: M. Victor Hugo, tout brillant de sa fortune naissante et marchant au milieu de ses rêves, comme un roi défendu par ses gardes du corps. Frédéric Soulié avait connu enfant la petite Delphine; aussitôt qu'elle le voyait venir chez sa mère, elle accourait à lui, et, pour lui plaire, il improvisait des contes charmants dont elle s'est toujours souvenue. Un peu plus tard, quand M. de Girardin publia ce fameux journal: la Presse, un météore, on vit entrer dans la petite maison, Clodion le Chevelu, dont le vrai nom était Théophile Gautier. Celui-là, poëte et prosateur, très-obstiné dans ses croyances littéraires, devint, tout de suite, un commensal de ce logis, tiède en hiver, frais en été, un petit salon précédé d'un petit jardin. M. Vatout, ce charmant causeur, oublié déjà, tant sa causerie était légère, se plaisait à ces gais mumures d'une vie heureuse et facilement contente. On n'entendait là-dedans que des gaietés, de beaux rires, des espérances; un bruissement d'abeilles autour de la ruche esprit, lectures et chansons. La femme et le poëte allaient de compagnie, tout marchait du pas léger du mois de mai. Là, nous avons vu... des ombres. Un jour, la duchesse d'Abrantès, charmante encore dans sa pauvreté courageuse, et le meilleur historien, peutêtre, de son cousin l'empereur Napoléon. Ou bien, timide et se cachant dans les angles les plus discrets, M. le marquis de Custine, un véritable écrivain cependant. Il apportait en rougissant ces beaux livres : le Monde comme il est, le Voyage en Espagne et ce fameux Voyage en Russie, qui a laissé sa trace ardente dans les souvenirs de cette nation. Il y avait des soirs où la causerie allant languissante, on entendait soudain retentir une voix superbe, et chacun se disait : C'est Mme Pasta... C'était la comtesse Merlin, plus belle et non moins éloquente que Mme Pasta. Sur un coin de la table où se trouvaient plumes et crayons, le jeune et malheureux peintre Chassériau couvrait de ses esquisses les pages volantes sur lesquelles le doux Géniole avait jeté déjà les plus belles images. Enfin, c'était un va-et-vient de toutes les imaginations, de tous les discours : les anciens, les nouveaux, les hommes d'action, les rêveurs, les politiques. Elle a laissé dans les souvenirs de M. de Lamartine une trace ineffaçable; il en a parlé dans l'accent même et dans l'enthousiasme ému de ses pages les plus éloquentes. M. de Lamartine entrait en ce moment dans le plus vif éclat de sa grande renommée. Il voyageait en Italie; il avait passé la nuit dans une auberge voisine de la cascade au loin bruyante. On lui dit, à son réveil, que deux dames françaises l'avaient demandé, l'aubergiste ajoutant que la plus jeune et la plus belle des deux voyageuses était, d'après le récit de leur courrier, la plus célèbre improvisatrice de la France. « Le nom de Mile Delphine Gay me vint sur les lèvres; je fis appeler le courrier, qui préférait le vin de Montefiascone à toutes les eaux de Terni, et qui buvait dans une salle basse en compagnie d'une fiasque et d'un ami. Le courrier me connaissait parce que j'avais signé souvent son passe-port pour les villes d'Italie; il me dit que ses voyageuses s'appelaient Madame Gay et mademoiselle Delphine Gay, sa fille; que ces dames avaient regretté de ne pas me rencontrer à Florence; qu'elles avaient des lettres de recommandation pour moi, et qu'elles espéraient me rencontrer à Rome; puis montant aussitôt sur son cheval tout sellé à la porte de l'auberge, il galopa sur la route des Cascades pour aller prévenir les deux Françaises que j'étais à Terni, et que j'allais bientôt les rejoindre à la chute du Vellino. » Les pressentiments de l'auteur des Méditations poétiques ne l'avaient pas