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MM. Jourdan, Léon Plée, Taxile Delord tendent leur assiette et déguisent mal leur impatience. M. E. de la Bédollière, plus affamé encore, cherche à tromper son appétit en dévorant un des souliers de la victime.

A gauche, M. A. Guéroult, de l'Opinion nationale, apporte le second service; mais j'imagine que la sauce seule a changé. Derrière lui, vous voyez son premier aide, M. Ch. Sauvestre, puis MM. Nefftzer, du Temps, et Peyrat, de l'Avenir national

A droite, dans ces deux douairières qui se détournent d'un air de mépris et de dégoût, vous avez déjà reconnu l'Union et la Gazette de France.

Au bas du dessin apparaissent dans les nuages le portevoix du Moniteur et le char de l'État, que traînent le Constitutionnel et la Patrie, montés par MM. Paulin Limayrac et Lebey. Sur la même ligne que ces coursiers célèbres s'avancent la Presse et M. Mirès, l'Étendard, l'Époque, la France et MM. Vitu, Cohen et F. Terme. A l'avant-garde galope le Pays, qui porte sans broncher MM. Granier de Cassagnac père et fils, armés en guerre.

Enfin, voici le Journal des Débats, et, parmi ses nombreux collaborateurs, vous distinguez facilement MM. Saint-Marc de Girardin, de Sacy, Prevost-Paradol, qui, emporté par le feu de la jeunesse, escalade son fauteuil d'académicien pour saluer de ses interpellations la cavalcade qui passe.

(A continuer.)

VERS ET PROSE.

BERTALL.

LES DEUX GOUTTES DE ROSÉE.

APOLOGUE.

« L'Aurore, notre mère, en te plaçant si bas,
Ma sœur, ma pauvre sœur, fit qu'on ne te voit pas;
De la tige superbe où je suis suspendue,
A peine jusqu'à toi ma vue est descendue,
Tandis que reflétant la pourpre et l'or des cieux,
Des feux de l'astre-roi j'éblouis tous les yeux. »
Ainsi parlait la goutte de rosée

Au sommet d'un épi par l'Aurore posée,
A celle qui, cachée à l'ombre du gazon,
N'avait que des brins d'herbe, hélas! pour horizon.
« Comme toi, je suis fraîche et pure,
Ma sœur, dit l'autre, et cependant
Que notre sort est différent!
Je vis dans une nuit obscure,
Et tu brilles au premier rang.
Quand l'astre du jour illumine
Ta transparence cristalline

Et t'embrase de ses ardeurs,
Jamais, au bout de mon brin d'herbe,
Je n'ai fait rejaillir en gerbe
Du soleil les mille couleurs.

Mais aussi pour ton sort je tremble,
Car, en te parlant, il me semble
Voir ton corps dévoré, brûlé,
Comme le corps de Sémélé. »
Elle avait raison, la petite,

Car, sorti du sein d'Amphitrite,
Soudain Apollon s'élança;

Il consuma la perle à ses feux desséchée,
Et lentement se redressa

La tige où, le matin, elle brillait penchée,
Tandis que du couchant un rayon égaré
Alla chercher sa sœur, qui, modeste et cachée,
Scintilla tout le soir dans le gazon du pré.

Oh! qui pourrait savoir le nombre
De ces vierges que de son ombre
A nos yeux le bonheur voila.
Mais chacun de nous dirait celles
Qu'à l'ardeur de ses étincelles
L'éclat du grand monde brûla.

J. PETITSENN.

LES CHEVAUX DE BOIS. A M. ÉMILE DESCHAMPS.

