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les excès de leur ancienne puissance, quand, précipité lui-même du trône d'où il commandoit à l'Europe entière, il laissa tomber de ses mains un sceptre dont les débris composent l'héritage de vingt rois. Si le plus digne usage de la victoire, si la plus douce consolation des vainqueurs consiste à délivrer des victimes, à étendre l'empire de la justice et de la raison, à rétablir entre les états cet équilibre qui garantit leur tranquillité, espérons que, tout éclipsée qu'elle est, la république de Pologne n'est pas éteinte. L'indépendance de ce pays est un intérêt de l'Europe autant qu'un droit des Polonois, et la régénération politique de ce malheureux peuple eût été l'ouvrage de Jean-Jacques Rousseau, si les rugissements du despotisme n'eussent étouffé la voix du philosophe, et si un roi indigne de l'être n'eût pas souillé son front d'un diadème acheté au prix de l'existence politique de son peuple.

Il faut convenir que le portrait qu'il fait ailleurs du prince qui tient un vaste empire rangé sous ses lois n'est pas flatté. « Qu'a-t-il donc à faire, dit le philo« sophe, pour concilier l'indolence avec l'ambition, la « puissance avec les plaisirs, et l'empire des dieux avec « la vie animale? Choisir pour soi les vains honneurs, « l'oisiveté, et remettre à d'autres les fonctions péni«bles du gouvernement, en se réservant tout au plus « de chasser ou changer ceux qui s'en acquittent trop << mal ou trop bien. Par cette méthode, le dernier des << hommes tiendra paisiblement et commodément le « sceptre de l'univers; plongé dans d insipides volup«tés, il promenera, s'il veut, de fête en fête son igno« rance et son ennui. Cependant on le traitera de con

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quérant, d'invincible, de roi des rois, d'empereur « auguste, de monarque du monde, et de majesté sa« crée. Oublié sur le trône, nul aux yeux de ses voisins, « et même à ceux de ses sujets, encensé de tous sans « être obéi de personne, foible instrument de la tyran« nie des courtisans et de l'esclavage du peuple, on lui « dira qu'il règne, et il croira régner. Voilà, ajoute « Rousseau, le tableau général du gouvernement de << toute monarchie trop étendue. Qui veut soutenir le « monde, et n'a pas les épaules d'Hercule, doit s'attendre d'être écrasé. »

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Qui mieux que Rousseau pouvoit enseigner aux Polonois à se prémunir contre toute domination étrangère par l'énergie de l'administration intérieure, par un système de lois sages, appropriées aux habitudes et aux besoins de la nation, impartiales entre les villes, les provinces, les classes, les opinions, les cultes, et tous les divers éléments qu'embrasse un empire? De qui pouvoient-ils mieux apprendre qu'aucune illustration vieillie n'égale celle qui éclate, qu'aucun nom suranné ne vaut un nom qui s'immortalise, et qu'il est plus grand enfin de rajeunir des états avec les débris de leurs vieilles institutions que d'aller trop imprudemment donner des lois nouvelles à des peuples qui n'ont que des habitudes pour tout pacte social.

Il ne faut pas perdre de vue que Jean-Jacques s'est proposé, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, un but tout différent de celui qu'il avoit en composant le Contrat social. Il jette dans le Contrat social les bases d'un gouvernement tout neuf, à l'usage d'un peuple qui se constitue en état de société; au lieu

que, dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, il prend les Polonois tels qu'ils se comportent avec les institutions politiques qui les régissent. Dans le premier cas il crée, dans le second il ne fait qu'amender. Cela explique l'espèce de contradiction qu'ont cru remarquer entre ces deux ouvrages les personnes qui n'ont pas voulu voir que les Considérations sur le gouvernement de Pologne ne sont qu'une espèce de consultation politique demandée à Rousseau.