trompé. C'était bien la jeune Delphine. Elle venait en pèlerinage en ces beaux lieux, pleins d'horreur et d'admiration, que tant de grands artistes avaient visités avant elle, Horace autrefois, lord Byron la veille encore. «Tels étaient la scène et l'amphithéâtre où je rencontrai pour la première fois celle qui fut plus tard Mme Émile de Girardin. « Elle était à demi assise sur un tronc d'arbre que les les enfants des chaumières voisines avaient roulé là pour les étrangers; son bras, admirable de forme et de blancheur, était accoudé sur le parapet. Il soutenait sa tète pensive; sa main gauche, comme alanguie par l'excès des sensations, tenait un petit bouquet de pervenche et de fleurs des eaux noué par un fil, que les enfants lui avaient sans doute cueilli, et qui traînait, au bout de ses doigts distraits, dans l'herbe humide. «Sa taille, élevée et souple, se devinait dans la nonchalance de sa pose; ses cheveux, abondants, soyeux, d'un blond sévère, ondoyaient au souffle tempétueux des eaux, comme ceux des Sibylles que l'extase dénoue; ses yeux, de la même teinte que ses cheveux, se noyaient dans l'espace. Soit gouttes de vapeur condensée sur ses longs cils noirs, soit larmes de l'esprit montées aux yeux par l'excès de l'émotion d'artiste, quelques gouttes de cette pluie de l'âme brillaient et tombaient aux bords de ses paupières sur la cascade sans qu'elle les sentit couler, en sorte que le Vellino roulait à la mer, avec ses ondes, une goutte chaude et virginale du cœur d'une jeune fille de Paris: larmes sans amertume qui baignent les joues, mais qui ne sont pas des pleurs! Elle était heureuse. Elle était contente. Elle portait légèrement sur son front radieux, son double attrait de génie et de beauté... » Voilà, certes, une douce image. Dans ce travail commun de la femme et du mari, chacun apportant sa part au bien-être du ménage, il n'est pas étonnant que Delphine ait renoncé si vite et sans se plaindre aux chères délices de la poésie. Chez nous, la poésie est comme la vertu ; on l'entoure de louanges, mais elle se morfond à la porte. Le livre, au contraire, a la chance heureuse de plaire aux oisifs et d'amuser la foule des lecteurs frivoles. Le succès du Lorgnon était fait pour rassurer Mme de Girardin, et tout de suite, un jour d'été, comme elle était recueillie en sa petite maison des champs sur les bords de l'Orge, et non loin de cette tour de Montlhéry qui a fourni à M. Viennet le sujet d'un si beau livre, elle écrivit sur une page blanche et sans trop savoir ce qu'elle allait dire, un titre original: la Canne à M. de Balzac. M. de Balzac était l'un de ses nouveaux amis. Il n'avait pas été nécessaire qu'elle l'appelat, il s'était rendu de lui-même. Il arrivait, comme on dirait aujourd'hui, l'un des combattants de la dernière heure. Il avait eu grande peine à se frayer le chemin qui devait le conduire à la célébrité; toute sa vie il a chanté, sans les trouver, les sentiers qui conduisent à la fortune. Il était done très-content de luimême, et très-mécontent des autres qui ne rendaient pas encore toute justice à son talent si rare, et qui furent longtemps, en effet, avant d'applaudir à cette illustre destinée. Bonne et franche et sans envie, avec cet esprit vif et primesautier qu'elle a gardé jusqu'à son dernier jour, Mme de Girardin avait dévoré les premiers contes de M. de Balzac; elle savait par cœur l'Enfant maudit, elle avait battu des mains à la Femme de quarante ans. Bref, sitôt qu'elle vit M. de Balzac, elle le reconnut pour un frère aîné, fraîcheinent débarqué des Espagnes imaginaires. Voilà comment elle en vint à écrire, en se jouant, cette histoire de la canne à M. de Balzac. Il possédait, en effet, ornement de ses