Amusez-vous, enfants, c'est aujourd'hui dimanche.
Encore une partie : aux vaincus la revanche!
Voyez-les donc, montés sur leurs chevaux de bois,
Ces doux anges, plus fiers, plus heureux que des rois.
Au galop éternel de leurs jambes de chêne,
Les coursiers, sans broncher, font cent tours de l'arène,
Tandis que, se dressant sur leurs deux étriers,
Graves, la lance en main, les petits cavaliers
S'efforcent d'arracher, chaque fois que l'on passe,
Des bagues au poteau qui les tient dans l'espace.
Sont-ils assez gentils! quelle ardeur! quel désir
De se montrer adroits!... Respect à leur plaisir.
Ils ne comprendraient pas vos sages paraboles,
Philosophes rèveurs, et vos doctes paroles
Ne viendront que trop tôt, à tous ces fronts sereins,
Avant l'âge, apporter les rides des chagrins.
Laissons-les ignorants, au nom de leur sourire;
Qu'ils s'amusent en paix! Attendons pour leur dire
(Ce dont ils seraient bien étonnés) que le jeu
Au monde vers lequel ils vont ressemble un peu.
Il est un grand anneau suspendu sur la vie,
L'attraper en passant, voilà l'unique envie,
Voilà l'unique espoir de tout le genre bumain.

On dit qu'il est en or, mais ce n'est pas certain,
Il s'appelle Bonheur! Quand le moment propice
Est venu, lance au poing, nous entrous dans la lice.
A peine sommes-nous sur nos chevaux, nos yeux
Se fixent vers la bague, on vise à qui mieux mieux.
Il s'agit d'être habile : inquiète, oppressée,
La foule des joueurs n'a plus d'autre pensée...
Le nombre est grand de ceux qui passent à côté;
Mais la machine tourne et l'on est emporté.
Tout est dit; la partie humaine est sans revanche,
Amusez-vous, enfants, c'est aujourd'hui dimanche,
PAUL COLLIN.

BOUTADES.

L'amour-propre est en même temps le plus délicat et le plus robuste de nos défauts; tout le blesse, rien ne le tue.

Nous oublions plus vite les morts qui emportent notre estime que les vivants qui emportent notre argent.

Dans une réunion de diplomates, on ne met jamais la franchise à la porte, parce qu'elle n'y est jamais entrée, J. PETITSENN,

VI.

DE PARIS A MADRID (".

NOTES D'UN TOURISTE.

L'ESCURIAL. VALLADOLID. LA CUISINE ESPAGNOLE.

Le buffet de l'Escurial est tenu par un Suisse qui parle français, sinon comme un-Parisien, du moins beaucoup mieux qu'un Savoyard. Je lui confiai mon sac de nuit, avec promesse de revenir dîner dans son établissement, et je m'acheminai vers le palais.

La petite ville de l'Escurial se divise en deux parties, ou plutôt il y a deux Escurial : l'un, situé à gauche de la voie ferrée, en venant de Madrid, dans un fond marécageux et insalubre; l'autre à droite, sur la hauteur. C'est dans ce dernier que se trouve le palais. Pour y arriver, il faut monter pendant près d'une demiheure, à travers des bois maigres, sur un sol aride, où l'on croit rudement sentir à chaque pas ces scories de fer qui ont donné leur nom au village.

J'ai déjà dit l'aspect de l'Escurial, tel qu'il m'était apparu pour la première fois quand je me rendais à Madrid. Je ne recommencerai pas. Il gagne plus, d'ailleurs, à être embrassé de loin, dans sa masse et dans son ensemble, qu'examiné en détail et morceau par morceau. Il en est de la description de l'Escurial comme de celle des combats de taureaux : c'est l'A B C de tout voyage en Espagne; c'est un lieu commun dont il est devenu à peu près impossible de renouveler l'intérêt. J'ai pris des notes en conscience et pendant une grande heure. Mais en y jetant aujourd'hui un coup d'œil, je les trouve parfaitement inutiles, et je les sacrifie sans regret. Ceux qui désirent connaître à fond cette création de Philippe II ont tant de moyens de se satisfaire, qu'ils ne pourront m'en vouloir, et je suis bien assuré qu'ils me pardonneront aisément de ne leur en point donner une description méthodique et détaillée (2).

Si, au premier abord, abstraction faite du dôme et des tours, l'Escurial, avec ses grands murs nus et ses quatre rangées d'étroites fenêtres alignées, offre au regard l'architecture maussade et monotone d'un quartier de cavalerie, lorsqu'on pénètre dans ses immenses couloirs sonores, entrecoupés par de petites cours, il fait penser aux Invalides. C'est en entrant dans la chapelle, en s'acheminant, par les vastes escaliers que Luca Giordano a décorés à profusion de fresques éblouissantes, vers la tribune, ou plutôt le chœur supérieur, si curieux par les peintures de sa coupole, son pupitre gigantesque, surmonté d'une chapelle et d'une statue de la Vierge, ses livres de chant en parchemin massif, d'un format qui dépasse l'in-folio actuel, avec leurs notes de plusieurs pouces de haut, avec leurs reliures compactes, leurs angles de cuivre et leurs énormes ferrures; c'est aussi en parcourant les appartements du palais que le voyageur, à l'écrasante magnificence des détails, à la richesse grandiose ou à la gravité religieuse et sévère de l'ornementation, reconnaît enfin l'Escurial.

