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la supposition qu'un seul des ordres expédiés au maréchal Grouchy lui était parvenu.

Lorsqu'enfin le maréchal se mit en mouvement, on vit encore dans la direction qu'il donna à ses colonnes, une suite de cette crainte pour sa droite, qu'un génie ennemi de la France paraissait s'être plu à lui inspirer. Il jette presque toute sa cavalerie vers Tourines et la route de Liége; il dirige son infanterie par Walhain, la route la plus éloignée de la Dyle qu'il pût prendre (*). Tous ces mouvemens étaient du temps perdu. Nous avons déjà dit que la diversion que les Prussiens auraient pu faire sur Fleurus, si un pareil projet pouvait entrer dans la tête du maréchal Blücher, aurait passé par MontSaint-Guibert et Melioreux. Nous avons fait voir qu'un mouvement en dehors de notre extrême droite, ne pouvait conduire l'ennemi à Fleurus que le 19, et aurait été sans effet; puisque, par toutes les raisons possibles, le 18 devait être le jour décisif, soit par le gain d'une bataille, soit par la prise de Bruxelles. C'était donc à cette décision qu'il fallait marcher, et le plus rapidement possible.

(*) Le maréchal Grouchy, pour se justifier d'avoir pris cette direction, cite les expressions de la lettre que nous avons déjà rapportée (Pièces justificatives, No XIX). Il suffit de la lire avec attention, pour se convaincre que c'est le mouvement sur Wavre que Napoléon approuve, et non pas la direction de Sart-à-Walhain', dont il ne pouvait plus s'occuper, puisqu'il ne pouvait plus la changer.

En route, la colonne de droite entendit le canon du Mont-Saint-Jean, dont la progression rapidement croissante annonçait que c'était celui d'une bataille générale. C'était un appel qui ne pouvait pas laisser le maréchal Grouchy en doute sur ce qu'il devait faire. Le commandant du 4o corps lui donna le conseil de se diriger immédiatement vers le champ de bataille. Ce conseil était sans doute le meilleur, car il aurait eu pour conséquence la destruction de l'armée anglaise : il n'y avait aucun danger à le suivre, puisque tout intérêt local ou momentané devait céder à l'intérêt majeur de remporter une victoire décisive sur le point où nos forces principales étaient employées. Un avantage momentané des Prussiens sur un détachement de notre aile droite, aurait été bientôt réparé; c'est ce que le maréchal Blücher a conçu en sens inverse. Le maréchal Grouchy opposa ses instructions aux représentations du général Gérard, et plus tard encore à l'insistance de ce dernier et aux instances du général Excelmans. Mais il pouvait facilement les remplir sans aller donner du nez contre un défilé, où il était évident qu'une force bien inférieure à la sienne lui ferait perdre un temps précieux; il ne pouvait pas espérer de retenir l'armée prussienne, en attaquant ce point seul, puisqu'un corps seul pouvait l'y arrêter. Le véritable moyen de remplir le but de ses instructions était de pousser une avant-garde sur Wavre, de rappeler sur-le-champ les généraux Excelmans

et Pajol, qu'il avait si imprudemment éloignés, et de diriger, de la Baraque, le restant de ses forces sur les ponts de Limale et de Limelette. En attaquant trois passages à la fois, il était sûr d'en forcer un au moins, si les Prussiens n'avaient qu'une arrière-garde à Wavre, ou d'empêcher Blücher de quitter sa position, s'il y était encore resté. Dans le premier cas, en s'emparant du pont de Limale ou de celui de Limelette, il tournait les hauteurs de Wavre, et ce passage tombait entre ses mains sans coup férir. Par l'événement, il aurait attaqué le 2o corps prussien dans les défilés de Saint-Lambert, vers les cinq heures du soir; il le détruisait, sans aucun doute, dans une position aussi dangereuse; et vers six heures il pouvait être maître de Saint-Lambert et de Lasne. Un seul de ses corps, en paraissant sur ce point, nous assurait la victoire.

Quelle est l'influence qui a pu décider le maréchal Grouchy à fermer l'oreille aux conseils salutaires qu'il avait reçus? La voix commune en accuse le commandant du 3° corps; cette opinion a passé jusque chez nos ennemis, et on a été jusqu'à y faire entrer des vues de jalousie contre le commandant de l'aile droite. Nous aimons à croire, pour l'honneur de tous deux, qu'il n'en est rien, et nous désirons que des preuves positives viennent appuyer notre opinion. Le maréchal Grouchy paraît s'être effrayé d'une responsabilité dont il s'est exagéré les conséquences. Cette responsabilité,

qui ne pouvait avoir pour objet que nos communications avec la Sambre, portait sur des circonstances qui n'existaient plus dès que, d'une part, Blücher était à Wavre, et de l'autre, Napoléon en présence de Wellington. Cependant il semble que c'est là le motif qui l'a obligé à s'en tenir à la lettre de ses instructions, et à ne se laisser détourner de l'attaque directe de Wavre par aucune considération. Nous ne soutiendrons pas avec l'auteur des Considérations sur l'Art de la Guerre, que dès qu'un corps est attaqué, les corps voisins doivent tout quitter pour voler à son secours. L'application d'un principe pareil, qu'il est assez étonnant de trouver en règle générale dans un ouvrage qui doit donner des leçons de stratégie, serait bien souvent dangereuse. Mais nous croyons pouvoir dire, avec le général Berton, qu'on ne trace point à un corps d'armée des feuilles de route, comme aux détachemens qui marchent par étape : la marche dépend alors des événemens et des circonstances; le général doit savoir les distinguer et les saisir. Nous y ajouterons encore qu'une mission de confiance, telle que l'avait reçue le maréchal Grouchy, entraîne avec elle une latitude d'action qui exclut l'idée d'une obéissance littérale. Cette dernière peut être bonne pour un officier qui est en ligne sous les yeux de son chef; mais un officier général détaché, en s'y soumettant, détruit l'effet de sa mission; car elle devient nulle en effet, et souvent nuisible, s'il n'a pas bien

conçu les dispositions du général en chef, et si, en combinant ces dispositions avec les circonstances de chaque moment, il ne sait pas en déduire les modifications ou les interprétations qu'il doit donner aux ordres qu'il a reçus.

Au reste, nous le répétons encore, loin de nous la pensée de vouloir offenser un de nos anciens chefs; mais la vérité historique, en portant son flambeau sur les causes et les conséquences des désastres de Waterloo, nous impose la loi de ne passer sous silence aucun fait, ni aucune des, réflexions que nous avons cru pouvoir servir à les présenter sous leur point de vue véritable, et à asseoir le jugement du lecteur : c'est à lui à pro

noncer.

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