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que je m'étendais moins longuement sur les périodes suivantes, périodes de développement que l'on connait mieux parce que plus rapprochées de nous, elles sont aussi plus en rapport avec les études historiques déjà faites par nos étudiants et parce que les professeurs et les commentateurs des diverses branches de notre législation y puisent et en donnent des indications pour les origines immédiates de notre droit actuel.

Mais si j'ai conservé sous ce rapport ce qui existait déjà, ce livre au fond n'est pas resté entièrement le même. M'étant toujours efforcé de tenir mon enseignement au courant des progrès de la science, j'ai tâché, surtout dans cette nouvelle édition, de perfectionner et de compléter mon œuvre par l'examen critique des questions qui ont été soulevées, des opinions qui se sont produites et des documents et travaux publiés dans ces derniers temps sur notre histoire juridique, ainsi que par des additions destinées soit à combler quelques lacunes, soit à expliquer et à justifier mes propres opinions. Par là, j'ai désiré répondre à l'accueil si favorable qu'a déjà reçu la première édition.

COURS ÉLÉMENTAIRE

D'HISTOIRE GÉNÉRALE

DU DROIT FRANÇAIS

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

<< On raisonne trop souvent, disait Portalis, (le publiciste, le jurisconsulte éminent qui fut l'un des principaux rédacteurs de nos Codes), comme si le genre humain finissait et commençait à chaque instant, sans aucune sorte de communication entre une génération et celle qui la remplace. Les générations, en se succédant, se mêlent, s'entrelacent et se confondent. Un législateur isolerait ses institutions de tout ce qui pourrait les naturaliser sur la terre, s'il n'observait avec soin les rapports naturels qui lient toujours plus ou moins le présent au passé, et l'avenir au présent, et qui font qu'un peuple, à moins qu'il ne soit exterminé, ou qu'il ne tombe dans une dégradation pire que l'anéantissement, ne cesse jamais, jusqu'à un certain point, de se ressembler à lui-même (1) ».

Ainsi, le présent d'une nation est toujours plus au moins lié à son passé, et un peuple, à moins qu'il ne soit exterminé ou ne tombe dans un état de dégradation pire que la mort, ne cesse jamais complétement de se ressembler à lui-même. Ce que Portalis.

(1) Portalis, Discours préliminaire sur le projet du Code civil. Dans ses Discours, rapports et travaux inédits, p. 20.

dit du peuple, nous pouvons le dire de sa législation, qui forme une partie de sa vie et qui en est l'expression la plus vraie.

Lorsqn'on veut bien connaître un peuple et sa législation il ne suffit donc pas de la considérer à un moment donné, dans l'une des périodes, fût-ce la plus brillante, de son histoire, car cette période se lie à celles qui l'ont précédée, et c'est dans le passé en remontant à l'origine même de ce peuple et en le suivant, à travers les générations, dans les phases diverses de son développement social et juridique, qu'on doit l'étudier et qu'on peut trouver la raison d'être de son état présent.

Oh! sans doute, si les sociétés humaines se formaient, ainsi qu'on l'a prétendu, comme des sociétés particulières, si elles n'étaient que le résultat de conventions faites entre un plus ou moins grand nombre d'individus pour vivre ensemble, ou que le résultat d'une domination brutale, fruit de la conquête ou de la ruse, qui réunirait des hommes les uns aux autres; si les lois n'étaient elles-mêmes que le produit de la volonté capricieuse, arbitraire, de ces hommes ainsi assemblés ou de ce despote; oh! sans doute, pour des hommes qui seraient ainsi sans passé social, l'histoire perdrait, sinon son intérêt, du moins son utilité. Ne tenant tout que d'eux-mêmes, sans racine dans le passé, comme sans lien avec l'avenir, de tels hommes devraient se renfermer tout entiers dans la contemplation et dans l'étude du présent; et leurs lois, portant en elles-mêmes leur seule raison d'être, ne devraient, ne pourraient être étudiées que dans les textes en vigueur, comme l'on étudie la volonté des contractants ou de celui qui dispose dans l'acte seul qui constate leurs volontés (1).

Mais ce paradoxe de deux écrivains (Hobbes et Rousseau) (2), que l'un avait mis en avant pour le faire servir de fondement au despotisme, et l'autre pour le faire servir de base à la démocratie la plus absolue, est démenti tout à la fois par la raison et par l'histoire.

(1) Rousseau ne disait-il pas : « A l'égard du Droit romain et des coutumes, tout cela, s'il existe, doit être ôté des écoles et des tribunaux. On n'y doit connaître d'autre autorité que les lois de l'Etat : elles doivent être uniformes dans toutes les provinces, pour tarir une source de procès; et les questions qui n'y seront pas décidées doivent l'être par le bon sens et l'intégrité des juges?» Il disait un peu plus haut : « Toutes les règles du Droit naturel sont mieux gravées dans les cœurs des hommes que dans tout le fatras de Justinien; rendez-les seulement honnêtes et vertueux, et je vous reponds qu'ils sauront assez de Droit. Gouvernement de Pologne, ch. X.

Sans tenir aucun compte du passé d'un peuple et de celui de sa législation, Bentham disait aussi: Tout ce qui n'est pas dans le corps de loi ne sera pas loi. Il ne faut rien référer, ni à l'usage, ni à des lois étrangères, ni au prétendu Droit naturel, ni au prétendu Droit des gens.» Traités de législation, publiés par Dumont, t. III, p. 384.

