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L'orage se calme, et le succès du livre grandit. Buffon entre à l'Académie française, et les volumes de l'Histoire naturelle se succèdent d'année en année.

Mais la renommée qui commence ne suffit pas à cette âme sensible et aimante; il cherche dans un sentiment partagé le bonheur que ne peuvent donner ni les triomphes de la vanité, ni les satisfactions de l'amour-propre. Il se marie, et contracte, à un âge où les premières fougues de la jeunesse se sont calmées, un mariage d'inclination. Il épouse une femme sans fortune, plus jeune que lui, et le bonheur devient la récompense d'un choix que le cœur seul a dicté. Mais bientôt sa jeune femme, mortellement atteinte, languit et succombe aux attaques d'une longue et douloureuse maladie. Ici nous recueillons des témoignages touchants d'une sensibilité souvent mise en doute.

Avant de mourir, sa femme lui a donné un fils. La tendresse dont il entoure son unique enfant, les soins qu'il prodigue à son éducation et à sa jeunesse, démentent de la manière la plus formelle cette opinion qu'il eut une nature égoïste et un cœur froid. Dans les lettres où il parle de son fils, dans celles où il lui envoie ses instructions et ses conseils, dans celles même qui contiennent des reproches mérités, on lira des passages d'une tendresse vraie et d'une préoccupation presque maternelle.

Profondément atteint par la mort prématurée de sa jeune femme, il tombe malade à son tour. La maladie s'aggrave; ses jours sont en danger; et, à Versailles, où l'on croit sa fin prochaine, une intrigue de

cour enlève à son fils la survivance de la charge d'intendant du Jardin du Roi qu'il lui destinait. Buffon, chez qui la force du corps est égale à la force de l'âme, revient à la santé; il apprend, malgré le mystère qui l'entoure, l'injustice dont il est victime; mais il garde le silence et ne fatigue pas de ses réclamations ceux qui l'ont injustement traité. Cette attitude pleine de dignité appelle sur lui de nouvelles faveurs. Il a ses entrées à la cour, et sa statue, commandée par le directeur des bâtiments de la Couronne, s'élève aux frais du Roi. A ce moment, il est au comble de la gloire; son nom est partout répété; les souverains étrangers lui envoient des présents et viennent tour à tour lui apporter des témoignages non équivoques de leur profonde admiration.

Bientôt sa santé s'affaiblit, sans que ses immenses travaux se ralentissent. De longues pages restent encore à écrire dans l'histoire de la nature. Il appelle alors à son aide les collaborateurs qu'il a formés, et nous reconnaissons la part que chacun d'eux est venu prendre à son grand ouvrage.

Pendant qu'il poursuit l'achèvement du livre de l'Histoire naturelle, il accomplit une autre œuvre non moins importante. Nous voyons, sous sa direction puissante, se former et se développer le Jardin du Roi. Les collections du Jardin se classent, ses limites s'étendent, son enseignement se perfectionne, et autour de Buffon se groupent d'éminents professeurs, tous choisis par lui.

Ici, on recueille, à chaque page, des traits d'un no

ble désintéressement. Il abandonne généreusement au Cabinet d'Histoire naturelle les riches et nombreux présents qui lui sont personnellement adressés. Pour hâter l'achèvement des grands travaux qu'il a projetés, il engage sa fortune et compromet sa santé.

La vieillesse affaiblit son corps sans rien enlever à la fraîcheur ni à la vivacité de son esprit, et il met le comble à sa réputation en publiant, dans un âge avancé, le plus parfait de ses ouvrages, les Époques de la nature. Cependant le mal intérieur qui mine sa santé s'aggrave; les crises deviennent plus fréquentes, sans que la douleur puisse abattre son courage.

Nous assistons enfin à sa dernière heure. Elle est digne de sa vie. Buffon s'endort dans le sein de la religion, et remet avec confiance son âme entre les mains de Dieu, devant qui s'est toujours incliné son génie.

