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cela qu'on le prétend, est-il croyable qu'ils en fussent moins empressés que de tous ceux qui les égarent depuis si long-temps, et qu'ils préférassent mille ressources trompeuses à un profit évident?

Sans doute cela est croyable, à moins qu'on ne suppose que leur sagesse est égale à leur ambition, et qu'ils voient d'autant mieux leurs avantages qu'ils les desirent plus fortement; au lieu que c'est la grande punition des excès de l'amour-propre de recourir toujours à des moyens qui l'abusent, et que l'ardeur même des passions est presque toujours ce qui les détourne de leur but. Distinguons donc, en politique ainsi qu'en morale, l'intérêt réel de l'intérêt apparent : le premier se trouveroit dans la paix perpétuelle; cela est démontré dans le projet le second se trouve dans l'état d'indépendance absolue qui soustrait les souverains à l'empire de la loi pour les soumettre à celui de la fortune. Semblables à un pilote insensé, qui, pour faire montre d'un vain savoir et commander à ses matelots, aimeroit mieux flotter entre des rochers durant la tempête que d'assujettir son vaisseau par des ancres.

Toute l'occupation des rois, ou de ceux qu'ils chargent de leurs fonctions, se rapporte à deux seuls objets; étendre leur domination au-dehors, et la rendre plus absolue au-dedans toute autre vue, ou se rapporte à l'une de ces deux, ou ne leur

pu

sert que de prétexte; telles sont celles du bien blic, du bonheur des sujets, de la gloire de la nation; mots à jamais proscrits du cabinet, et si lourdement employés dans les édits publics, qu'ils n'annoncent jamais que des ordres funestes, et que le peuple gémit d'avance quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels.

Qu'on juge, sur ces deux maximes fondamentales, comment les princes peuvent recevoir une proposition qui choque directement l'une, et qui n'est guère plus favorable à l'autre. Car on sent bien que par la diéte européenne le gouvernement de chaque état n'est pas moins fixé que par ses limites, qu'on ne peut garantir les princes de la révolte des sujets sans garantir en même temps les sujets de la tyrannie des princes, et qu'autrement l'institution ne sauroit subsister. Or, je demande s'il y a dans le monde un seul souverain qui, borné ainsi pour jamais dans ses projets les plus chéris, supportât sans indignation la seule idée de se voir forcé d'être juste, non seulement avec les étrangers, mais même avec ses propres sujets.

Il est facile encore de comprendre que d'un côté la guerre et les conquêtes, et de l'autre les progrès du despotisme, s'entr'aident mutuellement; qu'on prend à discrétion, dans un peuple d'esclaves, de l'argent et des hommes pour en subjuguer d'autres; que réciproquement la guerre

fournit un prétexte aux exactions pécuniaires, et un autre non moins spécieux d'avoir toujours de grandes armées pour tenir le peuple en respect. Enfin chacun voit assez que les princes conquérants font pour le moins autant la guerre à leurs sujets qu'à leurs ennemis, et que la condition des vainqueurs n'est pas meilleure que celle des vaincus. « J'ai battu les Romains, écrivoit Annibal aux << Carthaginois; envoyez-moi des troupes: j'ai mis << l'Italie à contribution; envoyez-moi de l'argent.»> Voilà ce que signifient les Te Deum, les feux de joie, et l'alégresse du peuple aux triomphes de ses maîtres.

Quant aux différents entre prince et prince, peut-on espérer de soumettre à un tribunal supérieur des hommes qui s'osent vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée, et qui ne font mention de Dieu même que parcequ'il est au ciel? Les souverains se soumettront-ils dans leurs querelles à des voies juridiques, que toute la rigueur des lois n'a jamais pu forcer les particuliers d'admettre dans les leurs? Un simple gentilhomme offensé dédaigne de porter ses plaintes au tribunal des maréchaux de France; et vous voulez qu'un roi porte les siennes à la diéte européenne? Encore y a-t-il cette différence, que l'un pèche contre les lois et expose doublement sa vie, au lieu que l'autre n'expose guère que ses sujets; qu'il use, en

prenant les armes, d'un droit avoué de tout le genre humain, et dont il prétend n'être comptable qu'à Dieu seul.

Un prince qui met sa cause au hasard de la guerre n'ignore pas qu'il court des risques; mais il en est moins frappé que des avantages qu'il se promet, parcequ'il craint bien moins la fortune qu'il n'espère de sa propre sagesse : s'il est puissant, il compte sur ses forces; s'il est foible, il compte sur ses alliances; quelquefois il lui est utile au-dedans de purger de mauvaises humeurs, d'affoiblir des sujets indociles, d'essuyer même des revers, et le politique habile sait tirer avantage de ses propres défaites. J'espère qu'on se souviendra que ce n'est pas moi qui raisonne ainsi, mais le sophiste de cour, qui préfère un grand territoire et peu de sujets pauvres et soumis à l'empire inébranlable que donnent au prince la justice et les lois sur un peuple heureux et floris

sant.

C'est encore par le même principe qu'il réfute cn lui-même l'argument tiré de la suspension du commerce, de la dépopulation, du dérangement des finances, et des pertes réelles que cause une vaine conquête. C'est un calcul très fautif que d'évaluer toujours en argent les gains ou les pertes des souverains; le degré de puissance qu'ils ont en vue ne se compte point par les millions qu'on pos

séde. Le prince fait toujours circuler ses projets; il veut commander pour s'enrichir, et s'enrichir pour commander; il sacrifiera tour-à-tour l'un et l'autre pour acquérir celui des deux qui lui manque: mais ce n'est qu'afin de parvenir à les posséder enfin tous les deux ensemble qu'il les poursuit séparément; car, pour être le maître des hommes et des choses, il faut qu'il ait à-la-fois l'empire et l'argent.

Ajoutons enfin, sur les grands avantages qui doivent résulter, pour le commerce, d'une paix générale et perpétuelle, qu'ils sont bien en euxmêmes certains et incontestables, mais qu'étant communs à tous ils ne seront réels pour personne, attendu que de tels avantages ne se sentent que par leurs différences, et que, pour augmenter sa puissance relative, on ne doit chercher que des biens exclusifs.

Sans cesse abusés par l'apparence des choses, les princes rejetteroient donc cette paix, quand ils péseroient leurs intérêts eux-mêmes : que serace quand ils les feront peser par leurs ministres, dont les intérêts sont toujours opposés à ceux du peuple, et presque toujours à ceux du prince? Les ministres ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires, pour jeter le prince dans des embarras dont il ne se puisse tirer sans eux, et pour perdre l'état, s'il le faut, plutôt que leur

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