heures clémentes, un jone phénoménal, dont la pomme d'or était un composé royal de perles, de rubis et d'émeraudes. On avait commencé par suivre la canne, on suivit l'homme à son tour lorsqu'on sut le nom de celui qui la portait. Lorsqu'à la portière d'un carrosse on voyait briller cette pomme d'or aux reflets éclatants : « Voici M. de Balzac ! » se disaient les gens avec admiration. A son seul aspect, le théâtre, émerveillé, ouvrait sa porte à deux battants. Dans le grand foyer de l'Opéra, qui donnait l'heure à l'Europe entière, incomparable rendez-vous de toutes les puissances, sitôt que passait, à pas comptés, la canne à M. de Balzac, soudain, chacun s'arrêtait et contemplait un si fameux talisman, les uns avec un sourire où se mêlait, imperceptible, une légère ironie, et les autres, franchement contents de reconnaître M. de Balzac à ces insignes. Tel était le héros, disons mieux, telle était l'héroïne du nouveau roman de Mme de Girardin. Elle aurait pu faire avec ce talisman un conte fantastique. Seulement, à cette époque, un autre esprit de ses amis, très-éveillé, très-ingénieux, sceptique au beau rire, et ne se doutant pas de sa fin prochaine, tant il abusait de la vie, Loëve-Weymar, Allemand à demi, Français tout à fait, venait de mettre en grand honneur parmi nous l'image et les contes de maître Hoffmann. Les plus difficiles n'avaient pas refusé de porter leurs lèvres à cette coupe où le vin du Rhin se mêlait au vin de Champagne, et bientôt les imitateurs de se ruer en mille contes fantastiques. Mme de Girardin avait trop de bon sens pour s'emparer de ces domaines ouverts au premier venu. Quand elle était téméraire, elle voulait que sa témérité lui appartint en propre. Elle se fût attristée, au delà de toute mesure, d'une futile imitation. La voilà donc, à propos de M. de Balzac et de sa canne, qui nous raconte les malheurs d'un homme trop beau, et de ces malheurs incomparables, elle fait une plaisante esquisse. On voit, tout de suite, qu'une fois lancée et maîtresse de son récit, elle se passera de la canne à M. de Balzac; mais, comme elle a promis de s'en servir, elle tiendra sa parole. Ainsi, entre autres dons, ce talisman précieux a celui de rendre à volonté visible ou I. invisible son heureux maître. Il fallait vraiment qu'en cé temps-là Mme de Girardin connût assez peu M. de Balzac, car elle suppose qu'il va prêter sa canne au premier venu, à ce bellâtre, trop beau pour rien faire. Aussitôt qu'il est armé de cette arme à deux tranchants, notre héros pénètre à volonté dans les diverses maisons de la grande ville, et l'écrivain charmant s'abandonne à toute sa fantaisie. On voit déjà qu'elle a le pressentiment de sa tàche à venir. Le Courrier de Paris, écrit par le vicomte de Launay, était en germe au milieu de ces pages remplies de portraits d'une si parfaite ressemblance. On voit la malice et le tour heureux de toutes choses si diverses, de tous ces personnages si différents. M. de Balzac lui-même dut être content de ce roman fait en concurrence avec tous ceux qu'il rêvait encore. Et pour conclure à la louange de son auteur: «Heureusement, disait Mme de Girardin, la canne est retournée aux mains de l'enchanteur, et l'on voit chaque jour, dans ses livres, qu'il est homme à bien s'en servir. » Le premier qui apporta les compliments de son nouveau livre à Mme de Girardin, ce fut, non pas M. de Balzac, occupé de la Recherche de l'absolu, mais un élégant cavalier dont l'écurie était fameuse et dont l'hôtel était digne d'un prince, écrivain sans limites, inventeur de longue haleine, Eugène Sue. Il promenait par la ville non pas une canne à pomme d'or, mais un équipage à faire envie au plus riche financier. Chacun reconnaissait sa