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struiront plus que cent volumes. Mais comment ́entreprendre un voyage aussi pénible, aussi long, dans l'état où je suis? le soutiendrois-je? me laisseroit-on passer? Mille obstacles m'arrêteroient en allant, l'air de la mer achèveroit de me détruire avant le retour. Je vous avoue que je desire mourir parmi les miens.

Vous pouvez être pressé; un travail de cette importance ne peut être qu'une affaire de très longue haleine, même pour un homme qui se porteroit bien. Avant de soumettre mon ouvrage à l'examen de la nation et de ses chefs, je veux commencer par en être content moi-même: je ne veux rien donner par morceaux; l'ouvrage doit être un; l'on n'en sauroit juger séparément. Ce n'est déja pas peu de chose que de me mettre en état de commencer pour achever, cela va loin.

Il se présente aussi des réflexions sur l'état précaire où se trouve encore votre île. Je sais que, sous un chef tel qu'ils l'ont aujourd'hui, les Corses n'ont rien à craindre de Gênes: je crois qu'ils n'ont rien à craindre non plus des troupes qu'on dit que la France y envoie, et ce qui me confirme dans ce sentiment est de voir un aussi bon triote que vous me paroissez l'être rester, malgré l'envoi de ces troupes, au service de la puissance qui les donne. Mais, monsieur, l'indépendance de votre pays n'est point assurée tant qu'aucune

pa

puissance ne la reconnoît; et vous m'avouerez qu'il n'est pas encourageant pour un aussi grandtravail de l'entreprendre sans savoir s'il peut avoir méme en le supposant bon.

son usage,

Ce n'est point pour me refuser à vos invitations, monsieur, que je vous fais ces objections, mais pour les soumettre à votre examen et à celui de M. Paoli. Je vous crois trop gens de bien l'un et l'autre pour vouloir que mon affection pour votre patrie me fasse consumer le peu de temps qui me reste à des soins qui ne seroient bons à rien.

Examinez donc, messieurs; jugez vous-mêmes, et soyez sûrs que l'entreprise dont vous m'avez trouvé digne ne manquera point par ma volonté.

Recevez, je vous prie, mes très humbles salu

tations.

P. S. En relisant votre lettre, je vois, monsieur, qu'à la première lecture j'ai pris le change sur votre objet. J'ai cru que vous demandiez un corps complet de législation, et je vois que vous demandez seulement une institution politique, ce qui me fait juger que vous avez déja un corps. de lois civiles autres que le droit écrit, sur lequel il s'agit de calquer une forme de gouvernement qui s'y rapporte. La tâche est moins grande, sans être petite, et il n'est pas sûr qu'il en résulte un

tout aussi parfait; on n'en peut juger que sur le recueil complet de vos lois.

LETTRE II.

AU MÊME.

Motiers, le 15 octobre 1764.

Je ne sais, monsieur, pourquoi votre lettre du 3 ne m'est parvenue qu'hier. Ce retard me force, pour profiter du courrier, de vous répondre à la hâte, sans quoi ma lettre n'arriveroit pas à Aix assez tôt pour vous y trouver.

Je ne puis guère espérer d'être en état d'aller en Corse. Quand je pourrois entreprendre ce voyage, ce ne seroit que dans la belle saison: d'ici là le temps est précieux, il faut l'épargner tant qu'il est possible, et il sera perdu jusqu'à ce que j'aie reçu vos instructions. Je joins ici une note rapide des premières dont j'ai besoin; les vôtres me seront toujours nécessaires dans cette entreprise. Il ne faut point là-dessus me parler, monsieur, de votre insuffisance: à juger de vous par vos lettres, je dois plus me fier à vos yeux qu'aux miens; et à juger par vous de votre peuple, il a tort de chercher ses guides hors de chez lui.

Il s'agit d'un si grand objet, que ma témérité

me fait trembler: n'y joignons pas du moins l'étourderie. J'ai l'esprit très lent; l'âge et les maux le ralentissent encore. Un gouvernement provisionnel a ses inconvénients: quelque attention qu'on ait à ne faire que les changements nécessaires, un établissement tel que celui que nous cherchons ne se fait point sans un peu de commotion, et l'on doit tâcher au moins de n'en avoir qu'une. On pourroit d'abord jeter les fondements, puis élever plus à loisir l'édifice. Mais cela suppose un plan déja fait, et c'est pour tracer ce plan même qu'il faut le plus méditer. D'ailleurs il est à craindre qu'un établissement imparfait ne fasse plus sentir ses embarras que ses avantages, et que cela ne dégoûte le peuple de l'achever. Voyons toutefois ce qui se peut faire. Les mémoires dont j'ai besoin reçus, il me faut bien six mois pour m'instruire, et autant au moins pour digerer mes instructions; de sorte que, du printemps prochain en un an, je pourrois proposer mes premières idées sur une forme provisionnelle, et au bout de trois autres années mon plan complet d'institution. Comme on ne doit promettre que ce qui dépend de soi, je ne suis pas sûr de mettre en état mon travail en si peu de temps; mais je suis si sûr de ne pouvoir l'abréger, que s'il faut rapprocher un de ces deux termes, il vaut mieux que je n'entreprenne rien.

Je suis charmé du voyage que vous faites en Corse dans ces circonstances; il ne peut que vous être très utile. Si, comme je n'en doute pas, vous vous y occupez de notre objet, vous verrez mieux ce qu'il faut me dire que je ne puis voir ce que je dois vous demander. Mais permettez-moi une curiosité que m'inspirent l'estime et l'admiration. Je voudrois savoir tout ce qui regarde M. Paoli; quel âge a-t-il? est-il marié? a-t-il des enfants? où a-t-il appris l'art militaire? comment le bonheur de sa nation l'a-t-il mis à la tête de ses troupes? quelles fonctions exerce-t-il dans l'administration politique et civile? ce grand homme se résoudroit-il à n'être que citoyen dans sa patrie après en avoir été le sauveur? Sur-tout parlez-moi sans déguisement à tous égards; la gloire, le repos, le bonheur de votre peuple dépendent ici plus de vous que de moi. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur.

MÉMOIRE JOINT A CETTE RÉPONSE.

Une bonne carte de la Corse, où les divers districts soient marqués et distingués par leurs noms, même, s'il se peut, par des couleurs.

Une exacte description de l'île; son histoire naturelle, ses productions, sa culture, sa division par districts; le nombre, la grandeur, la situation des villes, bourgs, paroisses; le dénombrement

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