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Ce fils de Cosme ne régna que douze ans. Il avoit un frère cardinal, prince de la sainte-église, lequel l'empoisonna, lui et sa femme. Le cardinal empoisonneur quitta la pourpre romaine pour la couronne ducale: il se maria, gouverna vingt ans, mieux que ne le promettoit cet horrible fratricide, et fut remplacé par son fils, qui mourut jeune.

Il étoit devenu de cardinal grand-duc par un crime: son arrière-petit-fils, septième duc de Florence, se fit de grand-duc, chanoine, par dévotion et par curiosité. Il avoit une affection particulière pour les moines, et se servoit de son crédit auprès du pape pour en faire le plus qu'il pouvoit évêques et cardinaux. Etant allé à Rome, la première année de ce siècle, pour les indulgences et les cérémonies du jubilé, le pape le traita d'Altesse royale; titre qui, après quelques difficultés, lui fut confirmé par les autres puissances, et que tous ses successeurs ont porté depuis. C'étoit payer des vertus chrétiennes par des honneurs mondains et des titres d'orgueil.

Parmi les raretés pieuses qui le frappèrent le plus à Rome, il fut sur tout charmé du saint-suaire. Tout le monde sait que c'est le linge dont une des saintes femmes essuya le visage de Jésus-Christ, lorsqu'il portoit sa croix au calvaire, et sur lequel restèrent empreints tous les traits de sa figure. Il est difficile de juger de cette ressemblance; ill'est aussi d'expliquer comment le sang et la sueur n'ont laissé aucune trace, et comment, d'après les circonstances, ce portrait se trouve celui d'un visage beau et serein. Pour éviter là-dessus toutes questions profanes, on ne le montre que rarement, el du haut d'une tribune très-élevée, d'où l'on ne distingue aucun des traits. Il paroisssoit fort dur à son altesse royale de ne l'admirer que de si loin. It en parla au pape. Le saint-père lui répondit, que les seuls chanoines de Saint-Pierre, qui montrent cette relique, avoient le droit d'en approcher, et d'entrer dans la tribune où on la conserve; que toute autre personne en étoit écartée, sous peine des plus terribles excommunications. Cela ne fit qu'irriter la passion du grand-duc pour l'effigie sacrée. Il passa facile

ment du regret de n'être pas chanoine, au désir de le devenir, et de ce désir au plaisir de l'être. Il n'étoit pas veuf, mais seulement séparé de sa femme. Le pape, ardent à couronner un si beau zèle, n'y regarda pas de si près : il voulut bien prendre cette séparation pour un veuvage; et, par un bref apostolique, le grand-duc fut ordonné et déclaré prêtre et chanoine de SaintPierre. Il ne perdit point de temps. Revêtu de son costume canonial, il se fit conduire en grande pompe, par ses collègues, à la tribune désirée. Il y goûta deux jouissances nouvelles et bien agréables pour lui. Il vit à son aise, il toucha même le saint-suaire, et il donna au peuple de Rome, assemblé pour cette cérémonie, une bénédiction ample et solemnelle. Il retourna ensuite dans ses Etats, qui pendant ce temps-là s'étoient gouvernés comme ils avoient pu, content d'y rapporter de tels souvenirs, un canonicat, et des reliques de saints que le pape lui avoit données en abondance.

Son fils unique fut grand- duc après lui; mais il ne fut pas chanoine, et n'en valut pas mieux. Il étoit aussi débauché que son père avoit été dévot. Il mourut sans enfans, et en lui s'éteignit la race de ces Médicis, qui avoient jeté pendant quatre siècles un si grand éclat dans l'Europe. Il leur restoit seulement une parente, Elisabeth Farnèse, reine d'Espagne, qui hẻrita des biens, et qui devoit hériter aussi des états et des peuples. Ainsi l'avoient réglé, du vivant même du dernier Médicis, l'empereur, les rois d'Espagne, de France et d'Angleterre. sans qu'ils en eussent le droit; mais sans que ni le grand-duc ni les Florentins dégénérés eussent la volonté ou la force de s'y opposer.

C'étoit le fils aîné de la reine d'Espagne qui devoit avoir la Toscane, ainsi que Parme et Plaisance; mais il eut le royaume de Naples qui valoit mieux, et qui ne lui étoit pas dû davantage. L'Espagne alors céda la Toscane au gendre de l'empereur d'Allemagne, qui venoit de perdre les duchés de Lorraine et de Bar, réunis à la couronne de France. On ne sé lasse point d'admirer ces contrats entre les princes, qui, d'un bout

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de l'Europe à l'autre, donnent ou échangent à leur fantaisie des couronnes ducales, impériales ou royales, qui ne devroient dépendre que du libre choix des peuples. Combien de temps cela doit-il durer encore? Aussi long-temps que les peuples le voudront: pas un jour de plus.

Voilà comme le grand duché de Toscane est passé. entre les mains des princes de la maison de Lorraine, réunis à la maison d'Autriche. Ce gendre de l'empereur devint empereur lui-même, et continua d'être grand-duc; il fit seulement régir cet état en son nom par un gouverneur ; mais à sa mort son second fils Léopold lui succéda en Toscane, et il fut réglé que ce seroit désormais l'apanage des princes cadets de la maison d'Autriche.

