PREMIÈRE PARTIE DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE ET DE LA COMPÉTENCE INTRODUCTION HISTORIQUE La bonne distribution de la justice a toujours été considérée comme une condition essentielle de la tranquillité et da bonheur des peuples. Mais la manière dont cette justice est rendue diffère suivant les mœurs de chaque nation et l'étendue de son territoire. Quand l'État est peu étendu et le peuple peu nombreux, on conçoit qu'un seul magistrat puisse suffire pour décider tous les différends qui s'élèvent entre les citoyens. Mais aussitôt que la population devient considérable, un seul juge n'a bientôt plus assez de temps pour examiner tous les procès qui s'engagent, et dès lors il devient indispensable d'augmenter le nombre des organes de la justice. La même nécessité se fait sentir quand le territoire de l'État s'agrandit, alors même que la population serait encore peu nombreuse. La justice, en effet, pour produire tous les heureux résultats qu'on est en droit d'en attendre, doit être d'un accès facile; il faut que le magistrat soit placé à côté des justiciables comme le prêtre à côté des fidèles, et qu'il puisse entendre en quelque sorte, aussitôt qu'ils sont proférés, les cris de tous ceux qui implorent son autorité. D'un autre côté, l'accroissement des richesses et le développe ment de la civilisation, qui multiplient les relations de l'État avec les citoyens, des citoyens entre eux, des citoyens avec les étrangers, font sentir la nécessité d'affecter à des juges distincts la connaissance des litiges d'un ordre différent. Le peuple de l'antiquité chez lequel le droit parvint à son expression la plus savante, présente un exemple remarquable de ce développement successif des juridictions (1). Il paraît que dans les premiers temps de la république romaine, les consuls cumulaient tous les pouvoirs qui furent divisés dans la suite entre les divers magistrats. L'administration de la justice ne fut spécialement confiée à un magistrat particulier, appelé préteur, que lorsque les plébéiens eurent obtenu l'accès du consulat. Peut-être que dans les premiers temps les consuls examinaient eux-mêmes et décidaient les procès. Mais quand la cité se fut agrandie, les consuls et ensuite les préteurs, hors d'état de suffire par eux-mêmes à l'expédition des affaires, confiaient ordinairement à des juges particuliers la décision des points de fait que présentaient les procès. D'autre part, à mesure que les Romains fondaient des colonies ou conquéraient des États, les cités qui se liaient ainsi à la cité romaine conservaient ou obtenaient des juges particuliers connus sous le nom de magistrats municipaux. A Rome même, dès que les étrangers affluèrent dans la ville, le pouvoir judiciaire fut démembré, et à côté de l'ancien préteur qui retint seulement la connaissance des litiges qui intéressaient les citoyens, et fut appelé par cette raison préteur Urbain, s'éleva le préteur des Étrangers, qui inter peregrinos jus dicebat. Quand les fidéicommis devinrent obligatoires, on établit aussi des préteurs chargés spécialement de juger les différends qui s'élevaient dans cette matière. Il existait, en outre, pour les affaires de grande importance, un tribunal particulier, celui des Centumvirs, dont les membres, selon toute apparence, se divisaient en sections, et se réunissaient peut-être quelquefois tous ensemble pour former une sorte d'audience solennelle (2). Des magistrats particuliers furent pareillement établis pour les matières criminelles; ce furent d'abord les quæstores parricidii, puis divers préteurs qui ne connaissaient que de certains crimes en particulier. Lors de l'établissement de l'empire, l'empereur, qui concentrait en ses mains tous les pouvoirs, vint couronner et dominer tout l'ancien système judiciaire. Les empereurs changèrent du reste assez souvent les attribu (1) V. pour les détails qui suivent, le précieux fragment de Pomponius qui forme la Loi 2 au Digeste, De Origine juris. (2) On ne peut que former des conjectures sur l'organisation et les attributions du tribunal des