J'ai vu la chambre tapissée de faïence, et ne prenant jour que sur la chapelle, où Philippe II passa les dernières années de sa vie ; j'ai vu aussi, dans les boiseries du chœur supérieur, la porte par où il entrait aux offices,

(1) Voir, pour les premières parties, les livraisons précéd. (2) On trouvera, d'ailleurs, la description et la gravure de l'Escurial dans le tome V du Musée des Familles.

et l'énorme fauteuil de chêne où il s'asseyait. Mais l'ombre du fils de Charles-Quint ne m'est point apparue. Je n'ai senti le besoin de composer aucun monologue en vers alexandrins; je n'ai senti que le besoin de prendre l'air. Or, justement un des gardiens, en me guidant à travers les couloirs, décorés de vieux tableaux représentant les divers épisodes de la bataille de Saint-Quentin, m'avait ouvert une fenêtre d'où le regard plonge sur un beau jardin, que le contraste de tant de granit fait paraître plus beau encore. En quittant mon guide et en sortant de l'édifice, je m'acheminai vers les parterres qui font le tour de l'Escurial, croyant retrouver ma vision; mais il s'en fallait de beaucoup, on va le voir: elle était sans doute cachée au milieu des bâtiments, dans un centre inaccessible aux profanes.

En descendant à droite, on rencontre d'abord un grand bassin carré, qu'entourent des galeries couvertes et découvertes, servant de promenades. De l'une de ces galeries on monte par un large escalier au jardin-terrasse qui longe tout ce côté du palais. Figurez-vous un jardin où il n'entre absolument pas autre chose que du buis. Ce buis, d'ailleurs d'une végétation très-riche et d'un ton magnifique, est arrangé en larges haies, flanquées aux angles de hautes et vigoureuses touffes qui sont taillées en arbustes; il dessine des figures géométriques, des losanges, des carrés, des cercles, des triangles, formant une multitude de petits parterres qui se répètent indéfiniment dans le même ordre et se groupent quatre par quatre autour du même bassin, orné du même jet d'eau maigre et triste. C'est l'idéal de la monotonie symétrique.

J'ouvre au hasard une petite porte pratiquée dans un mur du fond, et j'aperçois un autre jardin, absolument semblable au premier, qu'il continue par derrière le palais. Une douzaine de moines coiffés de barrettes et graves comme des fantômes sont occupés à tourner en rond en disant leur chapelet: ce sont les Hiéronymites attachés au couvent. Pas un ne lève les yeux. Je ferme précipitamment la porte et je m'enfuis.

Que des moines se promènent dans un jardin pareil, je le comprends: il est fait pour eux, de même que pour l'Escurial; il porte pour ainsi dire la livrée monastique, comme il porte le cachet du palais et celui de son fondateur. Mais, au tomber du jour, je n'ai pas vu sans étonnement la population féminine et enfantine de la petite ville affluer dans cette promenade. Pendant une minute, oubliant le château et les parterres plantés de buis, je me crus aux Champs-Élysées. Comment peut-on hanter assidûment le jardin de l'Escurial sans périr d'ennui ou sans devenir fou?