Léopold, qui vient de mourir empereur, et dont le nom nous rappelle un ennemi, régna vingt-cinq ans à Florence paisiblement, et même glorieusement. Il a laissé peu de regrets dans l'Empire, encore moins en France; mais il en a laissé en Toscane. Quand il y arriva, l'état avoit été ruiné par son père. Les revenus publics en étoient sortis pendant plusieurs, années, et s'étoient allé perdre à Vienne dans le trésor impérial, d'où ils ne revenoient jamais. Le peuple étoit épuisé les lois étoient ou mauvaises ou sans vigueur, les désordres publics et particuliers étoient au comble, les pauvres innombrables et mal secourus : la diminution des impôts, un grand ordre dans les finances, de bonnes lois, une police exacte, des hôpitaux nombreux et bien entretenus, de sages réglemens de toute espèce remplirent et signalèrent les premières années du règne de Léopold, et il sut maintenir jusqu'à la fin avec constance, ce qu'il avoit établi avec sagesse.

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Il commença par simplifier les lois civiles, qui étoient obscures et compliquées, et par adoucir les lois criminelles, qui étoient barbares en Toscane comme dans presque toute l'Europe. Pendant plus de dix ans le sang n'y coula pas une seule fois sur l'échafaud. Léopold étendit sur les prisons ses vues d'huma

nité. Les prisonniersy furent traités avec douceur: rien ne leur manqua plus que la liberté. Un magistrat célèbre (M. du Paty) a judicieusement remarqué que cet adoucissement des lois avoit adouci les mœurs publiques: les crimes graves devinrent plus rares depuis que les peines atroces furent abolies: chose remarquable! quelquefois les prisons de Toscane ont été vides pendant trois mois.

Dans les hôpitaux, ce n'étoient pas seulement des secours que trouvoient les pauvres malades; ils y trouvoient aussi des soins délicats, un ordre admirable, une propreté charmante, capable seule de. rendre la santé. Le grand-duc alloit souvent les visiter; il n'y entroit que pour répandre des bienfaits, et y recueilloit mille bénédictions. Soigneux de tout ce qui pouvoit soulager le peuple, il retrancha un grand nombre de fêtes, pour multiplier les jours de travail, et par conséquent les salaires. Il délivra l'industrie de toutes entraves. Chacun put exercer librement l'art, le talent, le métier auquel il étoit propre. Il établit des manufactures, et fit ouvrir à ses frais de superbes chemins, pour faciliter les débouchés et les communications du commerce. Il se montra simple, affable et accessible à tous. L'homme le plus pauvre de Florence étoit admis dans son palais, comme le plus riche. Les malheureux avoient même trois jours de la semaine qui leur étoient particulièrement con

sacrés.

Léopold auroit voulu extirper la mendicité; mais la superstition et l'avarice des Florentins rendoient cette réforme trop difficile. A force de leur répéter que les pauvres sont l'image de Dieu sur la terre, on leur avoit fait une sorte de besoin du spectacle de la misère; et quelques secours volontaires qu'ils pouvoient refuser aux mendians, leur paroissoient préférables à des subsides fixes qu'il eût fallu payer pour que la mendicité n'existât plus. Léopold ne put donc qu'adoucir un mal qu'il ne lui étoit pas permis de guérir.

Ce prince connoissoit les bons livres qui avoient
No. 30. Seconde année.
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été dès-lors écrits en France sur la liberté du commerce. I en mit les principes en pratique, tandis que dans le pays où ils étoient nés, leurs auteurs étoient traités de visionnaires, et même d'hommes dangereux. Pour ôter à cette liberté tous ses inconvéniens et lui donner tous ses avantages, il la rendit indéfinie. Il la comparoit au cours des rivières; quand on le gêne, il y a toujours des stagnations ou des débordemens.

Il fut donc permis aux Florentins de vendre et d'acheter, d'importer et d'exporter à leur gré toutes sortes de denrées, le blé comme autre chose. Le pape étoit dans d'autres principes; il excommunia par une bulle tous ceux qui de ses états importoient en Toscane certaines marchandises. Cette excommuni› cation ne me fait rien, disoit un bon paysan; elle "ne peut tomber que sur mon ânc c'est lui qui "porte la denrée, et heureusement il a bon dos ". C'étoit le grand - duc lui-même qui aimoit à conter cette histoire.

La liberté du commerce accrut et fit prospérer en Toscane l'agriculture et l'industrie. Les laboureurs. étoient riches et les artisans à leur aise. Depuis les premiers Médicis, ils n'avoient point été aussi heu-.

reux.

C'est dire assez que les nobles y avoient peu de pouvoir. De quel moyen Léopold s'étoit-il servi pour soumettre l'aristocratie, jusqu'alors toujours rebelle et remuante dans la Toscane, toujours rebelle et remuante dans tous les Etats? Il s'étoit servi du bonheur du peuple. Le peuple une fois heureux sans le secours des nobles, ne prend plus de part à leurs querelles. Un prince adroit peut alors les dépouiller de tous leurs injustes et dangereux privilèges; et cest ce que fit Léopold. A la noblesse près, qu'il ne crut pas pouvoir détruire, il ne laissa rien à l'aristocratie qui pût ni opprimer ses sujets, ni gêner son autorité.

Mais il ne laissa rien non plus à la démocratie. Il ôta au peuplé tout moyen de reprendre aucune existence politique. Il vouloit qu'il fût heureux, mais qu'il

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