Page images
PDF
EPUB

PLUS DE CHRISTIANISME, PLUS DE MONARCHIE.

71

volontaire ou involontaire du maître, dont les épanchements intimes se traduisaient par une publicité et un éclat, qu'il trouvait lui-même terribles.

<«< Ni roi, ni parlement, ni prêtres,» avait dit Voltaire, dans un jour d'orgueil philosophique, où il lui semblait que sa raison et celle de ses disciples suffisaient à tout; Diderot ne craignit pas de s'écrier dans l'Encyclopédie : « Si le prince dit au sujet mécréant qu'il est indigne de vivre, n'est-il pas à craindre que le sujet ne dise que le prince infidèle est indigne de régner? » Dans son Histoire des deux Indes, Raynal adressait aux peuples, c'est-à-dire aux rois, l'apostrophe suivante : « Peuples lâches! imbécile troupeau! Vous vous contentez de gémir, quand vous devriez rugir!» Pour lui, « les rois sont des enfants qu'arment de petits bâtons appelés sceptres. » Le système social du baron d'Holbach, le Despotisme oriental, qui parut sous le nom de Boullanger, l'Homme d'Helvétius, sont la formule de la même pensée : plus de prêtres, plus de rois, plus de christianisme, plus de monarchie : la raison de l'homme est souveraine.

Au reste, un ami de Voltaire, un de ses disciples favoris, auquel il promettait les plus hautes destinées, Condorcet, non moins ennemi que lui du christianisme, a résumé ainsi, en 1784, dans sa Vie de Voltaire, en présence d'un état des esprits qu'il appelle déjà une grande révolution, ce qu'il regarde comme l'œuvre de Voltaire et de sa philosophie : « Il n'a point vu tout ce qu'il a fait, mais il a fait tout ce que nous voyons. Les observateurs éclairés prouvèrent à ceux qui savent réfléchir que le premier auteur de cette grande révolution, c'est, sans contredit, Voltaire. »

Condorcet, on le remarquera, ne parle que d'un

homme; mais il y a ici quelqu'un de plus puissant que Voltaire, et c'est la raison humaine elle-même, cette raison dont il annonçait le règne.

Soit qu'on jette les yeux sur l'influence exercée par Voltaire ou sur l'action de tous ceux qui se groupaient autour de lui, et dont il était comme le roi, on observera que, jusqu'à présent, la philosophie du dix-huitième siècle a été toute négative; elle supprime, elle détruit par ses doctrines le christianisme d'abord et la monarchie ensuite, enveloppée dans la négation même de la Divinité.

Nous allons assister maintenant à un nouvel effort de cette philosophie, emprunté à la tradition protestante, pour changer et réformer la société et le gouvernement de tous les peuples, sans culte, il est vrai, et sans religion positive. Nous nous trouvons en présence de Rousseau et de son école.

Qu'on ne s'étonne pas de la suite que nous croyons devoir donner à cette histoire des idées; nous ne le faisons pas sans avoir sérieusement réfléchi au grand sujet qui nous occupe. Certes, il serait impossible d'écrire ainsi une autre histoire, et il n'y a que l'époque du protestantisme où l'on pourrait se livrer à une telle analyse.

Les hommes, les actes du pouvoir, la politique ordinaire et ses acteurs ne sont-ils donc rien? nous dira-t-on. Nous sommes loin de le prétendre; mais les événements cux-mêmes feront comprendre toute l'importance de cette histoire des idées, qui se mêlera si promptement à celle des faits.

CHAPITRE V

Voltaire et Rousseau. — [Insurrection de la raison humaine. du mouvement antichrétien.

[blocks in formation]

Initiative

Opinion de Rabaud-Saint-Étienne sur
La philosophie du dix-huitième
Le sys-

[ocr errors]

siècle demande des armes aux libres penseurs protestants. tème de Rousseau.

- Morale de Rousseau.

rale de Rousseau et celle de Voltaire.
quand il s'agit de la règle des mœurs.
la Nouvelle Héloïse, le Contrat social.
tiques de ce livre.

[ocr errors]
[ocr errors]

[ocr errors]

Distinction entre la mo

A quoi sert la philosophie Madame d'Épinay. — L'Émile, Principes sociaux et poli

[ocr errors]

[merged small][ocr errors]

Le ministre protestant Jurieu. - La toute-puissance du Créateur et le droit absolu du libre examen. Le ministre Jurieu cité par Bossuet. -Souveraineté du peuple. Révolution d'Angleterre. Origine des sociétés. Opinions du ministre Jurieu et de Rousseau identiques. - Point de départ. Souveraineté du peuple absolue. Individualisme soumis à la souveraineté du peuple. - Le protestantisme politique à son origine : Luther. — Tradition de la philosophie du dix-huitième siècle protestantisme et déisme. Infaillibilité de l'homme. Perfection de l'homme.

