Page images
PDF
EPUB

que les champions même les plus hardis de cette raison n'avaient pas prévus.

On a vu que le protestantisme avait, le premier, donné le signal de l'insurrection à la raison humaine; la philo. sophie du dix-huitième siècle généralise la révolte; mais un fait digne de remarque, nous l'avons déjà fait observer, c'était aux libres penseurs protestants, à leur logique, que les philosophes du dix-huitième siècle durent emprunter cette négation du christianisme qui alla jusqu'à l'athéisme, et la légèreté des beaux esprits de la Régence avait eu besoin pour livrer, si l'on peut dire, un assaut dogmatique au christianisme, de ramasser des armes dans les ruines dernières de la foi chrétienne, entre les mains de ce Locke qui mourut en face de sa Bible, tourmenté de ses doutes et voulant que le Christ, s'il n'était Dieu, fût toujours le Messie.

Nous avons vu comment de Locke, cet instituteur de la raison, nom que lui donne un historien de la Révolution de 89', d'autres libres penseurs protestants étaient arrivés à la négation absolue du christianisme, base de la philosophie du dix-huitième siècle.

Nous verrons encore Rousseau, quand il voudra organiser, pour ainsi dire, cette négation et l'appliquer à la société comme au gouvernement, faire d'autres emprunts au protestantisme, de sorte que le déisme philosophique, soit pour nier et détruire, soit pour affermir et édifier, a eu besoin de s'appuyer sur les idées d'une secte qui n'est qu'une tradition brisée du christianisme, comme si le déisme pur, isolé, ne pouvait rien produire par luimême.

1 Rabaud-Saint-Étienne, Précis historique de la Révolution, p. 28.

[blocks in formation]

Le système de Rousseau avait eu en apparence au moins, quelque chose de plus positif que le doute voltairien : il semblait offrir aux intelligences des voies plus fraîches et plus fleuries, plus sûres, que la haine systématique de la religion chrétienne; il attaquait la religion en la pleurant et il portait, pour ainsi dire, le deuil de la foi; il ne voulait pas reconnaître la divinité de Jésus-Christ, mais pour lui la mort de Jésus-Christ était celle d'un Dieu, et il admirait la sublimité de l'Évangile, auquel il ne croyait pas : comme l'Anglais Locke, il aurait voulu être chrétien, sans l'être c'était le roman et l'utopie de l'incrédulité.

A l'égard des mœurs, fait capital, Rousseau, qui se posait en réformateur de la société, différait peu de Voltaire et des premiers protestants1, et ne s'en séparait guère que par la forme; il était pour la haute bourgeoisie financière et la jeunesse, ce qu'était Voltaire pour les grands seigneurs; il trouva autour de lui une extrême facilité de mœurs et l'encouragea par ses écrits comme par ses exemples.

Il est remarquable que Rousseau, dont la croyance en Dieu semblait plus sérieuse que celle de Voltaire, qui parlait avec respect du christianisme, ait rompu moins ouvertement avec la morale dans ses écrits: il y a, à cel égard, entre Voltaire et Rousseau, la distance qui sépare la Nouvelle Héloïse de la Pucelle.

Mais, de même que Rousseau avec son déisme moins sceptique, plus sérieux, provoqua cependant l'incrédulité parmi ceux que ne pouvait satisfaire le doute voltairien, il mit à la mode les mauvaises mœurs romanesques, la poésie des liaisons illégitimes, et la corruption sentimentale. Vol

1 Voir la note de la page 74.

taire était un grand seigneur de la littérature, mauvais sujet comme ses pareils du dix-huitième siècle, pour qui l'adultère était de bon ton, l'ami et l'émule du maréchal de Richelieu; Rousseau, démocrate, admirateur passionné de la nature, n'était pas, dans ses mœurs, plus rigoureux que Voltaire : comme on le voit dans les Mémoires de madame d'Épinay, « tout en regardant la morale comme un préjugé nécessaire, il avouait qu'il n'était pas assez heureux pour le partager. »>

Au lieu donc de tenter, au moins, la réforme des mauvaises mœurs, Voltaire et Rousseau y ajoutèrent l'influence de leurs écrits et de leurs exemples.

C'est là un des caractères de la philosophie du dix-huitième siècle, que déjà nous avons dù signaler; il la distingue à son point de départ, et elle ne l'a jamais perdu : l'incrédulité est la sanction de l'immoralité, et la raison nouvelle sert à justifier le vice.