livrée; on se disait ses illustres fantaisies. Il portait des manchettes brodées; toute sa personne exhalait la suave odeur de l'ambre et du jasmin. La ville entière dévorait ses romans. Ajoutez qu'il n'avait pas d'envie, et que pas un écrivain moins que celui-là ne fut jaloux de ses camarades. Il aimait beaucoup Mme de Girardin; il l'entourait de sa sympathie et de ses respects. Il eût été bien heureux si quelque jour elle eût signalé M. Eugène Sue, un talon rouge. Elle fit mieux. Son amitié resta fidèle à ce galant homme. Elle le consola dans sa disgrace. Exilé, elle lui disait, de loin: « Courage! espérance! on se souvient de vous et de vos œuvres ! » Ah! comme elle a pleuré le jour où elle apprit que son ami, l'exilé, à bout de sa patience et de sa force, aimait mieux mourir sur les bords du lac d'Annecy, que d'attendre encore un seul jour le bonheur de revoir la patrie absente! (La fin à la prochaine livraison.) CURIOSITÉS MUSICALES. LE MUSÉE INSTRUMENTAL DU CONSERVATOIRE DE MUSIQUE (1). VISITE AU MUSÉE. Le 16 thermidor de l'an III, la Convention nationale fondait le Conservatoire de Musique. On lit dans l'article 10 du décret : « Une bibliothèque nationale de musique est formée dans le Conservatoire; elle est composée d'une collection complète des partitions et des ouvrages traitant de cet art. Cette bibliothèque doit (1) Nous ne faisons qu'acquitter une dette de reconnaissance en offrant ici à M. de Lassabathie, l'intelligent et habile administrateur du Conservatoire, nos vifs remerciments pour l'aide et le concours qu'il a bien voulu prêter aux artistes chargés de J'illustration du présent article. C. W. J. JANIN. être également composée des instruments antiques ou étrangers et de ceux à nos usages qui peuvent, par leur perfection, servir de modèles. »> La première partie de cet article était depuis longtemps exécutée. La création d'un musée instrumental a donné récemment satisfaction au second vou exprimé par l'Assemblée républicaine. Au commencement de 1861, le ministre d'État faisait l'acquisition, pour le Conservatoire impérial, de la collection de M. Clapisson, et confiait à celui-ci la place de conservateur. Avant de pénétrer dans les nouvelles galeries, disons quelques mots du fondateur du musée instrumental. Louis Clapisson était fils d'un chef de musique des vélites de la garde du roi Murat, professeur au Conservatoire de Naples, et premier cor solo du Grand-Théâtre de San Carlo. Il naquit à Naples, le 15 septembre 1808, d'après la Biographie universelle de M. Fétis. Des vicissitudes diverses, qu'il est inutile de rapporter, conduisirent toute la famille à Bordeaux, où M. Clapisson se livra à l'éducation musicale de son fils, et ne tarda pas à le façonner en petit prodige. Tout homme arrivant à la notoriété doit nécessairement, pour ses biographes, avoir été un petit prodige. J'avoue, pour moi, n'attacher guère plus de prix à la précocité extrême qu'à certaines primeurs insipides ou au premier fruit d'un arbre qui a le droit à peine de pousser des feuilles. Orgue chinois, pierre sonore chinoise, violon chinois. gion d'honneur (1846). La Promise (1854) et la Fanchonnelle (1856) sont restées ses œuvres les plus populaires. L'air de la Fanchonnelle fut singulièrement composé, et ce simple fait peut donner la mesure des tribulations sans nombre, des exigences ridicules auxquelles peut être soumis un compositeur assez heureux pour arriver au théâtre. Clapisson avait fait son air, et il en était content; il le soumit à la prima donna: - Qu'est-ce que vous me portez là, mon cher? dit GERARD Flûte douce, vielle Louis XV ayant appartenu à Mme Adélaïde. Dessin de Delannoy. Eh bien, madame, dit-il à sa Fanchonnette, notezmoi