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tisme, comme celui de la philosophie du dix-huitième siècle, était de ce monde, et c'était par ce monde que l'un et l'autre devaient agir sur l'humanité.

Luther, tout le premier, avait déclaré que le Pape était un loup enragé, contre lequel il fallait assembler les peuples, et n'épargner pas les princes qui le soutiendraient, fût-ce l'Empereur lui-même1. « L'effet suivit de près les paroles, dit Bossuet; l'électeur de Saxe et le landgrave prirent les armes contre Charles V2.

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Avant cette époque, Luther avait écrit au pape Léon X, lorsque ce pape l'avait cité devant lui, « qu'il espérait bientôt y comparaître avec vingt mille hommes de pied et cinq mille chevaux, et qu'alors il se ferait croire. » C'est ainsi que, du droit individuel et absolu de la raison humaine en matière religieuse, le protestantisme passait presque immédiatement à une prise d'armes, à l'emploi de la force matérielle, à la politique.

Dans la première révolution d'Angleterre, on est en présence des mêmes idées, des mêmes actes: la souveraineté du peuple, sortie du libre examen protestant, les contrats avec les gouvernements; « ces maximes, dit encore Bossuet, qu'on retrouve dans l'apologie de Middleton, et dans cent autres libelles, dont les cromwellistes inondaient toute l'Europe.............. » « De quoi sont pleins tous les livres, poursuit-il, et tous les actes publics et particuliers, qu'on faisait alors, que de la souveraineté des peuples, de ces contrats primordiaux entre les peuples et les rois ? >>

Le Contrat social de Rousseau et le système qu'il venait

1 Voir la thèse de Luther publiée en 1540.

2 Histoire des Variations, 5o avertissement, p. 216. * Histoire des Variations, 5o avertissement, p. 336.

INFAILLIBILITÉ DU PEUPLE.

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jeter au milieu du mouvement d'idées du dix-huitième siècle, n'était donc pas une initiative personnelle prise par « le philosophe de Genève, » comme on l'appelait, une découverte qui appartînt à son époque, une révélation nouvelle des droits oubliés ou méconnus de l'humanité, mais le calque fidèle des maximes religieuses, sociales et politiques du protestantisme, un emprunt manifeste que le dix-huitième siècle et Rousseau faisaient au seizième à Luther, à Cromwell et à la révolution protestante d'Angleterre, comme aux calvinistes français, dont le ministre Jurieu était l'organe au dix-septième siècle, sous le règne même de Louis XIV. Seulement, une philosophie qui détruisait toute organisation, par conséquent toute autorité religieuse, qui mettait la raison humaine à la place de toute foi inspirée de Dieu, donnait à l'indépendance de l'homme, formulée dans la souveraineté du peuple, un développement extraordinaire et complet, en l'isolant de toute religion positive, de toute règle possible.

Le ministre Jurieu avait ainsi défini le nouveau dogme de l'infaillibilité humaine, opposée à celle de l'Église catholique : << Il faut qu'il y ait, dans les sociétés, unc certaine autorité qui n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes. Or, cette autorité n'est que dans le peuple. >>

« Le souverain, dit Rousseau, n'étant formé que des particuliers qui le composent, n'a ni ne peut avoir d'intérêt contraire au leur; par conséquent la puissance souveraine n'a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu'il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres..... Le souverain, par cela seul qu'il est, est toujours ce qu'il doit être1. >>

Contrat social, chap. vII, p. 46.

On ne peut proclamer d'une manière plus formelle l'infaillibilité de l'homme, comme sanction de la souveraineté du peuple.

Les idées du ministre protestant Jurieu et celles de Rousseau, le philosophe déiste, sont donc les mêmes; cependant il y a entre eux une différence notable: Jurieu, tout en reconnaissant avec une grande inconséquence la suprématie populaire, qui n'a pas besoin d'avoir raison, maintient la nécessité d'un culte que cette puissance absolue peut supprimer cependant; ce culte, s'il est accepté, tant qu'il est accepté, est toutefois un lien, un frein quelconque pour une société; Rousseau, comme les autres philosophes, supprime toute espèce de culte, et il place la souveraineté de l'intelligence humaine en face d'un déisme sans règles, ni lois positives, lorsqu'il dit d'un pouvoir exercé par des hommes: Le souverain, par cela seul qu'il est, est toujours ce qu'il doit être1.