Nous en trouverions des preuves à peu près universelles chez les disciples de Voltaire et de Rousseau.

Le mariage était devenu, à cette époque, alors presque un ridicule, quelque chose, au moins, de très-prosaïque, et l'adultère, une mode, une convenance, imposée par le bon ton ou le sentiment, comme on le voit dans la vie de madame d'Epinay, dont la société fut celle de Rousseau les philosophes ne trouvaient point à y redire, et ils suivaient la mode, ils la donnaient même.

Rousseau était, au reste, sérieux et convaincu dans ses erreurs; son orgueil, qui, sombre et chagrin, ne le cédait pas à celui de Voltaire, lui persuadait qu'elles étaient des vérités; mais d'une vive imagination, il a fait, dans les termes les plus éloquents, l'oraison funèbre de la vertu et de la morale, tandis qu'il favorisait, dans la Nouvelle

[blocks in formation]

Héloïse, la liberté des passions sous cette forme du sentiment et de la mélancolie qui ressemble à la complainte du vice.

Rousseau professa le déisme dans l'Émile, sa morale dans la Nouvelle Héloïse, et dans un troisième ouvrage, le Contrat social, ses idées sociales et politiques, mais toutes ses œuvres partaient d'un même principe et allaient au même but, le règne de la raison humaine.

C'est par le Contrat social que Rousseau a voulu réorganiser et refaire, pour ainsi dire, la société. Avant d'étudier l'origine des idées, jetons les yeux sur ce livre qui occupe tant de place dans le dix-huitième siècle.

Rousseau ne se contenta pas de prononcer le mot de liberté d'une manière générale, comme l'avait fait Voltaire; il proposa, il décréta, pour toutes les sociétés humaines, une organisation qu'il déclara la seule légitime en condamnant tout l'état social antérieur1.

Or, les principes, proclamés par Rousseau, qui se formulaient dans l'hypothèse d'un pacte primitif, entre les gouvernants et les gouvernés, dans l'égalité individuelle et la souveraineté collective des membres de toutes les sociétés humaines, où le pouvoir, quel qu'il fût, n'était que le délégué du peuple, ces principes n'avaient rien de nouveau chez les écrivains d'origine protestante, comme Rousseau; ils appartenaient au dix-septième et même au seizième siècle.

Le ministre Jurieu avait soutenu ces opinions dès le

1 Contrat social, liv. Ier, ch. 1, p. 26: « L'homme est né libre, dit Rousseau, et partout il est dans les fers. » Ainsi le christianisme qui avait amené la suppression de l'esclavage, qui avait civilisé les barbares et créé les nations modernes, n'avait rien fait tout était à défaire et à refaire.

règne de Louis XIV, et Bossuet lui avait répondu dans ses Avertissements aux Protestants, tant la question politique se trouvait ici mêlée à la question religieuse.

Mais l'auteur du Contrat social, au milieu de l'ébranlement des idées qui existait au dix-huitième siècle, devait produire sur les intelligences, une toute autre impression que le ministre Jurieu.

Avec cet enthousiasme dogmatique qui animait Rousseau, il s'agissait, pour lui, comme pour le ministre Jurieu, de concilier la toute-puissance du Créateur avec l'indépendance des créatures, formulées, par l'école protestante, dans le droit absolu de libre examen; mais cette difficulté pouvait encore moins arrêter Rousseau, que les protestants du seizième et du dix-septième siècles; c'était pour donner à l'homme, comme à sa raison, une plus grande place que le protestantisme était venu; les libres penseurs du dix-huitième siècle, quels qu'ils fussent, devaient lui donner place entière.

Tel fut le raisonnement de Rousseau, comme de Jurieu il y a un Dieu, nous l'adorons, mais l'intelligence de l'homme, quoiqu'elle doive rendre hommage au Créateur, est souveraine. Or, cette souveraineté de l'homme se retrouvera dans celle des sociétés humaines, puisqu'elle est la loi et le privilége de sa nature : quel que soit le gouvernement, il n'est en principe que le délégué du peuple, qui seul est le souverain.

Les idées du ministre Jurieu, à cet égard, se résument dans la situation suivante qu'en fait Bossuet : « Le peuple fait les souverains et leur donne la souveraineté ; donc le peuple possède la souveraineté et la possède dans un degré plus éminent. Car celui qui communique doit posséder ce qu'il communique d'uue manière plus

« PreviousContinue »