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dont le roi semblait faire la tâche en luttant contre le Parlement et les notables eux-mêmes 1.

Mais ce que demandait l'esprit du temps, c'étaient l'instantanéité et la généralité des réformes2. Or, on allait au-devant de lui et de ses impatiences. Cela est si vrai, que M. de Tocqueville, malgré les éloges qu'il donne aux pays d'étals, à l'administration du Languedoc en particulier, se plaint de la promptitude et de l'universalité de telle réforme3, désirable cependant, comme celle qui établissait partout des assemblées provinciales.

Quoi qu'il en fût, et sans décider ici la voie qu'il fallait 'suivre, ce qu'il y a d'évident, c'est qu'outre la porte que la société de l'ancien régime ouvrait aux changements,

Le Parlement repoussa, sous le premier ministère de Necker, l'égale répartition des vingtièmes, impôt que tout le monde avait cependant à payer, et les notables rejetèrent, comme on sait, la subvention territoriale qui était l'égalité même de l'impôt, ainsi que le doublement du tiers.

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« Qu'est-ce que le tiers état? avait dit Sieyès. Tout! Et qu'est-il? Rien! »

Comme nous l'avons déjà fait observer, il signale cette difficile transition du régime centralisé des intendants à celui d'assemblées locales, et il pense que ce changement avait une importance énorme, puisqu'il bouleversait, et dans chaque province à la fois, toutes les habitudes administratives reçues, en vertu d'une réforme universelle et instantanée, au lieu sans doute d'une réforme progressive qui aurait peu à peu assimilé les autres parties de la France au Languedoc, par exemple, où tout était sagement combiné, et l'œuvre des siècles. Il résulterait de ce chapitre de M. de Tocqueville que la révolution de 89 ne serait point venue, suivant lui, de ce que le pouvoir royal n'avait point fait à temps les réformes nécessaires; mais de ce que, sous I influence des idées du temps, il en avait trop fait et trop à la fois, pas avec assez de défiance contre l'esprit de théorie qui dominait alors.

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au régime représentatif lui-même, en raison même de cette partie de son organisation administrative, où les assemblées avaient prévalu sous le nom d'états de province, et des douze parlements, qui, à côté de celui de Paris, maintenaient un système de contrôle et de discussion, la royauté elle-même avait fait dans la voie des réformes, telles qu'on les comprenait alors, telles qu'on les demandait, les plus grands pas et les plus décisifs, laissant derrière elle le Parlement et les notables.

Pour ne parler en effet que d'une seule mesure, celle-ci la dernière et la plus grave, émanée du roi directement, c'était lui qui avait décidé le doublement du tiers.

CHAPITRE XXXI

Pourquoi l'esprit nouveau n'était point satisfait de tous les changements déjà opérés, et refusait d'entrer dans la voie qui lui était ouverte.

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Nous venons de voir tout ce qu'avait déjà fait la royauté pour satisfaire l'esprit d'innovation et de réforme, pour lui offrir même d'avance les bases d'un gouvernement représentatif, en établissant, dans toutes les provinces, des assemblées locales sur le modèle des anciens états, où même les trois ordres étaient réunis.

On doit se demander pourquoi l'esprit nouveau n'entrait pas dans cette voie qui semblait s'ouvrir naturellement devant lui, comment il niait et attaquait toutes les anciennes traditions, quand on aurait dit qu'il lui était facile d'y chercher, à tant de points de vue, le` principe même, le meilleur principe peut-être d'une réforme durable? Nous aurons à étudier le développement de cette grande question dans les événements qui vont suivre; mais, dès la veille même des états généraux, certains faits jettent une vive lumière sur les exigences de l'esprit nouveau.

Sieyes, dont le livre était le manifeste de la philosophie du dix-huitième siècle, appliquée à la politique, ne s'était pas contenté de demander la première place dans la

société, pour le tiers état; dans un pays où le clergé et la noblesse formaient, depuis une longue suite de siècles, les deux premiers ordres de la hiérarchie sociale, où, malgré les progrès de l'unité royale, ils occupaient un rang, au reste, accessible aux autres classes de cette nation, qui avaient recruté et le clergé et la noblesse, qui les recrutaient toujours, Sieyès attaquait la noblesse, et en proposait la destruction. « Qui donc oserait dire, s'écriait-il, dans sa brochure, que le tiers n'a pas en lui tout ce qu'il faut pour former une nation complète? Il est l'homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné. Si on ôtait l'ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus Ainsi, qu'est-ce que le tiers? tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l'ordre privilégié? tout, mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres. »

«Il ne suffit pas d'avoir montré disait encore Sieyès, que les privilégiés loin d'être utiles à la nation ne peuvent que l'affaiblir et lui nuire, il faut prouver que l'ordrenoble n'entre point dans l'organisation sociale1, qu'il peut bien être une charge pour la nation, mais qu'il n'en saurait faire partie. » Ceci était assez clair.

Quel que fût le système le meilleur à suivre, dans les

1 Nous retrouvons encore ici les doctrines du Contrat social : Rousseau avait dit : « Par quelque côté qu'on remonte au principe, on arrive toujours à la même conclusion, savoir, que le pacte social établit entre les citoyens une telle égalité qu'ils s'engagent tous sous les mêmes conditions et doivent jouir tous des mêmes droits*. » C'est en vertu de ce principe d'égalité que Sieyès excluait la noblesse de l'organisation sociale, opposant une théorie, quelle qu'elle fût, à une antique réalité.

Contrat social, p. 64.

SIEYES ET SA BROCHURE.

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circonstances, pour la composition des états généraux, il est facile d'apprécier tout ce qu'il y avait d'absolu dans la théorie de Sieyès, et combien cette exclusion, presque cette proscription de la noblesse, devait flatter l'esprit d'égalité et d'orgueil dans les autres classes.

On peut observer qu'en attaquant les privilégiés, Sieyes attaquait aussi le clergé. Voici déjà que le mot d'aristocrates se présente : « Si les aristocrates, ajoute-t-il, entreprennent de retenir le peuple dans l'oppression, il osera demander à quel titre. » Ce langage est bien curieux dans un pays où, sous tant de rapports, c'étaient la royauté et la bourgeoisie qui exerçaient le pouvoir et disposaient de l'administration, où la noblesse n'avait qu'une part exceptionnelle au gouvernement, comme on l'a vu, où sa place était surtout dans l'armée, et où la victoire du pouvoir royal sur la féodalité était un fait historique démontré par le système judiciaire et administratif bourgeois qui régissait presque toute la France'. Sieyès n'en proposait pas moins de renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservaient la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et de succéder à leurs droits. Suivant lui la nation épurée pourra se consoler ainsi d'être réduite à ne plus se croire composéc que des descendants des Gaulois et des Romains. Ces citations caractérisent l'esprit de l'époque par le succès même qu'obtenait l'espèce de prosopopée de Sieyes, adres

1 Nous pouvons à cet égard renvoyer nos lecteurs au livre de M. de Tocqueville l'Ancien Régime et la Révolution, ils y verront comment il eût été possible aux aristocrates, aux nobles, de retenir le peuple dans l'oppression, quand les intendants, les préfets de l'époque, la plupart bourgeois, traitaient le seigneur du village de premier habitant, pour toute distinction.

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