centumvirs. V. l'Histoire du Droit romain de Hugo, & 264. tions des grands fonctionnaires de l'État, comme aussi les circonscriptions et le mode de gouvernement des provinces, et ces changements entraînaient naturellement des modifications dans l'étendue et le nombre des juridictions. De tout temps, cependant, les tribunaux semblent avoir été bien moins nombreux dans le monde romain qu'ils ne le sont devenus dans les temps modernes. Cette différence s'explique aisément par l'existence, chez les Romains, de l'autorité paternelle et dominicale. Cette autorité suffisait pour régler une foule de différends qui, de nos jours, réclament l'intervention du magistrat. Les procès si nombreux qui existent aujourd'hui de fils à père, de frère à frère, de maître à domestique, de propriétaire à fermier ou colon, ne pouvaient guère s'élever dans ce monde romain où le père de famille gouvernait despotiquement tous ses descendants et tous ses esclaves, qu'il employait à son gré dans l'intérieur de sa maison ou qu'il envoyait cultiver ses champs. Sous les deux premières races de nos rois, le système judiciaire des Germains vint se mêler dans les Gaules au système romain, et ce mélange dut engendrer dans l'administration de la justice une grande confusion. Charlemagne tenta bien, à l'aide de ses Missi dominici, d'introduire de la régularité dans l'administration de la justice; mais sur ce point, comme sur bien d'autres, les efforts de ce génie précoce demeurèrent stériles. Dans les premiers temps de la féodalité, les juridictions, telles du moins que nous les concevons aujourd'hui, durent être peu nombreuses. Le droit féodal était le droit de la force et de la guerre, et ne devait laisser que bien peu de place à la justice. Un différend s'élevait-il entre les serfs d'un même seigneur, celui-ci le tranchait selon son caprice, comme faisait à Rome le maître à l'égard de ses esclaves. La discussion naissait-elle entre de grands propriétaires de fiefs ou d'alleux (1), ils recouraient à la guerre, et l'issue de la guerre faisait le jugement. Les hommes libres, qui n'avaient que des alleux ou des fiefs ou arrière-fiefs peu étendus, c'est-à-dire ceux qui ne pouvaient lever des hommes d'armes, étaient sans doute les seuls qui fussent obligés de recourir à une justice réglée : ils allaient alors, si c'étaient des vassaux, plaider devant la cour du suzerain dont ils dépendaient l'un et l'autre; si c'étaient des propriétaires d'alleux, c'était apparemment à la cour du seigneur le (1) Les Alleux, terres libres, ne s'étaient guère conservés que dans le midi de la France, où l'on admettait généralement la maxime: Nul seigneur sans titre; tandis que dans le nord s'établit la règle: Nulle terre sans seigneur. plus voisin; car l'autorité royale, en ces temps, n'était connue que de nom. Dans ces cas-là même pourtant, c'était encore le plus souvent une sorte de guerre qui décidait le litige; seulement, au lieu de livrer des combats avec leurs gens d'armes, comme l'auraient fait des seigneurs châtelains, les plaideurs se bornaient à se mesurer d'homme à homme, en champ clos, en présence de leurs juges. Dans une société ainsi constituée, il ne pouvait exister aucune organisation judiciaire régulière. L'autorité spirituelle essayait bien d'introduire l'ordre dans ce chaos, et d'attirer à elle la connaissance du plus grand nombre des différends; mais pour faire respecter ses sentences, elle n'avait d'autres armes que les excommunications et les anathèmes, et ces armes n'avaient pas sur tous les esprits la même puissance. Cependant, quand les communes commencèrent à se former, quand le serf de la glèbe échangea sa dure condition contre la condition plus douce du censitaire, les procès réglés durent devenir plus nombreux : il fallut juger entre les hommes des communes, entre les censitaires des seigneurs; il fallut par conséquent établir quelques règles fixes. La justice était, du reste, dans ces temps, une source de revenus pour les seigneurs; car ils s'adjugeaient les amendes et les confiscations prononcées contre les parties