A-t-il dépendu de Voltaire et de Rousseau de créer un tel mouvement intellectuel? Pour le dire, il faudrait individualiser ce mouvement, si général dans son influence et ses effets, mais on reconnaîtra qu'ils ont contribué plus que personne à cette insurrection de la raison humaine que Condorcet appelait une révolution. Les admirateurs enthousiastes de Voltaire ont voulu lui en attribuer toute la gloire, comme son disciple Condorcet; et certes, on ne peut nier que l'initiative de la philosophie antichrétienne, d'où est sortie la Révolution de 89, ap

partienne à Voltaire1; la saine logique cependant ne permet pas de restreindre à Voltaire et à Rousseau, plus qu'à Luther et à Calvin, ces grands flatteurs de la raison humaine, les mouvements extraordinaires qui l'ont entraînée : ce ne sont pas eux qui ont inventé l'orgueil de l'esprit, ni les passions du corps, mais ils leur ont donné des formules générales et une sorte de sanction2.

1 Le Précis historique de la Révolution française, que RabaudSaint-Étienne, ministre protestant et membre de l'Assemblée constituante, publia en 1791, au moment où le roi venait d'accepter la nouvelle Constitution, contenait cet éloge de Voltaire : « Mais un homme, plus que tous les autres, avançait les progrès de la raison en France; c'est celui qui, jeune encore, séduisit tous les esprits par les charmes d'une poésie brillante, qui réunit tous les talents, qui perfectionna tous les genres, qui combattit tous les abus, qui prit la défense de tous les opprimés, et qui, durant soixante ans, dirigea ou commanda l'opinion publique. Je demande à toute la génération présente, à tous ceux qui du moins ont appris à penser pour euxmêmes, et à s'élever au-dessus des préjugés, s'ils n'en sont pas rederables à Voltaire.

(Précis historique de la Révolution française, par Rabaud-SaintÉtienne, p. 28.)

Le même Rabaud-Saint-Étienne, qui a joué un rôle dans l'Assemblée constituante, se plaignait de ce que Rome nous eût toujours dirigés, « et vantait » l'Angleterre, la Hollande, la Suisse et l'Allemagne protestantes, où la raison tenait école de philosophie, félicitait son siècle d'avoir recherché les ouvrages excellents qu'avait produits l'Angleterre, cette région de l'indépendance, et « Voltaire de nous avoir fait connaître le premier les productions philosophiques de la Grande-Bretagne.» (Idem, idem.)

Enfin Rabaud-Saint-Étienne ajoutait encore : « Le protecteur infa. tigable des malheureux aimait la liberté parce qu'il aimait l'humanité. Tous les principes de la liberté, toutes les semences de la Révolution, sont renfermés dans les écrits de Voltaire. Il l'avait prédite, et il la faisait. » (Précis historique, p. 30.)

* Luther proclama le premier le droit de libre examen pour cha

LA RAISON OUVRAGE DE DIEU

75

Cette faculté humaine, la raison, il ne faut pas l'oublier, est l'ouvrage de Dieu; sans Dieu, l'athée ne penserait pas. De la raison humaine, même révoltée, il faut toujours revenir à Dieu, pour en expliquer la puissance, instrument dont l'homme s'étonne et qu'il admire, dont il s'enorgueillit d'autant plus que cet instrument n'est pas son œuvre et ne lui appartient pas.

Quand les hommes et les circonstances font appel à cette raison isolée, quand ils s'adressent à elle comme à un juge suprême, quand cette force intellectuelle, qui est d'origine divine, s'exalte à un degré extraordinaire, il arrive que cette sujette de Dieu veut régner à son tour, que cette créature aspire elle-même à créer, qu'elle se développe, avec une puissance, et amène des résultats

cun en particulier, quoique dans la pratique il prétendit imposer à tout le monde ses opinions religieuses. Qui ne comprend que de ce droit d'examen devait sortir le rationalisme, qui a bien vite éclaté dans le protestantisme lui-même, dans les doctrines des réformateurs comme Zwingle, contemporain de Luther, avant de trouver sa forme arrêtée dans la philosophie du dix-huitième siècle, qu'on peut appeler la seconde période du protestantisme et son but logique.

Nous avons parlé des mœurs qui cherchaient une justification et une autorité dans cette philosophie, quand nous avons cité ces paroles de Bossuet: On veut pécher avec raison. Il est remarquable qu'à l'origine du protestantisme on vit la même cause recruter l'hérésie nouvelle, c'est un disciple de Luther, Martin Bucer, qui la raconte lui-même. « La plus grande partie du peuple, dit-il, me semble n'avoir embrassé l'Évangile qu'afin de secouer le joug de la discipline et l'obligation de jeûner, de faire pénitence, etc., qui lui étaient imposés à l'époque du papisme, et pour vivre à son gré, se livrant sans contrôle à ses convoitises et à ses passions. Elle prêta donc facilement l'oreille à cette doctrine, que nous sommes justifiés par la foi seulement, et non par les bonnes œuvres pour lesquelles elle n'avait aucune disposition! »> · De Regn. Christ.

« PreviousContinue »