(2) Elementa philosophica de cive cap. I-VI, VII; Contrat social, liv. I, ch. VI.

Par la raison: et, en effet, pour admettre que des sociétés pussent être ainsi formées par de simples conventions ou par le fait d'une domination quelconque, il faudrait supposer avec les auteurs de ces systèmes, des hommes existant antérieurement en dehors de toute société, des hommes sans passé social, c'est-à-dire des hommes en dehors de la nature et de l'état de l'humanité; car la nature de l'homme, c'est d'être sociable, et son état naturel, c'est la société. C'est dans la société de ses semblables que l'homme naît et que ses facultés se développent ; c'est là qu'il vit, qu'il se perfectionne et qu'il trouve la satisfaction légitime de ses besoins. En dehors de la société, il ne pourrait trouver et il ne trouverait que la mort physique et intellectuelle. Mais s'il n'est pas même possible de supposer l'homme vivant à un moment donné, en dehors de toute société, sans passé social, il ne l'est pas non plus d'admettre ces prétendues conventions, ces faits d'où seraient nées les premières sociétés humaines avec leurs lois.

De quelque côté que l'on porte ses regards, voit-on dans aucun pays, à aucune époque, un exemple de cet état extra-social pour l'homme, un moment où il aurait vécu en dehors de la société humaine, où il n'aurait été régi par aucune loi? Sans doute, nous trouvons dans le monde des sociétés plus ou moins parfaites, depuis la tribu du sauvage jusqu'à la société dans laquelle nous vivons; mais l'une et l'autre, toutes différentes qu'elles soient, sont des sociétés humaines. Sans doute, en regard des beaux monuments de notre législation moderne, nous pouvons mettre les rudiments imparfaits et grossiers de certaines législations; mais, sous des formes différentes. Usages, Coutumes, Codes, les uns et les autres sont des lois, et nous pouvons dire avec vérité, que jamais l'homme n'a vécu en dehors de la société humaine, que jamais société humaine n'a existé sans lois, et que, sous une forme ou sous une autre, l'homme a toujours eu un passé social et juridique.

Les sociétés humaines, ainsi que leurs législations, ne sont donc pas l'œuvre d'un seul homme, de quelques hommes même, ou d'une seule époque, comme le disait Cicéron de la République romaine: Non unius hominis, non temporis unius; elles sont les unes et les autres l'œuvre des générations et du temps. Elles ont leurs racines dans le passé, comme elles contiennent en germe l'avenir; elles se lient à eux et elles les lient l'un à l'autre, comme les anneaux d'une chaîne qui sont entrelacés et qui rattachent l'origine ou la naissance d'un peuple à sa fin dernière.

C'est en vain que nos législateurs de la fin du siècle dernier, imbus des idées philosophiques de leur temps avaient voulu appliquer leurs théories en anéantissant le passé, en faisant table rase

de ses institutions et en s'efforçant d'établir une société entièrement nouvelle sans lien avec celle qui l'avait précédée; leurs efforts furent impuissants à créer un état de choses durable. Quelques années plus tard les rédacteurs de nos Codes répudiant leurs doctrines et leur œuvre, s'efforçaient à leur tour de renouer entre la génération présente et les générations passées la chaîne qui les unissait et de remettre ainsi dans la voie du progrès véritable la société et la législation. « Nous avons trop aimé, disaient-ils, dans nos temps modernes, les changements et les réformes; si, en matière d'institutions et de lois, les siècles d'ignorance sont le théâtre, des abus, les siècles de philosophie et de lumières ne sont que trop souvent le théâtre des excès. « « Il est utile, déclaraient-ils aussi, de conserver tout ce qu'il n'est pas nécessaire de détruire: les lois doivent ménager les habitudes quand ces habitudes ne sont pas des vices. >>

Ils reconnaissent que les mœurs et les coutumes se forment insensiblement; elles appartiennent au peuple tout entier; elles ne sont à proprement parler l'ouvrage de personne. Les lois ne sont le plus souvent que des coutumes rédigées et les Codes eux-mêmes se font avec le temps, mais à proprement parler on ne les fait pas (1).

Faisant en conséquence une large part au passé dans la législation nouvelle, ils associèrent à leur œuvre les générations antérieures et tous ces souverains, ces grands hommes, magistrats et jurisconsultes qui furent à la fois les fondateurs ou les restaurateurs de la société française et de son droit, et dont les noms glorieux intimement liés aux progrês de notre civilisation ne le sont pas moins à notre histoire juridique.

Le passé a donc trouvé place dans nos Codes, il en fait partie; et pour bien comprendre nos Codes, il faut connaître, il faut étudier ce passé.

L'histoire du Droit français ainsi comprise n'est plus seulement une chose curieuse et intéressante à étudier au même titre que les autres parties de notre histoire nationale, elle est, en même temps, le préliminaire et le complément indispensable de l'étude de nos Codes.

Cette vérité, qui s'applique à toutes les législations, n'est pas nouvelle; elle n'avait pas échappé à la profonde raison des jurisconsultes romains, et on la trouve inscrite en tête du Digeste, aussi bien qu'en tête de nos Codes. Voici ce que disait l'un des plus illustres d'entre eux : « S'il n'est pas permis à ceux qui plaident des causes au Forum d'exposer l'affaire au juge sans

(1) Discours préliminaire, ubi suprà, p. 69.

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