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De quelque embarras néanmoins que vous puissiez délivrer sa libre élection, il n'y faut songer qu'après s'être bien assuré de ses véritables dispositions, et dans la supposition qu'on lui trouvera encore quelque bon sens, quelque sentiment d'honneur, quelque amour pour son pays, quelque connoissance de ses vrais intérêts, et quelque desir de les suivre; car en tout temps, et sur-tout dans la triste situation où les malheurs de la Pologne vont la laisser, il n'y auroit rien pour elle de plus funeste que d'avoir un traître à la tête du gouvernement.

Quant à la manière d'entamer l'oeuvre dont il s'agit, je ne puis goûter toutes les subtilités qu'on vous propose pour surprendre et tromper en quelque sorte la nation sur les changements à faire à ses lois. Je serois d'avis sculement, en montrant votre plan dans toute son étendue, de n'en point commencer brusquement l'exécution par remplir la république de mécontents, de laisser en place la plupart de ceux qui y sont, de ne conférer les. emplois selon la nouvelle réforme qu'à mesure qu'ils viendroient à vaquer. N'ébranlez jamais trop brusquement la machine. Je ne doute point qu'un bon plan une fois adopté ne change même l'esprit de ceux qui auront eu part au gouvernement sous un autre. Ne pouvant créer tout d'un coup de nouveaux citoyens, il faut commencer par tirer

parti de ceux qui existent; et offrir une route nouvelle à leur ambition, c'est le moyen de les disposer à la suivre.

Que si, malgré le courage et la constance des confédérés, et malgré la justice de leur cause, la fortune et toutes les puissances les abandonnent, et livrent la patrie à ses oppresseurs..... Mais je n'ai pas l'honneur d'être Polonois, et, dans une situation pareille à celle où vous êtes, il n'est permis de donner son avis que par son exemple.

Je viens de remplir selon la mesure de mes forces, et plût à Dieu que ce fût avec autant de succès que d'ardeur, la tâche que M. le comte Wielhorski m'a imposée. Peut-être tout ceci n'est-il qu'un tas de chimères; mais voilà mes idées. Ce n'est pas ma faute si elles ressemblent si peu à celles des autres hommes, et il n'a pas dépendu de moi d'organiser ma tête d'une autre façon. J'avoue même que, quelque singularité qu'on leur trouve, je n'y vois rien, quant à moi, que de bien adapté au cœur humain, de bon, de praticable, sur-tout en Pologne, m'étant appliqué dans mes vues à suivre l'esprit de cette république, et à n'y proposer que le moins de changements que j'ai pu pour en corriger les défauts. Il me semble qu'un gouvernement monté sur de pareils ressorts doit marcher à son vrai but aussi directement, aussi sûrement, aussi long-temps qu'il est possible;

n'ignorant pas au surplus que tous les ouvrages des hommes sont imparfaits, passagers, et périssables comme eux.

J'ai omis à dessein beaucoup d'articles très importants sur lesquels je ne me sentois pas les lumières suffisantes pour en bien juger. Je laisse ce soin à des hommes plus éclairés et plus sages que moi; et je mets fin à ce long fatras en faisant à M. le comte Wielhorski mes excuses de l'en avoir occupé si long-temps. Quoique je pense autrement que les autres hommes, je ne me flatte pas d'être plus sage qu'eux, ni qu'il trouve dans mes rêveries rien qui puisse être réellement utile à sa patrie; mais mes vœux pour sa prospérité sont trop vrais, trop purs, trop désintéressés, pour que l'orgueil d'y contribuer puisse ajouter à mon zėle. Puisse-t-elle triompher de ses ennemis, devenir, demeurer paisible, heureuse et libre, donner un grand exemple à l'univers, et, profitant des travaux patriotiques de M. le comte Wielhorski, trouver et former dans son sein beaucoup de citoyens qui lui ressemblent!

LETTRES

A M. BUTTA-FOCO

SUR

LA LÉGISLATION DE LA CORSE.

LETTRE I.

Motiers-Travers, le 22 septembre 1764.

Il est superflu, monsieur, de chercher à exciter mon zèle pour l'entreprise que vous me proposez'. La seule idée m'élève l'ame et me transporte. Je croirois le reste de mes jours bien noblement, bien vertueusement, bien heureusement employé, je croirois même avoir bien racheté l'inutilité des autres, si je pouvois rendre ce triste reste bon en quelque chose à vos braves compatriotes,

** Un plan de législation pour les Corses, qui avoient secoué le joug des Génois. Dans son Contrat social (liv. II, chap. x) Rousseau avoit fait l'éloge de cette nation, et souhaité que quelque homme sage lui apprit à conserver sa liberté. Ce passage donna l'idée à M. Butta-Foco, capitaine au service de France, d'inviter Rousseau à se charger de cette noble tâche, en cela d'accord avec le célèbre Paoli, chef civil et militaire de la Corse, et qui y avoit établi une forme provisoire de gouvernement.

CONTRAT SOCIAL.

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si je pouvois concourir par quelque conseil utile aux vues de leur digne chef et aux vôtres: de ce côté-là donc soyez sûr de moi; ma vie et mon cœur sont à vous.

Mais, monsieur, le zèle ne donne pas les moyens, et le desir n'est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire ici sottement le modeste: je sens bien ce que j'ai, mais je sens encore mieux ce qui me manque. Premièrement, par rapport à la chose, il me manque une multitude de connoissances relatives à la nation et au pays; connoissances indispensables, et qui, pour les acquérir, demanderont de votre part beaucoup d'instructions, d'éclaircissements, de mémoires, etc.; de la mienne beaucoup d'étude et de réflexions. Par rapport à moi il me manque plus de jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur moins épuisé d'ennuis, une certaine vigueur de génie, qui, même quand on l'a, n'est pas à l'épreuve des années et des chagrins; il me manque la santé, le temps; il me manque, accablé d'une maladie incurable et cruelle, l'espoir de voir la fin d'un long travail, que la seule attente du succès peut donner le courage de suivre; il me manque enfin l'expérience dans les affaires, qui seule éclaire plus sur l'art de conduire les hommes que toutes les méditations.

Si je me portois passablement, je me dirois: J'irai en Corse; six mois passés sur les lieux m'in

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