Page images
PDF
EPUB

sait trop ce que d'autres en attendent, n'est-il pas donc possible de s'élever au-dessus de toutes ces préoccupations particulières en remontant à l'origine véritable de la Révolution? C'est ce que nous venons tenter aujourd'hui.

Quelle a été cette origine, particulière ou générale? La Révolution de 89 a-t-elle eu une cause politique, c'est-à-dire simple et ordinaire, ou bien une cause étrangère, en elle-même, à la politique, qui n'aurait cessé d'agir depuis soixante et onze ans, une cause extraordinaire ?

Si l'Europe a reçu une telle commotion des événements de cette époque, si de 1789 à 1830, de 1830 à 1848, et de 1848 au temps présent, le même esprit, les mêmes résultats se présentent, si l'Italie, si Rome enfin, nous montrent aujourd'hui ces résultats d'une même influence, faut-il les attribuer à quelques faits de notre histoire intérieure, à la politique de tel roi ou de tel ministre de notre ancienne monarchie? Ou bien un idéal, supérieur, dans sa force et dans sa puissance, à toute politique, contenu précisément dans les théories qui ont été agitées avant et depuis 89, en est-il la grande cause, la cause décisive, originelle?

Dès qu'on jette les yeux sur l'histoire de cette Révolution, il y a un fait, qui le premier frappe tout le monde: la transformation subite et instantanée, pour ainsi dire, des états généraux convoqués par le roi Louis XVI en Assemblée nationale et constituante.

L'ancienne société se réunit, par l'intermédiaire de ses représentants naturels, pour être aussitôt dissoute : peut-on, de ce grand fait, l'explosion, pour ainsi dire, d'une France nouvelle, brisant tout à coup le cadre

PHILOSOPHIE DU XVIII SIÈCLE.

7

d'une antique et puissante monarchie pour tout refaire et tout créer, ne pas remonter à une cause, non pas ordinaire, mais extraordinaire, agissant sur la politique, mais, dans sa nature et sa puissance, supérieure à la politique, jetant dans le monde, ou continuant plutôt l'idée de scission et de changement apportée par le protestantisme : nous avons nommé la philosophie du dixhuitième siècle.

Pour peu qu'on ne soit pas étranger à l'histoire des idées et des révolutions depuis le seizième siècle, il est difficile que l'on repousse un tel rapprochement, et qu'à la vue surtout d'une société qui semble arrachée tout d'un coup à ses vieilles bases au nom de certains principes nouveaux, dont il est facile de découvrir l'origine, on ne reconnaisse pas d'abord, dans le fait même qui est leur triomphe, la nature de ces principes.

Ce n'était pas la première fois, en effet, qu'une grande révolution éclatait dans l'Europe moderne: la tradition de ces événements qui transforment l'état des nations. ébranlent l'ordre européen, appartient au protestantisme et à l'histoire d'Angleterre.

Il est bon de rappeler cette histoire si voisine de la nôtre, aussi voisine que l'Angleterre l'est elle-même de nos rivages, et de se souvenir que la fin de Charles Ior, comme la chute des Stuarts catholiques, était, sous Louis XIV, des événements contemporains.

Or, à peine Louis XIV est-il mort, à peine Bossuet a-t-il cessé de combattre les doctrines protestantes qui attaquaient également le dogme catholique, l'autorité de l'Eglise et celle des princes, qui jetaient en France comme une espèce de réverbération de la révolution d'Angleterre, sous le sceptre même du grand roi, que ce

fait nouveau, la philosophie du dix-huitième siècle, commence à se manifester.

Les idées, dont elle est le développement, il faut le remarquer, précèdent la régence; elles continuent à se produire sous des formes diverses jusqu'aux états généraux et à l'Assemblée constituante; il y a là une suite logique non interrompue, une sorte de démonstration en action d'une si grande portée, qu'il est impossible à tout esprit impartial de ne pas le reconnaître. On sent, dès qu'on entre dans cet ordre d'idées, qu'il y a là une étude préalable à faire, une question capitale à dégager, qui se trouve mêlée aux faits, qui les domine, et qui, unité d'une grande histoire, groupe nécessairement autour d'elle toutes les causes secondaires.

Il existe un rapport très-intime entre les idées et les mœurs, avons-nous besoin de le dire? Or, c'est un fait incontestable que, pendant le dix-septième siècle, à la cour même de Louis XIV, bien des grands seigneurs, parmi lesquels on citait les Gramont et les Saint-Evremond, préludèrent à la Régence par les mœurs et les idées.

