grand ordre, au milieu d'une double haie de gardes nationaux, et d'une foule in

(1) On a vu, dans notre premier volume, que telle ne fut pas la phrase prononcée par Mirabeau, quoique tel fût le sens de ses paroles réelles. Il est certain que le mot fut arrangé après coup. Il paraît même que ce fut Barnave qui le rédigea ainsi pour le mettre en bas du buste sculpté par Houdon. (Desmoulins, no LXXII, page 322.) Il en a été de même du mot prêté à Barnave à l'occasion de la mort de Foulon: Ce sang est-il donc si pur? Nous n'avons trouvé ce mot, si souvent cité, dans aucun des documents contemporains que l'on est en droit de considérer comme officiels.

TOME V.

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nombrable de citoyens de tout sexe et de tout âge. La tristesse était peinte sur tous les visages; beaucoup de personnes pleuraient, et tous éprouvaient la douleur profonde qu'inspire une grande perte publique.

«Après trois heures d'une marche religieusement silencieuse, on est arrivé à Saint-Eustache. Le temple était entièrement tendu de noir. Un sarcophage était élevé au milieu du chœur. Après les prières usitées, M. Cerutti a prononcé un discours dans lequel il a considéré Mirabeau comme politique et comme législateur. En rappelant ses vertus civiques et les services rendus à la patrie, l'orateur a fait verser des larmes à tous ses auditeurs. Après ce discours, le cortége s'est de nouveau mis en marche pour se rendre à Sainte-Geneviève. Le même ordre, le même silence, ont régné. On est arrivé à minuit, et le corps de Mirabeau a été déposé auprès de celui de Descartes. Il y restera jusqu'à ce que la nouvelle église, dont l'assemblée nationale a ordonné l'achèvement, soit en état de recevoir les cendres des hommes qui seront jugés dignes de cet honneur.» (Moniteur.)

Voici quelques détails que l'on ne trouve point dans le Moniteur, et qui donnent une idée de la physionomie de la grande ville à cette époque si agitée, ainsi que de l'enthousiasme populaire. Nous les empruntons aux Révolutions de Paris et aux Révolutions de Brabant.

Dès le dimanche, on changea le nom de la rue de la Chausséed'Antin, où était mort Mirabeau. On y plaça des plaques avec cette inscription: rue Mirabeau le patriote, mort le 2 avril.

Mirabeau était mort un samedi. Il ne fut enlevé de sa demeure que le lundi soir. Aussi dans la journée du dimanche et du lundi, la rue fut-elle pleine de monde. La foule était divisée en groupes dont le centre était occupé par quelque orateur qui faisait à sa manière l'éloge de l'illustre tribun. Dans le même temps, les chanteurs des rues célébraient le grand homme dans des complaintes, fort mauvaises sans doute, mais dont personne n eût osé rire.

Lorsque le cortége se mit en marche, fort tard, parce que l'on attendait les membres de l'assemblée, il traversa partout une foule compacte et silencieuse. La foule, en quelques lieux, applaudit Philippe d'Orléans et le duc de Chartres; mais le journaliste remarque que M. Lafayette, qu'il appelle le cousin de Bouillé, ne reçut nulle part de pareilles marques de satisfaction. Bailly était absent: il était malade. Le cortége arriva fort tard à Saint-Eustache. L'office des morts et le discours de Cerutti terminés, les gardes nationaux imaginèrent, pour couronner la cérémonie religieuse, de faire une décharge

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