Page images
PDF
EPUB

L'ENCYCLOPÉDIE, VOLTAIRE.

91

mettre en contact avec tous les esprits, en s'emparant de toutes les issues des connaissances humaines. Fut-ce un plan concerté? Oui, quant à la philosophie et aux sciences exactes on peut le voir dans la correspondance de Voltaire et de d'Alembert; mais l'impulsion une fois donnée, il arriva naturellement que tous les novateurs vinrent se réunir au centre qui leur était offert.

L'Encyclopédie a manifesté et servi l'expansion même de l'esprit philosophique.

En attaquant une religion dont la nature est d'être universelle, parce qu'elle a pour base l'infinité de Dieu, la philosophie du dix-huitième siècle, nous l'avons dit, tendait elle-même à l'universalité, et c'est dans ces termes aussi que la lutte s'était engagée : « Douze faquins, avait dit Voltaire, ont bien conquis le monde! >>

Il y aurait tout un travail à faire sur la diplomatie d'incrédulité que faisait Voltaire, sur ses rapports avec le grand Frédéric, avec d'autres princes protestants d'Allemagne, et Catherine de Russie, sur l'action des livres philosophiques dans toute l'Europe. Cependant, parmi les sociétés européennes, c'est la France qui est attaquée la première. Pourquoi? Il y a là certainement un grand fait à étudier.

Pour bien comprendre la nature de la lutte qui va écla ter, pour en apprécier l'origine d'une manière complète, il faut donc se rendre compte de l'état même de cette ancienne France, qu'il s'est agi de changer et de réformer. Elle a été le terrain de la lutte ce terrain, il faut le connaître.

L'histoire de la Révolution de 89, comme de la philosophie même du dix-huitième siècle et de son influence, réclame donc une revue consciencieuse de notre histoire,

des éléments constitutifs de la monarchie française, de son origine, de sa nature, de l'œuvre de civilisation qu'elle avait accomplie, des causes de sa grandeur, de sa force, de sa durée, qui, en 89, avait dépassé, depuis longtemps, celles de toutes les autres monarchies européennes. Car n'importe-t-il pas de demander aux faits si, malgré cette action de la philosophie du dix-huitième siècle, il ne serait pas trop théorique de soutenir qu'elle seule a déterminé la chute de cette antique monarchie? Les abus n'ont-ils pas suffi pour justifier l'attaque? Sans ces abus, la monarchie aurait-elle pu se maintenir? Enfin, l'ancien régime étaitil si en arrière des réformes et des progrès auxquels il aurait dû aspirer, si faible d'ailleurs et si impuissant, qu'il n'y eût plus qu'à démolir ce vieil édifice pour en reconstruire un nouveau? Il est évident qu'une telle question doit être résolue, et résolue historiquement. Il ne s'agit point ici de polémique à faire et de phrases générales à ranger, pour nous exprimer ainsi, dans l'ombre d'une opinion, c'est l'histoire qui doit parler.

Cette monarchie, dont on s'efforcera de détruire et d'effacer jusqu'à la dernière image, il faut donc la montrer tout entière, telle qu'elle fut, dans ses origines et à sa source même, comme dans ses développements, avant qu'elle ne sombre dans les flots de sang qui vont couler. Car une révolution sans exemple va nous jeter bien loin du rivage si longtemps suivi au milieu de mers inconnues, et si nous ne nous hâtons de contempler le passé, tandis qu'il est encore debout, nous ne pourrons bientôt plus le reconnaître ni le juger dans un naufrage qui semblera général au milieu des débris qui paraîtront seuls le représenter.

Enfin, sans parler des abus particuliers de la monarchie

[blocks in formation]

française, des fautes de ses rois et de ses ministres, cette monarchie péchait-elle par la base, par ce christianisme qui a présidé à la fondation de tous les gouvernements européens, et par une tradition politique basée sur un ancien droit, étranger aux idées nouvelles? Une cause supérieure à toutes celles qui entraînent ordinairement la chute des empires, une cause générale, comme celle qu'indique la théorie de M. Cousin', qui aurait eu pour but l'humanité elle-même, a-t-elle fait ce que n'ont pu faire les abus de la monarchie pour amener sa chute? En un mot, cette chute est-elle le résultat de l'idée pure? Est-ce l'initiative de la théorie, en elle-même et pour elle-même, qu'il faut considérer ici? La réaction d'un esprit général de critique et de changement a-t-elle commencé par la France pour transformer l'Europe 2, on l'a dit? Mais à ce dernier point de vue aussi, pour juger l'esprit, dont il est ici question, pour déterminer sa part et caractériser son action, non plus théoriquement, comme dans la première partie de cet ouvrage, mais d'après les faits, pour entrer d'une manière pratique dans notre sujet même, nous avons à examiner ce qui existait avant 89, le gouvernement et la société qu'il s'agit alors de renverser et de détruire ".

