Page images
PDF
EPUB

Ils ne font point de façons de préférer un ordinaire à une pistole par tète à des habits galonnés ou à un carrosse à six chevaux, et aiment mieux l'abondance dans la bourgeoisie que la disette dans la noblesse. Qu'en pensez-vous? Pour moi, je ne peux leur donner le tort. Il y a ici bonne comédie, concert à dix pistoles par souscription; tout s'y sent de la richesse que produit le commerce, au lieu qu'à Angers, comme à Dijon, tout y est maigre, épargné. L'on y fait plus qu'on ne peut; orgueil et gueuserie y marchent ensemble, filles légitimes du mépris ridicule que l'on y a pour le négoce. Je n'avais pas mauvaise opinion de ma patrie avant que d'en être hors; mais, depuis que j'en juge par comparaison et que je suis dans le point de vue d'où l'on doit la considérer, je ne peux m'empêcher de voir les défauts du tableau, et je ne mets pas en problème si c'est la faute de mes yeux ou celle de la peinture, puisque, avant que d'être devenu connaisseur par l'expérience, ils lui étaient favorables. Appuyé par votre autorité, je conclus donc contre elle, et cela sans réserve. Si elle ne vous possédait pas, je n'y ai ni ne me soucie d'y avoir aucun commerce, et vous êtes le seul à qui je me fais gloire de conserver le respect et l'estime; vous en êtes trop digne pour que cela ne vous soit pas dû partout, à plus forte raison dans un pays où la sottise des autres relève le mérite. J'ose vous demander en revanche un peu de part dans votre souvenir, et de vos nouvelles à vos heures de loisir; je tâcherai de mériter ces faveurs par le sincère et respectueux attachement avec lequel je serai toute ma vie, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

LECLERC.

Adressez à M. Leclerc, chez milord duc de Kingston, à l'adresse de M. Alexandre Gordon, négociant à Bordeaux'.

(Inédite.

De la collection de M. le comte de Vesvrotte.)

IV

AU MÊME.

Bordeaux, le 22 janvier 1731.

Je n'aurais pas tant tardé, monsieur, à vous offrir tous les vœux que j'ai formés pour vous au renouvellement de l'année, si le mauvais état de ma santé m'eût permis d'avoir les mains aussi libres et aussi empressées que le cœur. Mais il a fallu malgré moi prendre patience, et retarder jusqu'à ce jour pour vous assurer que personne au monde n'a fait plus de souhaits pour tout ce qui pouvait vous être agréable et avantageux, que personne n'est plus jaloux de votre amitié que moi, et que je m'efforcerai toujours de la mériter par le retour le plus tendre et l'estime la plus parfaite. Après ces protestations, qui partent du cœur, vous pouvez juger de l'empressement avec lequel je vous les aurais témoignées, s'il m'eût été permis de le faire; mais j'ai eu le malheur de retomber, à mon arrivée dans cette ville, dans toutes sortes de maux la fièvre, devenue vrai Protée pour moi, m'attaque sous mille formes différentes, et je ne suis point encore sûr, à beaucoup près, d'avoir arrêté toutes ses métamorphoses. Je m'aperçois seulement de celle qu'elle a faite chez moi, en ne me laissant que la peau et les os, et à peine assez de forces pour les traîner; la rigueur de la saison ne contribue pas à me les rendre plus portatifs, et je n'augure bien de ma guérison qu'au printemps.

Votre dernière lettre me fit un plaisir sensible. Je ne doute point du tout de vos bontés et de votre amitié, puisqu'au milieu d'un chaos d'affaires et d'occupations sérieuses, vous vous êtes souvenu de moi et avez bien voulu me donner une partie d'un temps si précieux.

Ce que vous me dites de la stérilité des plaisirs à Dijon ne m'étonne point. C'est souvent qu'on est réduit à passer le

carnaval sans comédie ni bal. Il y en avait une italienne, fort bonne, dans cette ville. Francisque et sa troupe1 y représentaient, avec un succès et un applaudissement infinis; mais malheureusement le feu prit, il y eut hier huit jours, au bâtiment qui servait aux représentations, et le consuma avec huit autres maisons; il fut mis par un feu d'artifice allumé sous le théâtre pour brûler don Juan dans le Festin de Pierre. Les pauvres comédiens ont perdu toutes leurs hardes; à peine Francisque put-il se sauver en robe de chambre. Pour surcroît de malheur, on voulait les poursuivre et leur faire payer, par la prison ou autrement, le dommage du feu; mais tant de gens se sont intéressés pour eux, on leur a fait tant de présents par les quêtes, qu'on dit qu'ils seront bientôt en état de représenter encore dans la salle du concert, qu'on leur donnera pour rien. C'est là l'action la plus sage que j'aie vu faire en ce pays, où la moitié des gens sont grossiers, et l'autre petits-maîtres, mais petits-maîtres de cent cinquante lieues de Paris, c'est-à-dire bien manqués. Vous ririez de les voir, avec des talons rouges et sans épée, marcher dans les rues, où la boue couvre toujours les pavés de deux ou trois pouces, sur la pointe de leurs pieds, et de là, à l'aide d'un décrotteur, passer sur un théâtre où jamais ils ne sont que comtes ou marquis, quand même ils ne posséderaient qu'un champ ou une métairie, et qu'ils ne seraient que chevaliers d'industrie. Comme il y en a un grand nombre qui s'empressent auprès des étrangers, nous n'avons pas manqué d'en être assaillis; mais heureusement ils n'ont pas assez d'esprit pour faire des dupes. Le jeu est iei la seule occupation, le seul plaisir de tous ces gens; on le joue gros et, en ce temps de carnaval, sous le masque. Le jeu ordinaire est les trois dés; mais ce qu'il y a de plus singulier, c'est que chaque masque apporte ses dés et son cornet. Il faut être bien bête pour donner dans un pareil panneau. Nous comptons partir de cette ville dans huit ou dix jours; supposé que vous me fassiez l'honneur de m'écrire, ne laissez pas