La nuit était tout à fait venue, et le vent qui soufflait des hauteurs voisines devenait si vif, que je grelottais sous mon manteau. Je repris le chemin de la station, trèsrefroidi d'esprit et de corps. Heureusement, la descente me réservait un brin de consolation. Je rencontrai en route un chariot que traînaient deux bœufs gigantesques, coiffés de chapeaux de paille et la tête flanquée d'énormes cocardes; aux quatre angles du chariot se tenaient debout quatre superbes Espagnols, le sombrero jeté de la façon la plus crâne sur le foulard qui recouvrait leurs che

veux noirs, et les reins ceints de la large ceinture rouge d'où l'un d'eux venait de retirer, pour couper son pain, cette terrible navaja qui sert à beaucoup d'autres usages, parfois moins innocents. J'avais à peine dépassé ce groupe, dont Velasquez eût fait un tableau, et j'allais arriver à la gare, quand je vis venir à moi, majestueux comme un prince, un gamin de trois pieds de haut, coiffé d'un immense chapeau à larges bords sous lequel il disparaissait, et couvert d'habits splendidement rapiécés, qui avaient pris au soleil la couleur de l'amadou. A la douteuse clarté de la lune, ce picaresque moutard avait l'air d'un gnome échappé d'une eau-forte de Goya. Tandis que je m'arrêtais pour le contempler à l'aise, il s'arrêta aussi, et se mit à tourner lentement autour de moi, comme autour d'une bête curieuse. La gravitė solennelle avec laquelle il procédait à son examen me fit partir d'un éclat de rire qui le laissa parfaitement impassible. Je lui tendis un cuarto, qu'il prit sans mot dire et sans bouger d'une semelle, et je continuai ma route, poursuivi par la vision de ce chapeau fantastique, qui m'est apparu bien des fois dans mes rêves.

En arrivant à la gare, mon premier soin fut de passer au bureau des dépêches télégraphiques. L'employé me remit celle que j'attendais. Elle était conçue en ces termes :

<«< Voyageur français du numéro 8, seulement indigestion. Parti même soir pour France. >>

- Ah! le gredin! m'écriai-je. Et moi qui m'inquiétais de lui! Moi qui, pour ne pas l'abandonner, ai renoncé à Tolède et à Cordoue, à Grenade et à Séville! Moi qui ai interrompu un bain dans le Manzanarès pour le revoir plus vite! Ah! le sournois ! Malade d'indigestion en Espagne!... Amitié, tu n'es qu'un nom!

Je balançai un moment si je ne reviendrais point sur mes pas. L'amour du pays natal et la terreur de la cuisine espagnole l'emportèrent. Non qu'elle m'eût donné jusqu'alors aucune indigestion, bien au contraire,— et je soupçonne même, entre nous, l'hôtelier de la Raffaella d'avoir obéi, dans cette assertion hasardeuse, à un mouvement d'innocente fatuité.

En attendant, mon estomac sonnait énergiquement l'heure du festin. J'avais laissé derrière moi le vent glacial du Guadarrama; la soirée était splendide. Je fis dresser la table sur le quai, malgré les avertissements sinistres de la maîtresse du buffet :

-Prenez garde, monsieur, me dit-elle, vous êtes dans un trou à fièvre. L'Escurial d'en bas, situé à vingt pas d'ici, de l'autre côté de la voie, est plein de marécages qui nous envoient des miasmes pestilentiels. Personne n'y échappe. Voyez dans quel état ils m'ont mise.

La pauvre femme, maigre et jaune, enveloppée du haut en bas dans un châle, tremblait la fièvre à faire peur. Je persistai néanmoins. L'air était si doux et semblait si pur! Puis la salle commune débordait de consommateurs bruyants, d'une propreté douteuse, dont la société ne m'inspirait qu'un médiocre attrait.

On me servit une collation à la suisse, presque à la française. Le buffet de l'Escurial est un des endroits où j'ai le plus suffisamment dîné: je parle de l'Espagne, bien entendu. J'en étais au dessert, quand j'entendis dans le voisinage le bruit d'une chanson joyeuse qui se rapprochait par degrés. Je me redressai vivement, n'en pouvant croire mes oreilles. La voix se rapprochait toujours; elle n'était plus qu'à dix pas. Au tournant de la gare, elle entonna le refrain :

Rien n'est sacré pour un sapeur !

Ombre de Philippe II, je ne m'étais pas trompé!

En ce moment, si je dois l'avouer, ce refrain, que je ne qualifierai pas, me charma plus que n'eût pu le faire un chant du Romancero. Je me levai précipitamment, et courus à un petit homme en paletot-sac qui débouchait sur la voie :

- Un compatriote ! m'écriai-je.