Ainsi Rousseau, entraîné par sa théorie, pour définir le souverain qu'il proclame, ne trouve qu'un mot, celui dont la Bible s'est servi pour caractériser Dieu lui-même : Il est celui qui est.

Désormais il y a pour les sociétés humaines un nouveau pouvoir infaillible de droit, s'il ne l'est de fait, qui peut, quand il lui plaît, intervenir dans la politique, et qui, par sa nature, est appelé au gouvernement des États, car il est souverain même quand il ne règne pas, et on ne peut lui commander que par usurpation : ce pouvoir, le seul légitime, est celui de tout le monde.

Ce que Rousseau résume ainsi : « Si donc le peuple promet simplement d'obéir, il se dissout par cet acte, il

Contrat social, chap. vII, p. 46.

L'HOMME EST PARFAIT.

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perd sa qualité de peuple; à l'instant qu'il y a un maître, Il n'y a plus de souverain, et, dès lors le corps politique est détruit1. » C'est-à-dire, tout pouvoir vient de l'homme, chaque homme doit y avoir une égale part, et en dehors d'un système qui réunisse tous les membres d'une société dans l'exercice d'une même volonté et d'un même pouvoir, il n'y a qu'usurpation et tyrannie.

Ces idées, qui ont exercé depuis une si grande influence, se comprennent facilement dans la bouche d'un déiste, pour lequel il n'y a aucune espèce d'autorité religieuse établie, et il est certain que Rousseau, plus logicien que Voltaire, dès qu'il reconnaissait la souveraineté de l'homme en matière de foi, devait l'admettre en politique, et lui offrir le code qu'il avait trouvé presque tout fait dans les écrivains protestants. D'après ce code, l'obéissance, qui jusque-là, avait réglé les rapports des gouvernants et des gouvernés, devient, de la part de ceux-ci, un suicide, par conséquent un crime, et, même dans la famille, celle des enfants envers leur père, nous l'avons vu, n'est que temporaire, limitée naturellement au temps où ils peuvent avoir besoin de lui: tout part de la souveraineté d'une raison dont l'avènement est le but même de la philosophie du dix-huitième siècle; mais il faudrait ajouter à cette théorie de Rousseau, qui attache un tel droit à l'intelligence humaine, une dernière formule qui la compléterait : l'homme est parfait. On y a songé quand on a inventé la doctrine de la perfectibilité humaine, dont le dernier terme serait la perfection de l'homme émanée de lui-même et de sa propre raison.

Contrat social, liv. II, chap. 1, p. 55.

CHAPITRE VI

- L'Encyclopédie.

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Suite du mouvement philosophique. La philosophie du dix-huitième siècle tend à l'universalité. La société française la première attaquée. Quelle était cette société? - Quel a été le caractère de la Révolution de 89, particulier ou général? Sont-ce les abus et les vices du gouvernement de l'ancien régime qui ont été la première cause de sa chute? - N'importe-t-il pas, à cet égard, de bien connaître l'ancienne monarchie française? Qu'a-t-on détruit, qu'at-on renversé? En présence d'une si grande ruine, une revue aussi complète que possible de notre histoire n'est-elle pas nécessaire?

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L'appel que Voltaire et Rousseau avaient fait à la raison humaine reçut de nombreuses réponses, et les chefs de la révolution comme disait Condorcet en 1784, eurent de nombreux adhérents : ce pouvoir qu'on offrait à l'intelligence de l'homme, cet empire souverain qu'on lui décernait, elle voulut les prendre, et monter sur le trône qu'on lui dressait. Quiconque pouvait tenir une plume la saisit un peu comme un sceptre, suivant ses aptitudes, ct, dans cette aspiration à une réforme universelle, qui avait commencé par vouloir supprimer le christianisme, chacun dut choisir sa part d'innovation.

A côté des idées de destruction et de reconstruction radicales de Rousseau, une œuvre, entreprise par la philosophie du dix-huitième siècle, l'Encyclopédie, dont il faut bien saisir la portée, contribua beaucoup à provoquer cette levée générale des intelligences: il s'agissait de se

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