que d'y adresser votre lettre : elle me sera envoyée à Montauban, où nous comptons faire quelque séjour. Adieu, monsieur; faites-moi toujours la grâce de m'aimer; peu de personnes sentiront aussi bien le prix de votre amitié; personne au monde ne s'empressera plus à la conserver. Je suis, avec quels termes il vous plaira, et dans quels termes vous voudrez, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

LECLERC.

(Inédite. — De la collection de M. le comte de Vesvrotte.)

Monsieur,

V

AU MÊME.

Montpellier, le 2 avril 1731.

J'ai reçu à Montauban, et longtemps après sa date, la lettre que vous m'aviez adressée à Bordeaux. J'y aurais cependant répondu bien plus tôt si, depuis ce temps, je n'avais pas été toujours sur les grands chemins. L'amitié ne se plaît pas comme l'amour dans une vie de dissipation, et je trouve qu'un peu de recueillement nous fait penser à nos amis avec plus de plaisir; aussi ai-je attendu mon arrivée dans cette ville pour vous entretenir de la mienne, et pour vous faire mes remerciments de l'intérêt que vous prenez à ma santé. Elle est, Dieu merci, parfaitement rétablie depuis deux mois, et je n'ai maintenant à me plaindre que d'en avoir trop pour un garçon, et surtout pour un garçon voyageur qui n'a pas les mêmes facilités que vous, messieurs, citoyens permanents d'une bonne ville, de faire évanouir son superflu. Puisque nous sommes sur cet article, mandez-moi comment vont les plaisirs de cette espèce. L'on m'a dit que Malteste1 avait pour maîtresse une des plus jolies dames qu'il y ait à Dijon. Ne pensez-vous pas avec moi que les Danaé sont main

tenant bien communes, et Cupidon si aveugle qu'il ne peut plus rien distinguer que le brillant de l'or ??

Je reçois souvent des lettres de l'abbé Le Blanc3, qui m'a même envoyé son recueil d'élégies; mais, comme il l'a adressé à Bordeaux, il n'a pas encore eu le temps de venir jusqu'à moi. Je sais que cet ouvrage fait du bruit, même dans les provinces, et qu'il s'en fait à Paris un débit considérable. L'adresse de l'auteur est à la Croix de fer, rue de Savoie, faubourg Saint-Germain. Il faut qu'il ait eu des raisons bien pressantes pour se priver du plaisir de vous écrire; je sais le cas qu'il fait de l'honneur de votre correspondance.

Depuis mon départ de Bordeaux, j'ai séjourné plus d'un mois à Montauban. La ville est petite, mais charmante par ⚫ sa situation, sa bâtisse et l'air pur qu'on y respire. Les habitants y sont tout à fait polis, grands joueurs de piquet et d'hombre, presque ennemis du quadrille, amateurs des promenades, où ils passent une partie de la journée à parler gascon et à admirer les environs de leur ville, qui réellement sont tout à fait agréables. Ils peuvent se flatter de manger les meilleures volailles de France et de faire très-bonne chère à très-bon marché.

Toulouse est une grande et belle ville; son étendue est immense. On la croit plus vaste que Lyon; ce qu'il y a de vrai, c'est qu'elle est au moins six fois aussi grande que Dijon. Le sexe y est tout à fait beau, et, excepté les vieilles, je ne me souviens pas d'y avoir vu une laide femme. Les maisons y sont superbement bâties, quoique un peu à l'antique; les rues bien percées, le nombre des carrosses immense. J'aurais fort souhaité que mon séjour ne se fût pas borné à quatre jours. Je n'ai point vu de ville dont le coup d'œil fùt plus flatteur; nous en sortimes pour aller à Carcassonne, Béziers, Narbonne, où rien ne me choqua que les rues sombres et si étroites qu'à peine trois personnes de front y peuvent passer à leur aise. Je remarquai avec surprise dans tous les cabarets de grands éventails mobiles sur des poulies, qui servent à

« PreviousContinue »