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fensifs, après l'opposition qui s'était manifestée contre Turgot.

Cependant les finances, améliorées par ce ministre, eurent beaucoup à souffrir de l'administration de son successeur, et si quelques modifications assez sages accompagnèrent le rétablissement des jurandes et des corporations, le ministère, dirigé par M. de Maurepas, suspendit une des meilleures réformes de Turgot, la suppression de la corvée 1. On voulait satisfaire l'opposition, qui, du sein même du Parlement, s'était élevée contre les changements réalisés et médités par Turgot; il est remarquable que M. de Maurepas, homme de cour, loin de lutter contre l'opinion qui semblait prévaloir, la suivait au contraire, et qu'au milieu des fluctuations de cette opinion il n'était jamais question, entre le roi et lui, d'une résistance systématique, fait d'ailleurs trèsfavorable à l'esprit nouveau.

Les embarras du trésor, qui avaient reparu, l'insurrection des États-Unis d'Amérique contre l'Angleterre, la mort de Clugny, qui laissait vacantes les fonctions de contrôleur général, surtout la réputation de Necker comme financier, lui ouvrirent l'accès du pouvoir.

M. de Maurepas proposa ce choix au roi, comme il lui avait proposé celui de Turgot.

Il fallait, dans la situation qui était faite aux finances, en présence surtout d'une rupture possible avec l'Angleterre, un ministre habile qui rétablit le crédit et offrit à l'État les ressources dont il avait besoin: Necker, à ce point de vue important, offrait des garanties par sa répu

C'était par ce genre de réformes que Turgot plaisait surtout à Louis XVI.

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tation de financier. Enrichi dans la banque, où il s'était acquis une renommée de talent et de probité, adversaire des économistes, alors vivement attaqués, auteur d'un livre dont le retentissemeut durait encore, où il avait combattu le système exclusif de Turgot sur la circulation des grains et le droit de propriété agricole, Necker avait acquis à son tour, dans le monde philosophique et lettré, une popularité qui facilita son entrée aux affaires, comme simple directeur des finances, car sa religion, il était protestant, et sa qualité d'étranger lui fermèrent d'abord le contrôle général.

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Son ambition était grande, et l'envoyé d'une petite république ne visait à rien moins qu'à diriger souverainement les finances d'une grande monarchie.

Quand on songe qu'un étranger, qui n'avait jamais touché à l'administration de la France, portait si haut ses prétentions, on comprend sans peine qu'outre l'intermédiaire, dont il disposait auprès du marquis de Maurepas, il comptait sur la réputation et le crédit qu'il s'était acquis dans le monde des salons et des idées nouvelles, qu'il voyait là, pour lui, une force, et qu'à cet égard il ne se trompait pas.

Turgot aussi avait dû une renommée d'homme d'État` à ce monde qui accueillait avec le même enthousiasme dans Necker des théories toutes différentes quoique de même origine; Necker, en effet, à un certain point de vue se rapprochait de Turgot: ministre des finances, il était novateur comme lui, il apportait comme lui des espérances et des promesses, dont la base était le chan

1 On sait que Necker était Génevois et envoyé de la république de Genève auprès de la cour de France.

2 Le marquis de Pezay, lui-même fils d'un Génevois.

gement social et politique; mais ce qui lui donna d'abord une grande supériorité sur Turgot, c'est qu'il ne demandait de sacrifices à personne, et qu'au lieu de réformes il ne parla d'abord que d'emprunts.

Necker entrait aux affaires six mois après Turgot. Ainsi le mouvement des idées nouvelles ne reculait pas devant la retraite de ce dernier, quoiqu'il prît une autre forme ce mouvement avait deux forces, pour ainsi dire, et répondait avec une logique extraordinaire à l'ensemble et au développement des théories philosophiques.

A quoi Necker devait-il, en effet, sa popularité dans le monde du dix-huitième siècle? A des doctrines beaucoup plus avancées, comme on dirait maintenant, que celles de Turgot; il semblait alors à un grand nombre d'esprits que des questions théoriques n'offraient aucun danger, et qu'on pouvait tout dire, pourvu que tout fût bien dit. Il semblait que le peuple n'écoutait pas, ou au moins ne pouvait jamais entendre, et que les choses devaient se passer entre gens de plume et de salons. Voltaire, qui méprisait beaucoup le peuple, n'avait-il pas même décidé, nous le voyons dans ses lettres, que l'incrédulité ne passerait point le seuil des salons de bonne compagnie, et ne descendrait jamais dans la rue1? Les philosophes de cabarets n'auraient, certes, pu convenir à celui qui s'effrayait des projets de réformes attribués à Louis XVI et à Turgot.