condamnées. Les seigneurs puissants avaient dès lors intérêt à étendre leurs justices et à restreindre celles des seigneurs moins puissants, ou même à supprimer entièrement celles-ci. C'est sans doute une des causes qui donnèrent lieu à l'introduction de la maxime: Fief et justice n'ont rien de commun. C'est sans doute aussi ce qui fit établir la distinction des justices en haute, moyenne et basse. Pouvait-on, du reste, dans les temps reculés de la féodalité, appeler de la basse justice à la moyenne, et de celle-ci à la haute? C'est ce qu'il est difficile de préciser avec certitude. La négative est pourtant probable; c'était assez pour le même procès d'un seul combat en champ clos; ou, dans les procès criminels, d'une seule épreuve de l'eau ou du feu. Si l'épreuve ou le combat avaient pu se renouveler plusieurs fois pour le même objet, comment aurait-on pu concilier les résultats différents qu'ils auraient pu donner, avec ce préjugé du temps: que l'épreuve ou le combat était toujours favorable au bon droit, parce que Dieu ne pouvait permettre une injustice (1)! (1) A la vérité, suivant Beaumanoir, ch. 61, p. 309 et 310, ce n'était pas seulement Quoi qu'il en soit, il paraît au moins certain qu'on ne pouvait jamais appeler d'un haut-justicier devant son suzerain, fût-il le roi, si ce n'est dans le cas de déni de justice. Mais quand, grâce à leur puissance territoriale et à l'habileté de leur politique, puissamment secondées par les sympathies des communes et les arguments des légistes, les rois de France s'emparèrent, en admettant les appels, du droit de réviser les sentences des juges seigneuriaux, la justice royale réduisit celle des seigneurs à des proportions de plus en plus exiguës. Les juges royaux furent primitivement de deux espèces, savoir : les châtelains, prévôts ou viguiers, et, au-dessus d'eux, les baillis et sénéchaux, qui jugeaient en dernier ressort, à moins que la cause ne fût d'une haute importance, auquel cas il paraît qu'ils la renvoyaient au Conseil du roi. Quand les Parlements furent établis (1), les justices seigneuriales continuèrent, pour la plupart, de relever des anciens juges royaux, mais à charge d'appel aux cours souveraines. Les grandes seigneuries, comme celles des pairs de France, furent les seules dont les juges ne relevèrent directement que de ces cours, Avant que le parlement de Paris devint sédentaire, il était en même temps le Conseil du roi; mais plus tard ces deux corps furent divisés, et le Conseil du roi, appelé Grand Conseil, pour le distinguer des Conseils particuliers où ne se discutaient que les affaires du gouvernement, étendit sa suprématie sur tous les parlements (2). D'un autre côté, en 1551, le roi Henri II, sous prétexte de diminuer les frais des procès, mais en réalité dans un but fiscal, créa, dans toutes les villes où se trouvaient déjà de grands bailliages ou sénéchaussées, des juridictions particulières appelées le fond de l'affaire qui se jugeait par le combat, mais encore les incidents et les interlocutoires: et comme on pouvait avoir raison sur l'incident et tort sur le fond, on conçoit qu'il n'y eût pas de contradiction absolue à vaincre sur l'un et à être vaincu sur l'autre; tandis qu'il y aurait eu contradiction manifeste à vaincre et à être vaincu successivement sur le même point, ce qui aurait pu arriver souvent si l'appel avait été permis. Montesquieu pense, au surplus, qu'il n'y avait pas d'appel proprement dit, nonseulement sous l'organisation féodale, mais encore sous les rois de la seconde race. Esprit des lois, liv. 28, ch. 27 et 28. (1) L'origine du parlement de Paris se confond, comme on sait, avec l'origine de la monarchie féodale; il fut établi sédentaire à Paris en 1302. Le parlement de Toulouse, établi en 1303, fut définitivement fixé à Toulouse en 1443. Les autres parlements furent établis postérieurement, à différentes époques. (2) Le Grand Conseil ne fut établi en forme de cour souveraine et permanente que par Charles VIII, en 1492; mais, en fait, il existait longtemps avant. V. Ferrière, sur ce mot. |