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à acquérir que celles de l'homme de guerre? ou le bon ordre est-il moins nécessaire dans l'économie politique que dans la discipline militaire? Les grades scrupuleusement observés ont été l'école de tant de grands hommes qu'a produits la république de Venise; et pourquoi ne commenceroiton pas d'aussi loin à Paris pour servir le prince qu'à Venise pour servir l'état?

Je n'ignore pas que l'intérêt des visirs s'oppose à cette nouvelle police: je sais bien qu'ils ne veulent point être assujettis à des formes qui gênent leur despotisme; qu'ils ne veulent employer que des créatures qui leur soient entièrement dévouées, et qu'ils puissent d'un mot replonger dans la poussière d'où ils les tirent. Un homme de naissance, de son côté, qui n'a pour cette foule de valets que le mépris qu'ils méritent, dédaigne d'entrer en concurrence avec eux dans la même carrière; et le gouvernement de l'état est toujours prêt à devenir la proie du rebut de ses citoyens. Aussi n'est-ce point sous le visirat, mais sous la seule polysynodie, qu'on peut espérer d'établir dans l'administration civile des grades honnêtes, qui ne supposent pas la bassesse, mais le mérite, et qui puissent rapprocher la noblesse des affaires, dont on affecte de l'éloigner, et qu'elle affecte de mépriser à son tour.

CHAPITRE VI.

Circulation des départements.

De l'établissement des grades s'ensuit la nécessité de faire circuler les départements entre les membres de chaque conseil, et même d'un conseil à l'autre, afin que chaque membre, éclairé successivement sur toutes les parties du gouvernement, devienne un jour capable d'opiner dans le conseil général, et de participer à la grande administration.

Cette vue de faire circuler les départements est due au régent qui l'établit dans le conseil des finances; et si l'autorité d'un homme qui connoissoit si bien les ressorts du gouvernement ne suffit pas pour la faire adopter, on ne peut disconvenir au moins des avantages sensibles qui naîtroient de cette méthode. Sans doute il peut y avoir des cas où cette circulation paroîtroit peu utile, ou difficile à établir dans la polysynodie: mais elle n'y est jamais impossible, et jamais praticable dans le visirat ni dans le demi-visirat: or il est important, par beaucoup de très fortes raisons, d'établir une forme d'administration où cette circulation puisse avoir lieu.

1° Premièrement, pour prévenir les malversa

tions des commis qui, changeant de bureaux avec leurs maîtres, n'auront pas le temps de s'arranger pour leurs friponneries aussi commodément qu'ils le font aujourd'hui: ajoutez qu'étant, pour ainsi dire, à la discrétion de leurs successeurs, ils seront plus réservés, en changeant de département, à laisser les affaires de celui qu'ils quittent dans un état qui pourroit les perdre, si par hasard leur successeur se trouvoit honnête homme ou leur ennemi. 2o En second lieu, pour obliger les conseillers même à mieux veiller sur leur conduite ou sur celle de leurs commis, de peur d'être taxes de négligence et de pis encore, quand leur gestion changera d'objet sans cesse, et chaque fois sera connue de leur successeur. 3° Pour exciter entre les membres d'un même corps une émulation louable à qui passera son prédécesseur dans le même travail. 4° Pour corriger par ces fréquents changements les abus que les erreurs, les préjugés et les passions de chaque sujet auront introduits, dans son administration: car, parmi tant de caractères différents qui régiront successivement la même partie, leurs fautes se corrigeront mutuellement, et tout ira plus constamment à l'objet commun. 5° Pour donner à chaque membre d'un conseil des connoissances plus nettes et plus étendues des affaires et de leurs divers rapports; en sorte qu'ayant manié les autres parties, il voie

distinctement ce que la sienne est au tout, qu'il ne se croie pas toujours le plus important personnage de l'état, et ne nuise pas au bien général pour mieux faire celui de son département. 6° Pour que tous les avis soient mieux portés en connoissance de cause, que chacun entende toutes les matières sur lesquelles il doit opiner, et qu'une plus grande uniformité de lumières mette plus de concorde et de raison dans les déliberations communes. 7° Pour exercer l'esprit et les talents des ministres car, portés à se reposer et s'appesantir sur un même travail, ils ne s'en font enfin qu'une routine qui resserre et circonscrit pour ainsi dire le génie par l'habitude. Or l'attention est à l'esprit ce que l'exercice est au corps; c'est elle qui lui donne de la vigueur, de l'adresse, et qui le rend propre à supporter le travail: ainsi l'on peut dire que chaque conseiller d'état, en revenant après quelques années de circulation à l'exercice de son premier département, s'en trouvera réellement plus capable que s'il n'en eût point du tout changé. Je ne nie pas que, s'il fût demeuré dans le même, il n'eût acquis plus de facilité à expédier les affaires qui en dépendent; mais je dis qu'elles eussent été moins bien faites, parcequ'il eût eu des vues plus bornées, et qu'il n'eût pas acquis une connoissance aussi exacte des rapports qu'ont ces affaires avec celles des autres départements: de sorte

qu'il ne perd d'un côté dans la circulation que pour gagner d'un autre beaucoup davantage. 8° Enfin, pour ménager plus d'égalité dans le pouvoir, plus d'indépendance entre les conseillers d'état, et par conséquent plus de liberté dans les suffrages. Autrement, dans un conseil nombreux en apparence, on n'auroit réellement que deux ou trois opinants auxquels tous les autres seroient assujettis, à-peu-près comme ceux qu'on appeloit autrefois à Rome senatores pedarii, qui pour l'ordinaire regardoient moins à l'avis qu'à l'auteur: inconvénient d'autant plus dangereux, que ce n'est jamais en faveur du meilleur parti qu'on a besoin de gêner les voix.

On pourroit pousser encore plus loin cette circulation des départements en l'étendant jusqu'à la présidence même; car s'il étoit de l'avantage de la république romaine que les consuls redevinssent au bout de l'an simples sénateurs, en attendant un nouveau consulat, pourquoi ne seroit-il pas de l'avantage du royaume que les présidents redevinssent, après deux ou trois ans, simples conseillers, en attendant une nouvelle présidence? Ne seroit-ce pas pour ainsi dire proposer un prix tous les trois ans à ceux de la compagnie qui, durant cet intervalle, se distingueroient dans leur corps? ne seroit-ce pas un nouveau ressort très propre à entretenir dans une continuelle activité

CONTRAT SOCIAL.

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