Turgot avait répondu, par ses idées économiques, par la généralité des réformes qu'il prétendait réaliser, à l'esprit même de la philosophie du dix-huitième siècle :

« On n'a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes. » (Voir la Correspondance de Voltaire avec d'Alembert, t. XXI, de ses Œuvres, p. 101. (Édition Delangle, frères, Paris, 1854.)

L'INDIVIDUALISME.

LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 271

nous voulons parler de cet esprit à son origine, lorsqu'il voulait tout soumettre à une théorie simple, uniforme, absolue, celle de la liberté intellectuelle, de l'indépendance absolue, de la raison humaine, principe du protestantisme que la philosophie du dix-huitième siècle faisait servir à son usage, et qu'elle appliqua d'abord à la négation du christianisme. On se rappelle les idées de Turgot et des économistes.

Rien ne devait gêner l'exercice de la raison humaine. Si chaque homme jouissait d'un tel droit, dans l'ordre surnaturel et divin, comment sa pensée, son intérêt, ne seraient-ils pas également libres, souverains, sacrés en toutes choses? Laissez faire, laissez passer, point de bornes à la concurrence, parce qu'elle résulte de l'indépendance de la pensée humaine, de l'intérêt humain, parce qu'il n'y a pas de limites, suivant Turgot et les philosophes économistes, à l'individualisme, parce que, suivant eux, l'individualisme c'est la liberté.

Necker dans sa célèbre brochure sur la législation et le commerce des grains, à côté d'idées justes qu'il opposait à celles de Turgot, avait soutenu des principes en harmonie avec le Contrat social de Rousseau au nom de l'intérêt de la multitude, il avait attaqué la propriété, ́et déclaré qu'elle n'était qu'une convention sociale, comme Rousseau avait dit lui-même que la société n'était qu'une convention'. Sous une autre forme, Necker venait après le philosophe, lui banquier, proclamer la souveraineté du peuple. Car, si la propriété n'est qu'une convention, il y a une autorité souveraine qui, ayant pu contracter cette convention, pourrait la rompre, et il est

1 Contrat social.

évident que, suivant Necker, elle réside dans le peuple. Rousseau avait déjà soutenu cette opinion que l'État, à l'égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social1. Necker, exprimant la même pensée en d'autres termes, adressait aux propriétaires cette interpellation: «<Votre titre de possession est-il écrit dans le ciel? Avez-vous apporté votre terre d'une planète voisine? Quelle force avez-vous que vous ne teniez de la société2?»

Reconnaissant, comme Rousseau, que l'individualisme pur et simple, qui résulte du protestantisme et de la philosophie de Voltaire, donne une influence excessive à la raison de chacun, à l'intérêt de chacun, et, à force de protéger la liberté de l'individu, tend à produire, par l'exagération de ce principe même, la disette pour tous, Necker n'y trouvait qu'un remède, l'attaque à la propriété, qui n'était plus pour lui un droit, mais une convention, l'attaque au nom de la multitude qui ne possédait pas, et qui, en raison de son nombre, allait tout à l'heure se présenter comme la société elle-même. Nous avons déjà vu Luther et son disciple Jurieu sortir du principe de l'individualisme une fois posé, et en appeler au nombre, à la multitude, à la souveraineté du peuple; Rousseau donne ce même développement à la philosophie du dixhuitième siècle; la même logique se produit de Turgot à Necker dans l'économie politique, premier résultat matériel de cette philosophie, et s'installe avec eux au pouvoir.

Les propriétaires, mis en cause par le ministre futur, auraient pu répondre : « Tout votre droit est dans ces

1 Rousseau, Contrat social, chap. ix, p. 49.

2 SUR LE COMMERCE ET LA LÉGISLATION DES GRAINS, première partie, chap. xxvi, p. 173.

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