les trails que vous aimez, je vous ferai un air avec cela. La dame trouva l'idée bonne, fioritura à perte de vue, et Clapisson fit son air, dont le succès fut très-vif. En 1854, Clapisson fut nommé membre de l'Institut. Ce compositeur avait une passion désordonnée pour les vieux instruments de musique; il était collectionneur dans toute la force du terme. Curieux type que celui de ces gens voués à une idée, depuis le bibliophile qui entasse dans son cabinet les trésors de l'esprit humain, jusqu'à l'enfant qui s'amuse à coller des timbres-poste sur un album! Pour le collectionneur pur sang, tout intérêt s'efface devant la passion favorite. La collection remplace l'amitié, l'amour et la famille. Quant aux sentiments d'un ordre secondaire, il n'en est même pas question. Et lorsqu'un objet rare est signalé, que de labeurs pour s'en assurer la possession! que de marches et de contre marches pour ne pas éveiller l'attention sur le sujet convoité, ou dépister tous les rivaux! Parfois même, le collectionneur ne recule pas devant certains moyens qui mènent d'ordinaire en police correctionnelle. Sans en arriver à ce paroxysme de la passion, on peut dire de Clapisson qu'en dehors de ses travaux et des objets de première nécessité, tout son temps et toutes ses économies furent consacrées à sa collection. Aussi vint un jour où, à bout de ressources, il vit en perspective la vente inévitable de sa galerie. Il eut alors l'heureuse idée de l'offrir à l'Empereur, qui en fit l'acquisition et en confia la garde à Clapisson lui-même. La mort est venue surprendre le compositeur au mo ment où il songeait à organiser plus régulièrement son œuvre, et à en dresser le catalogue. A Dieu ne plaise que je dise du mal du musée instrumental! Plusieurs pièces m'en ont vivement intéressé. D'ailleurs, la galerie ne fait que naître; elle est l'œuvre d'un seul, par conséquent très-incomplète. Ce n'est pas là ce que je lui reproche. Ce dont j'y constate l'absence, c'est de l'esprit d'ordre ou de méthode. Pour que l'on pût retirer quelques fruits de l'étude d'une semblable collection, il faudrait, ce me semble, classer d'abord l'ensemble du musée en grandes divisions: instruments à vent, à cordes, etc., puis, dans chaque division, établir des familles; puis, enfin et surtout, prendre un instrument à son origine et le conduire jusqu'à l'époque de son entier developpement, soit qu'il ait cessé d'être en usage, soit que chaque jour y apporte un perfection nement nouveau. llarpe de la princesse de Lamballe, piano Louis XVI, harpe de Cousineau. Dessin de Delannoy. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, voici un piano nul instrument n'offre un mécanisme plus ingénieux et plus compliqué; nul aussi ne présente, dans ses transformations successives, une histoire plus intéressante. Voici, à l'origine, l'instrument égyptien ou syriaque, dont le nom est plus connu que la chose, le psallérion. C'est une sorte de harpe trigone renversée sur une caisse sonore, montée de cordes obliques en boyau, frappées de légères baguettes. Ptolémée, qui vivait au deuxième siècle après J.-C., en donne la figure et l'appelle canon. Le canon fut porté en Europe par les croisés et devint le type de l'épinette, du clavecin. En 1364, Jehan Tonet, de Rains (Rhenis) jouait du demi-canon. Est-il besoin de dire comment, après l'épinette et le clavecin, où la corde est pincée par de petits morceaux de plume, on a imaginé le piano avec ses marAVRIL 1867. teaux, et comment, enfin, les petites boîtes du siècle. dernier décorées de ce nom sont peu à peu devenues les merveilleux instruments de Pleyel ou d'Érard? Ne serait-il pas intéressant d'avoir sous les yeux, sinon la série des instruments