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LA BROCHURE DE SIEYÈS.

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Que demande-t-il?-A être quelque chose. » Et il ajoutait. << En tout il n'y a pas deux cent mille privilégiés des deux premiers ordres; comparez ce nombre à celui de vingt à vingt-cinq millions d'âmes et jugez la question 1. »

Dans une note où il touche à cette question, sans vouloir la traiter, Sieyès attaque ainsi d'avance les contradicteurs de ses idées : « Quand on veut semer la division, on a soin de distinguer le tiers en différentes classes, afin d'exciter et de soulever les unes contre les autres 2. >>>>

Or, Sieyes lui-même, en disant que le tiers état était tout, supprimait par le fait le clergé et la noblesse, c'est-à-dire une grande partie de la propriété cette guerre qu'il blåmait entre les différentes classes, il venait la déclarer dans sa brochure, en ne reconnaissant qu'un ordre dans une société où il y en avait trois. Et ce tiers état luimême dont il ne faisait qu'un seul bloc, le théoricien l'avait-il bien étudié dans son histoire? Quand Sieyès prétendait que les députés du clergé et de la noblesse pouvaient rester étrangers « à la représentation du pays, et qu'aucune alliance n'était possible entre les trois ordres aux états généraux, » que faisait-il? En travaillant à détruire l'ancienne organisation de la société française, ne frappait-il pas cette bourgeoisie elle-même qu'il semblait favoriser en soutenant que le tiers pouvait régler seul, en assemblée nationale, sans le concours des autres ordres, toutes les affaires de l'État, ou à son choix convoquer de sa pleine autorité une assemblée extraordinaire du royaume, dont les membres, chargés de faire la constitution, ne seraient élus que par les citoyens, » ne suppri

Sieyès, Qu'est-ce que le tiers élat? p. 104. 2 Ibid., p. 96.

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mait-il pas de fait cette autorité royale qui avait travaillé si longtemps à l'élévation de la bourgeoisie?

En émettant des théories qui obtinrent aussitôt la plus grande popularité, Sieyès proclamait à la fois l'unité et la souveraineté du peuple 1; c'était la doctrine de Rousseau dans le Contrat social quand il disait : « Il n'y a, ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. >> Dès que le tiers état, qui est le corps du peuple, suivant Sieyes, peut convoquer une assemblée de sa pleine autorité, sans qu'il soit question de la royauté et du reste de la société, c'est évidemment le principe de Rousseau qui est appliqué, c'est-à-dire la souveraineté du peuple, pour laquelle il ne peut y avoir aucune espèce de loi fondamentale obligatoire.

Il était difficile que la liberté de la presse allât plus loin on eût dit que la royauté avait disparu pour le théoricien, avec le clergé, la noblesse, la société française et son histoire à la manière du Contrat social, la brochure de Sieyes faisait table rase.

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M Thiers apprécie avec beaucoup de vérité l'effet produit par cette brochure: «Un écrivain, dit-il, prit dans cette discussion, » celle qui était relative aux états généraux, «< la place que les grands génies du dix-hui

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« La brochure qui produisit le plus de sensation fut celle de l'abbé Sieyes intitulée: Qu'est-ce que le tiers état? L'auteur répondait Tout. Le monosyllabe eut un retentissement prodigieux : le peuple prit à la lettre cette absurde exagération. Nul n'a plus contribué que Sieyès à imprimer un mouvement rapide et violent aux affaires publiques, à donner au tiers état la victoire complète avec ses avantages et ses terribles suites. » (Droz, Histoire du règne de Louis XVI, II vol., p. 103.)

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tième siècle, avaient occupée dans les discussions philosophiques 1. >>

Sieyès, en effet, ne sort pas lui-même du cercle de ces discussions, il applique seulement à une situation donnée les théories de Rousseau, théories essentiellement philosophiques, empruntées, nous l'avons vu, au protestantisme.

Loménie de Brienne avait demandé, aux personnes instruites, des documents sur la formation des états généraux, d'une assemblée qui devait rétablir l'ordre dans les finances, et sans doute calmer une excessive agitation dans les esprits, en satisfaisant tous les vœux raisonnables du pays on lui répondait que dans une monarchie, où existaient un clergé, qui avait été la base même de cette monarchie et de sa civilisation, une royauté qui avait formé le territoire, le gouvernement du pays, le tiers état lui-même; une noblesse, qui était inséparable de notre histoire et qui avait versé, depuis des siècles, son sang pour la France, qui lui avait donné des Condé et des Sully, qui représentait avec le clergé la grande propriété; on ne devait se préoccuper ni de ce clergé, ni de cette royauté, ni de cette noblesse, et que le tiers état, ou plutôt la multitude était tout, car toute l'argumentation de Sieyès portait sur le nombre de ceux qui n'appartenaient, ni au clergé, ni à la noblesse.

Mais était-il possible de confondre dans une seule masse, uniforme et confuse, les bourgeois qui entraient si facilement dans la noblesse, qui administraient la France; les parlementaires, qui formaient sa magistrature, les différentes classes, enfin, d'une bourgeoisie qui

Histoire de la Révolution, par M. Thiers.

s'était toujours élevée sous la troisième race, proprićtaires, négociants, hommes de loi, tant de professions honorables, qui, par les positions sociales et l'éducation, occupaient une place à part dans le pays?

Ainsi la théorie de Jurieu, de Rousseau et de Sieyès, la théorie protestante et philosophique : la multitude, la souveraineté du peuple, opposées à toute tradition, à toute organisation sociale, tel était évidemment, à la veille des états généraux, le manifeste des idées nouvelles. Sieyès, disciple de Rousseau, prenait en effet, dans la discussion ouverte sur les états généraux, la place que les écrivains du dix-huitième siècle avaient occupée dans les discussions philosophiques.

CHAPITRE XXVIII

Les états généraux et les idées philosophiques.

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Vérité du mot de Louis XVI sur les états généraux. - État réel de la société française sous l'ancien régime. Clergé, noblesse, bourgeoisie. Parce que les états généraux semblaient tombés en désuétude, faut-il en conclure que les éléments de ces assemblées fussent détruits à l'époque de la Révolution de 89?

Il n'y a peut-être pas de rencontre historique plus extraordinaire et plus digne d'une étude sérieuse, que ce rapport qui, à la veille de la Révolution de 89, parut tout à coup s'établir entre les idées philosophiques, comme celles de Sieyes, qui excitaient alors tant d'enthousiasme, et les anciens états généraux, qui, à des époques diverses, dans des circonstances rares mais importantes, avaient représenté certains grands intérêts du pays, et la société française, telle qu'elle existait.

Nous croyons devoir nous arrêter à ce mot d'états généraux, que nous nous sommes borné jusqu'à présent à prononcer; ce mot avait retenti d'un bout de la France à l'autre, dès qu'il cut été lancé par M. de la Fayette, dans l'assemblée des notables et répété dans le Parlement '. Certes, quand Louis XVI dira devant les trois ordres

Les états généraux avaient été demandés à l'envi par le parlement et les pairs du royaume... par le clergé dans son assemblée de Paris. (M. Mignet, Histoire de la Révolution, Ier vol. p. 39.)

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