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dur le joug des tyrans, leurs foibles ames, esclaves de passions qu'il faudroit étouffer, te craindroient plus cent fois que la servitude; ils te fuiroient avec effroi comme un fardeau prêt à les écraser.

Affranchir les peuples de Pologne, est une grande et belle opération, mais hardie, périlleuse, et qu'il ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précautions à prendre, il en est une indispensable et qui demande du temps; c'est, avant toute chose, de rendre dignes de la liberté et capables de la supporter les serfs qu'on veut affranchir. J'exposerai ci-après un des moyens qu'on peut employer pour cela. Il seroit téméraire à moi d'en garantir le succès, quoique je n'en doute pas. S'il est quelque meilleur moyen, qu'on le prenne. Mais, quel qu'il soit, songez que vos serfs sont des hommes comme vous, qu'ils ont en eux l'étoffe pour devenir tout ce que vous êtes: travaillez d'abord à la mettre en œuvre, et n'affranchissez leurs corps qu'après avoir affranchi leurs ames. Sans ce préliminaire, comptez que votre opération réussira mal.

CHAPITRE VII.

Moyens de maintenir la constitution.

La législation de Pologne a été faite successivement de pièces et de morceaux, comme toutes celles de l'Europe. A mesure qu'on voyoit un abus, on faisoit une loi pour y remédier. De cette loi naissoient d'autres abus qu'il falloit corriger encore. Cette manière d'opérer n'a point de fin, et méne au plus terrible de tous les abus, qui est d'énerver toutes les lois à force de les multiplier.

L'affoiblissement de la législation s'est fait en Pologne d'une manière bien particulière, et peutêtre unique c'est qu'elle a perdu sa force sans avoir été subjuguée par la puissance exécutive. En ce moment encore la puissance législative conserve toute son autorité; elle est dans l'inaction, mais sans rien voir au-dessus d'elle. La diéte est aussi souveraine qu'elle l'étoit lors de son établissement. Cependant elle est sans force; rien ne la domine; mais rien ne lui obéit. Cet état est remarquable et mérite réflexion.

Qu'est-ce qui a conservé jusqu'ici l'autorité légis lative? c'est la présence continuelle du législateur. C'est la fréquence des diétes, c'est le fréquent

renouvellement des nonces, qui ont maintenu la république. L'Angleterre, qui jouit du premier de ces avantages, a perdu sa liberté pour avoir négligé l'autre. Le même parlement dure si long-temps, que la cour, qui s'épuiseroit à l'acheter tous les ans, trouve son compte à l'acheter pour sept, et n'y manque pas. Première leçon pour vous.

Un second moyen par lequel la puissance législative s'est conservée en Pologne, est premièrement le partage de la puissance exécutive, qui a empêché ses dépositaires d'agir de concert pour l'opprimer, et en second lieu le passage fréquent de cette même puissance exécutive par différentes mains, ce qui a empêché tout système suivi d'usurpation. Chaque roi faisoit, dans le cours de son régne, quelques pas vers la puissance arbitraire: mais l'élection de son successeur forçoit celui-ci de rétrograder au lieu de poursuivre; et les rois, au commencement de chaque règne, étoient contraints, par les pacta conventa, de partir tous du même point. De sorte que, malgré la pente habituelle vers le despotisme, il n'y avoit aucun progrès réel.

Il en étoit de même des ministres et grands officiers. Tous, indépendants et du sénat et les uns des autres, avoient dans leurs départements respectifs une autorité sans bornes; mais outre que ces places se balançoient mutuellement, en ne

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se perpétuant pas dans les mêmes familles, elles n'y portoient aucune force absolue; et tout le voir, même usurpé, retournoit toujours à sa source. Il n'en eût pas été de même si toute la puissance exécutive eût été, soit dans un seul corps comme le sénat, soit dans une famille par l'hérédité de la couronne. Cette famille ou ce corps auroient probablement opprimé tôt ou tard la puissance législative, et par là mis les Polonois sous le joug que portent toutes les nations, et dont eux seuls sont encore exempts; car je ne compte déja plus la Suède'. Deuxième leçon.

Voilà l'avantage; il est grand sans doute : mais voici l'inconvénient, qui n'est guère moindre. La puissance exécutive, partagée entre plusieurs individus, manque d'harmonie entre ses parties, et cause un tiraillement continuel incompatible avec le bon ordre. Chaque dépositaire d'une partie de cette puissance se met, en vertu de cette partie, à tous égards au-dessus des magistrats et des lois. Il reconnoît, à la vérité, l'autorité de la diete: mais

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Rousseau fait allusion ici à la révolution du 19 août 1772, dans laquelle Gustave III réussit en un jour et sans verser une goutte de sang à détruire le pouvoir aristocratique du sénat, et fit adopter deux jours après, aux quatre ordre réunis, une constitution nouvelle, par l'effet de laquelle l'autorité royale reprit la force et la dignité dont elle avoit besoin, en conservant aux libertés nationales toutes les garanties desirables. Voyez un précis très bien fait de cet événement et de la constitution qui en fut la suite, dans le Tableau des Révolutions de l'Europe, de Kock, tome II, pages 410 et suiv.

ne reconnoissant que celle-là, quand la diéte est dissoute il n'en reconnoît plus du tout; il méprise les tribunaux et brave leurs jugements. Ce sont autant de petits despotes qui, sans usurper précisément l'autorité souveraine, ne laissent pas d'opprimer en détail les citoyens, et donnent l'exemple funeste et trop suivi de violer sans scrupule et sans crainte les droits et la liberté des particuliers.

Je crois que voilà la première et principale cause de l'anarchie qui règne dans l'état. Pour ôter cette cause, je ne vois qu'un moyen : ce n'est pas d'armer les tribunaux particuliers de la force publique contre ces petits tyrans; car cette force, tantôt mal administrée, et tantôt surmontée par une force supérieure, pourroit exciter des troubles et des désordres capables d'aller par degrés jusqu'aux guerres civiles; mais c'est d'armer de toute la force exécutive un corps respectable et permanent, tel que le sénat, capable, par sa consistance et par son autorité, de contenir dans leur devoir les magnats tentés de s'en écarter. Ce moyen me paroît efficace, et le seroit certainement; mais le danger en seroit terrible et très difficile à éviter; car, comme on peut voir dans le Contrat social, tout corps dépositaire de la puissance exécutive tend . fortement et continuellement à subjuguer la puissance législative, et y parvient tôt ou tard.

Pour parer à cet inconvénient, on vous pro

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