transformés, au moins leur image, pour fixer les idées? Il suffirait de remplacer par un dessin aussi exact que possible les pièces trop rares ou qu'on ne saurait retrouver. Avec le temps et d'intelligentes recherches, on pourrait peu à peu mettre la réalité à la place de l'image, et former ainsi un véritable musée. N'importe ! sur le nombre des instruments, il en est de curieux, de précieux même. Voici un clavecin portant la date de 1612. Il est à deux claviers. La caisse est peinte en bleu lapis, ornée de trois fleurs de lis à distance égale. Sur TRENTE-QUATRIÈME VOLUME. 26 le panneau qui ferme le clavier est peint un intérieur flamand assez remarquable pour être attribué à Teniers. Le panneau carré recouvrant le sommier des cordes porte un 'tableau allégorique de Jehan Breughel, d'après M. de Pontécoulant; de Paul Brille, d'après le Moniteur de mars 1861. Le panneau qui recouvre les cordes offre une vaste composition de Balen et Breughel, représentant la lutte d'Apollon et de Marsyas. A côté de ce royal instrument, on voit une épinette italienne du temps de Louis XIV, fond or, richement sculptée, avec ornementation en ambre gravé, entourée de guirlandes de fleurs et d'amours attribuées au Poussin. Plus loin, en voici une autre de l'époque de François Ier, en ébène, richement incrustée d'ivoire. Puis, des tympanons en bois doré, en vieux laque de Chine, ornés de glaces de Venise, sculptés et enrichis de charmantes peintures; une vielle Louis XV ayant appartenu à Mme Adélaïde, un clavecin Louis XVI, puis, des harpes d'une grande richesse, celle de la princesse de Lamballe et celle de Cousineau; la lyre de Garat, peinte par Prudhon; des théorbes, des mandolines, des guitares, des violons de grand prix. Maintenant, peut-être est-il prudent de mettre le lecteur en garde contre les instruments authentiques. Je veux bien qu'il se trouve quelques pièces réellement historiques au milieu des nombreux objets qui composent le musée; mais elles sont rares, et, d'ailleurs, les vérifications sont si délicates, que l'on ne perd rien à conserver à cet endroit le doute philosophique. Du reste, nous ne sommes pas ici pour faire de l'histoire ou de l'érudition. Allons droit au pittoresque, à ce qui intéresse tout le monde. J'aime la Chine. Elle m'intrigue comme le mystère, elle m'intéresse comme le bizarre. De tous les peuples connus, les Chinois ne sont-ils pas celui qui possède sur les premiers temps de son existence les traditions les plus importantes et les plus respectables? Songez donc que lorsque nous trouvons nos origines noyées dans la fable et les inventions merveilleuses, les Chinois, eux, ont une histoire raisonnable, ou peu s'en faut, depuis le premier jour. Mais n'importe; le pli est pris, et longtemps encore on rira des Chinois. Racontons une histoire chinoise: Donc, un matin de l'an 2600 avant l'ère des Barbares d'Occident, le puissant monarque Hoang-ti, Fils du Ciel et pacificateur des royaumes, se réveilla après une nuit fort agitée. Il frappa sur un petit gong en argent placé à portée de son lit, et un serviteur parut; car, en ce temps-là, les Chinois n'avaient pas d'esclaves. - Que l'on appelle mon premier ministre Ling-lün, dit-il. Ling-lün était ce que l'on peut appeler un bel homme. Il avait un petit ventre planté sur de petites jambes grèles et arquées, les pieds ronds comme un fromage du Tibet, la tête de la forme et de la couleur d'une grosse noix. Il s'inclina devant son souverain et attendit sans souffler mot son bon plaisir. - Ling-lün, fit le prince après un instant de silence, ce n'est pas pour rien que les hommes t'ont nommé Ling-lün, ce qui, dans notre langue incomparable, signifie: habile à calculer les différences. La