- Bah! fit-il sans émotion et en me donnant la main comme s'il m'eût quitté de la veille. Enchanté de la rencontre! Oui, un compatriote : il n'en manque pas ici, et si vous désirez en voir, vous allez être servi à souhait. Tenez, tenez, en voilà des compatriotes!

En effet, une minute après, j'étais entouré d'une douzaine de Parisiens, de Gascons, de Provençaux, qui se dirigeaient en corps vers le buffet. C'était l'heure du dîner. Le service du chemin de fer et les travaux d'une importante raffinerie de sucre, construite tout récemment dans le voisinage par un entrepreneur de notre pays, ont attiré à l'Escurial un grand nombre de Français. On fit vite connaissance. Le dîner fut expédié en moins d'un quart d'heure, et bientôt un punch colossal flamba sur ma table, en guise de drapeau de ralliement. On but, on trinqua, on causa parisien; le loustic de l'assemblée fit des calembours, sans respect pour l'ombre de Philippe II, et le dernier venu poussa le cynisme, ou la naïveté, jusqu'à me demander, à deux pas du palais de l'Escurial, des nouvelles de Mile Thérésa.

Je venais de me retremper un moment dans un courant français et de reprendre pied, comme on dit. Je me sentais capable maintenant d'affronter un jour encore de cuisine espagnole. C'est pourquoi, au lieu de courir directement à la frontière, je pris un billet pour Valladolid.

J'arrivai de grand matin dans l'ex-capitale de l'Espagne. Comme toutes les villes du pays et du monde, Valladolid a une funda de Paris; mais j'en étais à ma dernière station, la rencontre de mes compatriotes avait ravivé mon courage, et, avant de repasser la frontière, je voulais me saturer encore une bonne fois de couleur locale. J'avais vu des fundas par douzaines; j'étais entré dans une de ces posadas fréquentées par les muletiers et les mozos, et je m'étais assis sur l'escabeau qui sert de siége au client de passage, pour boire, sur une petite table pas plus haute que le genou, l'inévitable bolaous, c'est-à-dire le grand verre d'eau, sucré à l'aide d'un biscuit caraméleux, qui est la boisson populaire en Espagne.

- Il ne vous reste plus, m'avait dit un de mes compagnons de l'Escurial, qu'à connaître la casa de hucspedes, c'est-à-dire quelque chose comme la maison meublée, la pension bourgeoise en Espagne.

Je me fis donc conduire à la casa de huespedes dont mon compatriote m'avait donné l'adresse. Une servante expansive et loquace vint à ma rencontre, me prit ma valise des mains et se mit à marcher devant moi, en me prodiguant les interrogations et les explications, sans se préoccuper de mes signes de tête négatifs et de mes No entiendo répétés. L'escalier, d'une largeur immense et défoncé à chaque marche, conduisait à un premier étage où, dans un couloir sombre, donnaient cinq ou six vastes portes. La moza souleva le loquet d'une de ces portes, dépourvue de toute espèce de serrure, et m'introduisit dans une grande chambre carrelée, que meublaient un lit en fer aux matelas relevés, trois chaises, un canapé en paille et une petite table. Pas l'ombre de cheminée. Je parvins à faire comprendre

que je souhaitais de l'eau; on m'apporta une cuvette et une cruche de faïence bleue, historiée de dessins hasardeux, où le général Tom Pouce eût pu prendre un bain complet.

Cet avant-goût me parut des plus satisfaisants, et me mit en excellentes dispositions pour apprécier le charme particulier de la ville de Valladolid.

Je dois toutefois confesser franchement que la première et même la seconde impression ne furent pas des plus favorables à l'ancienne capitale.

La tristesse et la saleté, tels sont les deux aspects qui m'ont le plus frappé d'abord dans Valladolid. C'était jour de marché, et cette circonstance n'était pas de nature à détruire l'impression fàcheuse du premier coup d'œil. Elle ajoutait beaucoup à la malpropreté de

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rêt. Au détour d'une longue rue, triste et mal bâtie, où passent à peine quelques rares piétons maussades et ennuyés, vous tombez brusquement vis-à-vis d'une façade qui vous éblouit par l'éclatante profusion de ses sculptures, de ses arabesques, de son ornementation. Lorsque les Espagnols se mettent à décorer quelque chose, ils y déploient toute l'intempérante vivacité de leur imagination méridionale, et notre art du Nord, avec son goût plus sévère et plus pur, paraît bien froid, bien terne et bien nu à côté du leur.

