Page images
PDF
EPUB

étant nés égaux et libres, n'alienent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l'amour du père pour ses enfants le paie des soins qu'il leur rend; et que, dans l'état, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.

Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés: il cite l'esclavage en exemple. Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait '. On pourroit employer une méthode plus conséquente, mais non plus favorable aux tyrans.

Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain : et il paroît, dans tout son livre, pencher pour le premier avis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer'.

[ocr errors]

Comme un pâtre est d'une nature supérieure à

« Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent " que l'histoire des anciens abus; et on s'est entêté mal à propos quand on s'est donné la peine de les trop étudier.» Traité des Intérêts de la France avec ses voisins, par M. le marquis d'Argenson (imprimé chez Rey, à Amsterdam). Voilà précisément ce qu'a fait Grotius.

2*

Grotius, célèbre publiciste hollandais, mort en 1645, a publié un grand nombre d'ouvrages dont le plus renommé est son

celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnoit, au rapport de Philon, l'empereur Caligula; concluant assez bien de cette analogie que les rois étoient des dieux, ou que les peuples étoient des bêtes '.

Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote, avant eux tous,

traité de Jure belli et pacis, traduit et commenté dans toutes les langues de l'Europe. La meilleure édition de la traduction françoise de Barbeyrac est de Bâle, 1746, 2 vol. in-4°. - Hobbes, philosophe anglois non moins célèbre, mort en 1679, est sur-tout connu par son traité de Cive, traduit en françois par Sorbière, 1649, in-8°. Cette traduction a été réimprimée avec celle de deux autres ouvrages du même auteur, sous le titre de OEuvres philosophiques et politiques de Hobbes, Neuchâtel (Paris), 1787, 2 vol. in-8°.

** Philon, écrivain juif d'Alexandrie, fécond en belles pensées, est auteur de plusieurs ouvrages sur la morale et la religion, qui lui ont mérité le surnom de Platon juif. Envoyé en ambassade à Caligula, et n'ayant rien obtenu de cet empereur, il s'en vengea en écrivant sous le titre d'Ambassade à Caïus une espèce de relation qui est parvenue jusqu'à nous. Quant au passage dont il s'agit ici, le voici dans le style naïf que prête à Philon un vieux traducteur : « Caius s'efforceant de se faire croyre Dieu, on dict qu'au commen« cement de ceste folle apprehension, il usa de ce propoz : Tout «ainsy que les pastoureaulx des animaulx, comme bouviers, chevriers, bergers, ne sont ni bœufs, ni chevres, ni aigneaux, ains « sont hommes d'une meilleure condition et qualité, aussy fault penser que moy qui suis le gouverneur de ce tres bon troupeau d'hommes, suis different des aultres, et que je ne tiens point de l'homme, mais d'une part plus grande et plus divine. Après qu'il « eut imprimé ceste opinion dedans son esprit, etc. » OEuvres de Philon, traduction de P. Bellier, in-8". Paris, 1598.

avoit dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux ; mais que les uns naissent pour l'esclavage, et les autres pour la domination.

Aristote avoit raison; mais il prenoit l'effet pour la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au desir d'en sortir; ils aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimoient leur abrutissement. S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parcequ'il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.

Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé, père de trois grands monarques qui se partagèrent l'univers, comme firent les enfants de Saturne, qu'on a cru reconnoître en eux. J'espère qu'on me saura gré de cette modération; car, descendant directement de l'un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me trouverois point le légitime roi du genre humain? Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain du monde, comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le seul habitant; et ce qu'il y avoit de commode dans cet empire étoit que le

2

[blocks in formation]

Voyez un petit traité de Plutarque, intitulé, Que les bêtes usent de la raison.

monarque, assuré sur son trône, n'avoit à craindre ni rébellions, ni guerres, ni conspirateurs.

m

CHAPITRE III.

Du droit du plus fort.

Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra

ce être un devoir?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable; car, sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause: toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément, on le peut légitimement; et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la

force cesse? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir; et si l'on n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu; je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois, non seulement il faut par force donner la bourse; mais, quand je pourrois la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

CHAPITRE IV.

De l'esclavage.

Puisque aucun homme n'a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions

« PreviousContinue »