Voilà les points saillants de sa vie, telle qu'elle se trouve écrite par lui-même dans sa correspondance.

C'est le tableau simple et vrai d'une noble carrière laborieusement remplie. On y reconnaît une grande unité. L'homme privé ne vient jamais démentir l'homme public, et on ne surprend point, aux heures de confiance et d'abandon, le premier qui étudie le rôle que doit jouer le second.

Cette belle vie, dont on peut suivre les divers incidents, se présente sous plusieurs aspects, et Buffon y paraît toujours à son avantage.

Dans ses lettres à l'abbé Le Blanc, dans celles qu'il

adresse soit au président de Brosses, soit au président de Ruffey, trois amis d'enfance, il est dévoué, aimant, généreux; il souffre de leurs souffrances et gémit des épreuves que leur envoie une fortune contraire; mais il est toujours le premier à se réjouir de leurs succès. Avec le temps, on voit grandir et se fortifier cette vaillante amitié; les calculs de l'intérêt, les froissements de l'amour-propre, les enivrements de la gloire, les manœuvres cachées de l'envie, les années, l'éloignement, rien ne peut ébranler ce robuste attachement qui était né au début d'une carrière commencée en commun, et que la mort seule a rompu.

La correspondance de Buffon avec son fils, dont l'enfance et la première jeunesse furent entourées de toutes les caresses de la fortune et qui devait payer si cher un instant de prospérité, nous montre un père tendre et indulgent, jamais un mentor grondeur et chagrin. Ce noble cœur, que n'ont refroidi ni les absorbantes méditations de l'étude, ni les préoccupations d'une popularité qui embrassait le monde entier, ressent pour son unique enfant une tendresse profonde dont on rencontrera de touchants et nombreux témoignages. Il s'inquiète des dangers que court ce fils chéri, au retour d'un lointain voyage, et il s'en inquiète au point d'en perdre le sommeil et le repos. Un autre jour, c'est une maladie du jeune officier, dont il ne connaît pas la nature, et qui lui enlève toute liberté d'esprit; il est forcé d'interrompre ses travaux.

Dans sa correspondance avec Gueneau de Montbeillard, dans ses lettres à l'abbé Bexon, ces deux élèves

qu'il a pris soin de former et qui se sont tour à tour inspirés de son génie, dans ses lettres à Faujas de Saint-Fond qu'il a donné à la science, on retrouve cet esprit juste et droit, cette raison forte, cette logique absclue qu'on admire dans l'Histoire naturelle. Rien n'est plus curieux à étudier, dans ces lettres familières, que les procédés du grand écrivain. Comme il parle à des amis, il ne craint pas de révéler toute sa pensée. Il corrige, il discute, il critique, et quand ses collaborateurs ont eu quelques heureuses inspirations, il s'empresse de le reconnaître, sans oublier de se louer parfois luimême. Il savait tout ce que lui avaient coûté ses plus belles pages; peut-on s'étonner qu'il eût le sentiment très-vif de leur perfection? Mais ce qui charme surtout, dans ces épanchements du savant et de l'homme de lettres, c'est la suite et l'enchaînement des idées, la persistance des principes, la révélation de la méthode qui ne cessera pas un instant de présider à la composition de l'Histoire naturelle. Nous ne craignons pas d'affirmer qu'on ne la comprend bien qu'après avoir lu les lettres de Buffon à ses collaborateurs.

Toute joie humaine a ses retours, et dans certains passages de cette correspondance, à la suite de paroles qui trahissent l'auteur satisfait d'une œuvre longtemps méditée et heureusement accomplie, on rencontrera quelquefois l'expression d'un sentiment d'incertitude et de fatigue. Buffon se plaint; son esprit se lasse, mais ne se décourage jamais.

Les lettres qu'il adresse à Mme Daubenton et à Mme Necker, sont des modèles d'esprit, de grâce et

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