Ainsi envisagée, l'histoire de la Révolution de 89 vient

1 Voir pages 47, 48 et 49 de ce volume.

2 On remarque les lignes suivantes, qui sont les premières de l'introduction, dans l'Histoire de la Révolution française de M. Mignet : Je vais tracer rapidement l'histoire de la Révolution française, qui commence en Europe l'ère des sociétés nouvelles, comme la Révolution d'Angleterre a commencé l'ère des gouvernements nouveaux. » 3 Il y aura d'autres solutions à chercher peut-être : Dans quelle mesure a-t-on renversé et détruit? Qu'est-il resté? Qu'a-t-on rétabli ou voulu rétablir?

tion qu'une longue suite de siècles leur avait faite, enfin la nature, la situation, l'esprit du gouvernement et de la société elle-même, à la veille de la Révolution de 89.

Ce mot de constitution est pour nous fort étendu, on le comprendra facilement; il exprime tout l'état du pays, il doit avoir un caractère beaucoup plus général que les constitutions modernes, qui, jusqu'à présent, n'ont répondu qu'à certaines circonstances particulières.

Au premier pas qu'on fait dans l'histoire de France, on rencontre le christianisme, ce but même de toutes les attaques de la philosophie du dix-huitième siècle et de son premier choc avec l'ancienne monarchie.

La base de l'ancienne société française, de ses croyances, de ses mœurs, de sa civilisation, est l'élément religieux, l'élément chrétien : c'est par le christianisme que la France se sépare, tout d'abord, du paganisme barbare; c'est le christianisme qui, lui offrant une nationalitė nouvelle, recevant les Francs à la place des Romains dans les Gaules, les rapprochant des Gaulois, lui fit repousser les Saxons païens; c'est par le christianisme, par ses évêques, dont la haute magistrature religieuse fut tout d'abord respectée par les barbares, l'incrédule Gibbon l'a dit, que la France existe 1.

Au moment où Rome, fléchissant sous le poids de la corruption païenne, était livrée à la barbarie des peuples du Nord, ce n'est pas une philosophie comme celles qui avaient fait école dans l'antiquité, qui intervint entre le monde romain vaincu, entre les nations qu'il avait à peu près absorbées et le monde barbare triomphant : ce fut une religion.

1 Gibbon a dit : « Les évêques ont fait la France. »

FIER SICAMBRE, BAISSE LA TÊTE.

97

Ce fait n'est pas contestable pour tout homme qui a lu et qui sait lire; il est écrit à chaque page de l'histoire de France.

Au milieu de tous les vices des hommes et malgré leur corruption, le christianisme, cette force constitutive de la nation française, a traversé notre histoire; elle est encore au milieu de nous.

Si, comme nous l'avons déjà indiqué, les évêques de la Gaule n'avaient point exercé une si grande influence sur les conquérants barbares, s'ils ne les avaient point convertis, que serait devenue cette Gaule arrachée aux Romains? Si le christianisme, en un mot, ne s'était pas trouvé dans le monde, à la chute de l'empire des Césars, l'Europe entière, comme la Gaule, ne se voyait-elle pas précipitée dans un état de barbarie dont on ne pouvait assigner, le terme? Si les conquérants, qui ne connaissaient qu'un droit, celui de la force, ne s'étaient pas soumis à une force supérieure, si la religion n'avait pas pris un grand empire sur ces natures pleines d'une sauvage indépendance, quel lien social et politique eût-on pu établir entre des races ennemies? Des peuples venus, comme plus tard les Turcs, pour tout soumettre à leurs armes, s'étonnent de céder devant des paroles, mais ils cèdent! « Fier Sicambre, baisse la tête, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré 1. >>>

Il nous vient souvent à la pensée que l'admiration des Socrate et des Platon aurait été bien profonde, s'ils avaient pu assister à un tel spectacle: l'intelligence régnant au

Il ne s'est pas trouvé de saint Remi pour dire aux Turcs ce que saint Remi dit à Clovis, et l'esclavage des Grecs, comme de tous les chrétiens orientaux, qu'une même religion ne rapprocha pas de leurs conquérants, a montré quel eût été l'état de l'Europe sous des maîtres barbares et païens. (Note de l'auteur.)

« PreviousContinue »