Jean-Jacques avoit dit à la fin du chapitre x du livre II du Contrat social: « Il est encore en Europe un pays capable de législation, c'est l'île de Corse. La va« leur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su « recouvrer et défendre sa liberté, mériteroient bien « que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île « étonnera l'Europe. »

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Quand les Corses eurent secoué le joug de la domination génoise, et qu'ils voulurent assurer leur indépendance, en se donnant des lois appropriées à leurs besoins, ils se rappelèrent ce passage du Contrat social, et le comte Buttafoco, capitaine au service de France, et ami de Paoli, adressa à Rousseau, le 13 août 1764, la lettre suivante: «Vous avez fait mention des Corses « d'une façon bien avantageuse pour eux. Un pareil « éloge, lorsqu'il part d'une plume aussi sincère que « la vôtre, est très propre à exciter l'émulation et le « desir de mieux faire. Il a fait souhaiter à la nation que « vous voulussiez être cet homme sage qui pourroit « trouver les moyens de lui conserver cette liberté qui « lui a coûté tant de sang....... Notre île est capable de

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CONTRAT SOCIAL.

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<«< recevoir une bonne législation, mais il faut un légis

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lateur, et il faut que ce législateur ait vos principes; « que son bonheur soit indépendant du nôtre; qu'il «< connoisse à fond la nature humaine, et que, dans les << progrès des temps, se ménageant une gloire éloignée, « il veuille travailler dans un siècle, et jouir dans un << autre. Daignez, monsieur, être cet homme-là, et coopérer au bonheur de toute une nation, en traçant le plan du système politique qu'elle doit adopter. » Cette lettre étoit la meilleure réponse aux diatribes de toute espèce auxquelles l'auteur du Contrat social s'étoit trouvé en butte, depuis que, placé par l'admiration publique au même rang que Montesquieu, l'envie et la haine s'acharnoient à sa gloire. Un peuple qui s'adressoit à lui pour lui demander des lois, dans un temps où l'Europe presque entière gémissoit sous le joug de l'arbitraire, étoit la récompense la plus flatteuse que pût recevoir le génie sans autre pouvoir que celui de la raison et de la bonne foi. Aussi Rousseau s'occupat-il, dans une suite de lettres adressées à ce même comte Buttafoco, qui lui avoit écrit au nom de ses concitoyens, à répondre à la confiance des Corses. Il forma même le projet d'aller habiter parmi eux, mais les persécutions qu'il éprouva dans le même temps de la part du gouvernement de Berne, qui le força d'aller chercher un asile loin de son territoire, l'empêchèrent d'exécuter son projet.

On a dit quelque part que l'île de Corse ne fut conquise par les François, et cédée par les Génois à la France, en 1768, que parceque Voltaire, jaloux de l'auteur du Contrat social, ne vouloit pas que Rousseau

fût le législateur de la Corse. Mais cette assertion n'est appuyée par aucun fait qui lui prête de la force. Voltaire eut assez de torts envers Rousseau, sans qu'il soit nécessaire d'en inventer. Adopter ce fait seroit accorder à Voltaire une influence qu'il ne pouvoit avoir, à cette époque, ni par lui-même, ni par ses amis.

Rousseau parlant dans ses Confessions de l'extrait qu'il a fait de deux ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont l'un a pour titre Essai sur la paix perpétuelle, et l'autre Polysynodie, ou pluralité des conseils, dit que l'abbé de Saint-Pierre avoit laissé des « ouvrages pleins « d'excellentes choses, qui méritoient d'être mieux « dites. Mais il s'agissoit de lire, de méditer vingt-trois « assommants gros volumes diffus, confus, pleins de redites, d'éternelles rabacheries, et de petites vues « courtes ou fausses, parmi lesquelles il en falloit pê« cher à la nage quelques unes, grandes, belles, et qui << donnoient le courage de supporter ce pénible travail. »

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Ce fut en 1756 qu'à la sollicitation de quelques personnes, qui tenoient encore aux idées de l'abbé de Saint-Pierre, et qui desiroient voir reproduire avec méthode, clarté et précision, ce que ces idées avoient de plus saillant, Jean-Jacques se chargea de porter l'ordre et la lumière dans ce chaos, d'en retirer ce qu'il y pourroit trouver d'utile, et de le rendre à la vie, en l'échauffant du feu de son génie. Plusieurs fois il fut tenté d'abandonner ce travail qui ne lui présentoit que du dégoût; mais il avoit promis à madame Dupin, à Saint-Lambert, à l'abbé de Mably, au comte de SaintPierre, neveu de l'abbé, et qui prenoit un vif intérêt à la mémoire de son oncle: il n'étoit plus temps de se

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