Je ne dis point cela pour les édifices modernes, et notamment pour le palais royal, agrandi par Philippe III, restauré tout récemment pour être mis à la disposition de l'infant don François de Paule. Rien de moins imposant que la physionomie de ce bâtiment rectangu

laire, de dimensions très-modestes et d'une simplicité architecturale poussée à ses dernières limites. Il gagne un peu quand on a dépassé le seuil; son large escalier, sa belle cour surtout, s'appuyant sur une rangée de colonnes qui forment une galerie percée d'arcades, et décorée, au point d'appui de chaque colonne, de bustes en demi-relief encadrés dans des médaillons où Berruguète a mis l'accent et l'originalité ordinaires de son talent, rachètent la pauvreté de son extérieur. Mais, en somme, ce n'est guère là qu'une préfecture de première classe. Le dédommagement n'est pas loin. Retournezvous en sortant: vous êtes vis-à-vis le portail de l'ancien couvent dominicain de San-Pablo.

Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais vu nulle part une aussi écrasante prodigalité de sculptures accumulées sur

un si petit espace. La façade, qui n'est pas très-large, disparaît littéralement tout entière, depuis le pied jusqu'au faîte, sous une multitude inouïe d'ornements, dont l'ensemble est du mauvais goût le plus étrange et, il faut bien l'avouer, le plus séduisant. Ce qu'il y a là d'arceaux, de rosaces, de clochetons, de colonnettes, de dais et de piédestaux minutieusement ouvragés, d'armoiries sculptées, de bas-reliefs et de statues, de groupes et de compositions fourmillantes, on ne pourrait le dire sans une énumération gigantesque à la façon d'Homère ou de Victor Hugo.

En tournant autour de San-Pablo et des maisons dont l'église est flanquée, on arrive, après avoir à peine parcouru trente ou quarante pas, au collège de San-Gregorio, fondé un peu avant la fin du quinzième siècle. Là, autre merveille, non moins curieuse que la première. La façade gothique de San-Gregorio ne le cède nullement à sa voisine pour la profusion et la bizarrerie de ses ornements. Le symbolisme y fleurit à outrance, et l'imagination fougueuse des artistes s'y est donné pleine carrière. Seulement ce portail est dans un état déplorable; un grand nombre de figures ont été mutilées par le temps ou par les hommes, et le tout semble presque sur le point de tomber en ruine. En franchissant ce portail, on arrive à un petit cloître merveilleux, où l'on a installé je ne sais plus quelle administration publique.

Sur la place de San-Pablo, on montre la maison célèbre par la naissance de Philippe II. La fenêtre de la chambre où il vint au monde existe encore telle qu'elle était à cette époque, avec son balcon intérieur, à l'angle échancré de cette maison. J'ai vu aussi l'ancien tribunal de l'inquisition, un édifice sombre, dont la façade a bien la physionomie de l'emploi, et j'ai recherché sur la plaza Mayor la trace du fameux auto-da-fé de 1559. Les souvenirs de ce genre abondent à Valladolid.

Je ne veux rien dire de la cathédrale, dont il paraît qu'on avait rêvé de faire une rivale à Saint-Pierre de Rome. Ambition malheureuse et stérile! Il est vrai que ce monument n'a point été terminé. Il devait avoir quatre tours, et il n'en a jamais eu qu'une; encore s'estelle écroulée en 1841.

Les églises de Valladolid n'offrent par eles-mêmes qu'un intérêt médiocre; mais ce qu'il y faut voir, ce sont les boiseries des choeurs et les stalles, travaillées par le ciseau d'admirables artistes; les opulents retables, les statues religieuses, exécutées dans ce style expressif et passionné dont Valladolid offre le plus curieux échantillon. L'église de la Cruz, surtout, est curieuse à ce point de vue. Il est impossible de n'y être pas arrêté au passage par deux ou trois groupes en bois, d'une vie et d'une réalité singulières, qui surmontent quelques autels latéraux. Une Entrée du Christ à Jérusalem, sur l'autel de gauche, près de la porte d'entrée, attira d'abord mon attention, qu'excita bientôt d'une manière beaucoup plus vive une Descente de croix, composée de sept personnages de grandeur naturelle. Le groupe est colorié tout entier comme une toile; la largeur et la fougue du ciseau s'y allient à la précision la plus minutieuse. Pour achever l'incroyable illusion que cette œuvre produit sur les yeux, on a poussé le scrupule jusqu'à mettre des linges et des étoffes véritables dans les mains des saintes femmes; les Juifs de l'Entrée à Jérusalem déploient également de vrais tapis sous les pas du Sauveur. De la réunion de tous ces moyens, devant lesquels un académicien se voilerait les yeux, il résulte un effet