Les faits seuls peuvent faire apprécier les résultats de cette immoralité et de cette incrédulité de cour. Certes, il n'y a point de fatalité, même dans le mal, et, dans un pays chrétien, le remède à ce premier entraînement n'était pas loin.

Si l'on veut se former une idée juste cependant de cet état des mœurs et des idées, dont Bossuet était effrayé, il n'est besoin que de prêter l'oreille aux paroles prononcées par lui devant toute la cour.

Dans l'oraison funèbre de la princesse Palatine, il comparait l'intempérance des sens à l'intempérance de l'esprit.

PRÉLUDES DE L'ÉCOLE DU XVIII. SIÈCLE.

9

Suivant lui, l'intempérance de l'esprit n'est pas moins flatteuse; comme l'autre, elle se fait des plaisirs cachés et s'irrite par la défense... Siècle vraiment subtil, s'écrie-t-il, dans la même oraison funèbre, et ici son langage prend un caractère plus général encore, puisqu'il parle du siècle même, de cette brillante société qui l'entoure, « siècle vraiment subtil, où L'ON VEUT PÉCHER AVEC RAISON, où tant d'âmes insensées cherchent leur repos dans le naufrage de la foi et ne font d'effort contre elles-mêmes que pour vaincre, au lieu de leurs passions, les remords de leur conscience. >>

Évidemment, tous ces esprits dont parle Bossuet, s'ils ne cherchent pas encore un système commun, général, d'incrédulité, sont disposés à l'accepter, nous voulons dire, un système qui justifie et autorise un certain état des mœurs et des idées, qui permette de pécher avec raison.

Cependant les belles années du siècle de Louis XIV s'écoulent, le règne est sur son déclin, et nous assistons, dans cette cour qui est le premier salon du royaume, où la volonté du roi avait été jusque-là si puissante, à un changement qui doit fixer toute notre attention.

:

Ce changement est très-bien indiqué dans la vie de Voltaire par Condorcet il s'agit d'une scission qui éclate entre Louis XIV, vers la fin de son règne, et une partie des grands seigneurs qui l'ont entouré.

La cause de cette scission est digne pour tout le monde d'une attention sérieuse, et pour ceux qui, attachés à la foi de leurs pères, à ses règles inviolables, n'éprouvent ni hésitation ni doute, dès qu'il est question de la religion et des mœurs, et pour ceux même qui, sous l'empire d'autres sentiments, ne veulent pas moins remonter

aux causes premières et se rendre des faits le compte le plus exact et le plus impartial.

Quelle était donc la scission qui, à la fin de ce règne, venait séparer le Versailles de Louis XIV des brillantes sociétés de Paris, comme les appelle Condorcet dans la vie de Voltaire1. Condorcet lui-même va nous l'expliquer: « Les sociétés les plus brillantes de Paris, dit-il, affectaient de porter la liberté et le goût du plaisir jusqu'à la licence par aversion pour la sévérité de Versailles, dont l'hypocrisie avait révolté ceux qu'elle n'avait pu corrompre. »

Cette parole de Bossuet, sur l'intempérance des sens ou de l'esprit qui s'irrite par la défense, se représente ici naturellement.

On avait vu avec enthousiasme le roi de madame de la Vallière et de madame de Montespan, jeune et victorieux; on supportait avec peine le roi de madame de Maintenon dans les revers et les repentirs de sa vieillesse; on lui jetait le défi d'une nouvelle et dernière Fronde, celle des mœurs légères et de l'incrédulité de salon or Voltaire allait sortir de cette Fronde.

Au milieu des noms de libres penseurs que cite Condorcet, nous trouvons ceux du prince de Conti, du prieur de Vendôme, du duc de Sully, du marquis de la Fare, des abbés Servien, de Chaulieu et de Chateauneuf, ce dernier, parrain de Voltaire, qu'il présente, bien jeune encore, dans ces brillantes sociétés de Paris et chez Ninon, l'ancienne amie des Gramont et des Saint-Evremond, « à laquelle, dit Condorcet, sa probité, son esprit, sa

Vie de Voltaire, par Condorcet, publiée en tête des Œuvres complètes de Voltaire. Édition de 1784.

« PreviousContinue »