fontaine des vérités arrose le jardin de ton àme, et ton esprit voit plus loin que les horizons du Céleste Empire. Et si je t'ai fait appeler, c'est que, cette nuit, sur le char des songes, j'ai pénétré au delà du septième ciel, d'où fut précipité le dragon Fou-kian, et où, sur un trone de jaspe, dans un palais d'or et de topaze, se tient assis mon ancêtre Fou-hi, régulateur des sociétés et inventeur du mariage. Et là, il m'a été dit des paroles dont ton esprit ingénieux sentira la portée. Le prince, après ces quelques mots, s'arrêta pour reprendre haleine, et sembla s'abimer un instant dans les profondeurs de sa pensée. Fou-hi, reprit-il enfin, était entouré de vierges belles comme le citron muri, qui faisaient entendre des harmonies divines sur le kin, l'instrument symbolique créé lors de la fondation de notre Empire. Et, en savourant ces accents inconnus sur la terre, je sentais le fleuve des félicités baigner doucement les champs de mon esprit, et ma pensée s'élever vers les régions héroiques, comme on s'élève vers le ciel en gravissant les degrés de la tour Fai-toun. Et, quand il eut fait vibrer ainsi la lyre de mon âme, Fou-hi me dit : « Fils du Ciel, ton âme a savouré les harmonies célestes comme un mandarin subtil le thé des provinces du Tché, et tu as gravi les sommets de l'héroïque, aussi élevés au-dessus des pensées vulgaires que le Gorizankar des montagnes de l'ouest au-dessus des monticules de la plaine de Péking. Ces accents et ces haringnies furent jadis, au temps des Ki, créés par s ancêtres glorieux Tong-hou et Tsé-ssé, tous dex petits-fils de Kong-fou-tsé. Plus tard vint Kai-tien-chi, qui imagina les huit instruments appelés: 1° aimer le peuple, 2o l'oiseau noir, 3o ne pas couper le bois, 4o cultiver séparément les huit sortes de grains, 5o chanter en détail les doctrines célestes, 6o célébrer le mérite du souverain, 7o imiter la vertu de la terre, 8o rappeler le souvenir de tout ce qui est. Tu les as entendus résonner entre les mains des vierges aussi belles que le melon doré; mais la terre les vit disparaître quand finit le règne des Ki, ou esprits. Le jour est venu de les rendre à l'Empire du Milieu, et c'est à toi qu'en incomberont la gloire et le soin. Choisis un messager dont l'âme ait habité souvent les sommets de la pensée; dis-lui de marcher, et des jours, et des nuits, vers les montagnes du pays de Si-joung, et, là, je lui manifesterai la volonté de l'œil qui voit tout. Le messager des dieux ne doit pas se préoccuper des choses mortelles. Qu'il voyage sans crainte, et que la seule nourriture de l'ame soutienne son corps. Ainsi le veulent les Ki. » Or, conclut le prince, qui mieux que toi, Ling-lùn, serait ce messager subtil? qui mieux que toi, habile à calculer les différences, recevrait la parole des ki? Va donc, et accomplis les travaux imposés par les ancêtres, Ling-lün s'inclina, promit de partir le lendemain, dès que l'oiseau lia-u aurait chanté dans les rizières. Ling-lün marcha pendant sept jours et autant de nuits. Une force invisible le soutenait, et lorsque la lassitude le gagnait, il regardait l'étoile In. Aussitôt un nouveau courage s'emparait de lui, et il se sentait aussi dispos que s'il eût savouré une friture de sangsues à l'huile de ricin préparée par l'incomparabie Van-ki, son épouse. Enfin, comme naissait l'aurore du huitième jour, il arriva devant une haute montagne, d'où se précipitait un torrent impétueux, et au pied do laquelle se déroulait une forêt de bambous. Ling-lun, en voyant cette forêt, comprit que le terme de son voyage était arrivé, s'assit à l'ombre, et se nourrit, faute de mieux, des belles pensées renfermées dans le chapitre ti du dialogue sur l'Abondance des biens par 1; |