saisissant dont rien, dans la sculpture ordinaire, ne peut donner une idée.

Ces groupes sont de Hernandez, un grand sculpteur espagnol, dont la plupart de mes lecteurs n'ont jamais sans doute entendu le nom. En passant de l'église de la Cruz au Musée de Valladolid, on apprendra à connaître de plus en plus cet étrange artiste, qu'il faut voir dans son cadre et dans son pays, et qui révolterait comme un barbare, si on l'abordait avec une imagination entièrement remplie des souvenirs de l'art gree. Il y a là surtout une douzaine de figures, détachées d'une vaste scène de la Passion, qui étonnent le regard par la hardiesse vigoureuse de leur réalisme, par une originalité et une verve extraordinaires. L'audace du talent de Hernandez s'est donné pleine carrière dans quelques personnages familiers, qui représentent l'élément comique de ce grand drame, conçu à la façon des autos sacramentales de Calderon. Les Juifs qui frappent le Christ, ceux qui le raillent en le montrant du doigt, sont campés d'une façon magistrale; ils se tordent et se renversent dans des attitudes d'une vérité surprenante. A travers leurs gestes bouffons et • leur expression trivialement énergique éclate, avec une sorte de féroce exubérance, cette veine grotesque qui se mêle de si près aux principales manifestations de l'art en Espagne.

Je ne veux pas dresser le catalogue du Musée de Valladolid. On y verra principalement, dans l'école nationale, des tableaux de Zurbaran et de Ribera; dans les écoles étrangères, des toiles très-authentiques et trèsbelles de Rubens, qui a semé ses chefs-d'œuvre partout. Comme réunion de tableaux, ce n'est là qu'un musée de troisième ordre, tout au plus; mais comme réunion d'objets d'art de toute nature, surtout comme expression de l'art indigène, je n'en connais pas de plus intéressant. Outre Hernandez, vous y étudierez le Berruguète, génie non moins étrange, non moins national, non moins exubérant que lui, et Juan de Juni, talent éclectique, qu'on peut considérer comme un initiateur discret et modéré, comme une sorte d'intermédiaire entre la sculpture classique et la sculpture espagnole. Les bronzes du Milanais Pompeio Leoni, les statues du Portugais Pereida, qui a su donner à ses têtes de saints une expression si profondément mystique, et celles de Becerra, l'un des plus illustres héritiers de Berruguète, complètent les richesses spéciales de ce Musée.

La prodigieuse fécondité de Berruguète avait peuplé toutes les églises et tous les couvents d'Espagne de ses productions. Les stalles et les sculptures sur bois peint de cet élève de Michel-Ange sont innombrables d'un bout à l'autre de la Péninsule. Beaucoup figurent aujourd'hui au Musée de Valladolid, grâce à la révolution recente où l'Espagne, commençant enfin à se mettre au pas de l'Europe libérale, s'est civilisée jusqu'à fermer un grand nombre de cloîtres.

Le jour baissait, lorsque je rentrai à la casa. Je n'avais pris, dans la matinée, que l'inévitable omelette et quelques fruits, et je mourais de faim. Je trouvai la table dressée dans le patio, c'est-à-dire dans la cour intérieure, métamorphosée en salle à manger. Ces patios abondent à Valladolid, comme dans toutes les vieilles villes espagnoles; souvent ils sont entourés d'arcades, que surmontent des galeries à balcons, décorés d'ornements et d'arabesques qui les font ressembler plus ou moins aux cloîtres de nos églises gothiques. Mais le patio de la casa n'avait, j'aime à le croire, aucune pré

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