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BOURGEOIS DE LA MAGISTRATURE ET BOURGEOIS DU PARLEM. 223

bourgeois de la grande magistrature et les bourgeois de l'administration sous la direction de la royauté1. Il en résultait que ce n'était point là, sans doute, un gouvernement représentatif à l'anglaise, mais c'était un gouvernement où l'on délibérait, où l'on discutait, où l'on résistait, qui avait en face de lui des hommes indépendants, même dans l'administration; non-seulement des hommes, mais une classe, car on pouvait appeler alors la bourgeoisie une classe judiciaire et administrative: c'était dans ce double caractère que se trouvaient sa force et sa puissance.

Cette position de la bourgeoisie dans la société et le gouvernement avait un autre résultat : le recrutement dans son sein de la noblesse, ainsi que l'attestent le règne de Louis XIV et tout l'ancien régime; comme il y avait une noblesse de robe, il y avait aussi une noblesse d'administration 2.

1 Nous avons déjà rappelé que les charges du parlement étaient héréditaires et inamovibles, ce qui n'était pas une médiocre garantie d'indépendance. Un grand nombre d'autres charges et fonctions, dans l'ordre administratif, appartenaient aussi aux titulaires qui les avaient payées, et qui s'en trouvaient propriétaires, de même qu'aujourd'hui les notaires et les avoués achètent leurs charges. On comprend qu'il en résultait pour ces fonctionnaires, une grande indépendance, et pour la classe bourgeoise une dignité particulière. Comme M. de Tocqueville le fait observer avec raison, dans l'Ancien régime et la Révolution, alors on payait, aujourd'hui on est payé. Nous aurons à revenir sur cette question du salaire administratif.

2 C'est ce que reconnaît M. Mignet, quand il parle des « parvenus anoblis qui dirigeaient l'administration, étaient revêtus des intendances.» (Histoire de la Révolution, I vol., p. 10.) Il y avait une troisième noblesse, dont nous aurons encore à parler, la noblesse d'échevinage ou municipa'e, qui sortait également de la bourgeoisie; mais, pour nous borner ici à ces parvenus, comme les appelle M. Mignet, qui administraient la France, nous ferons observer qu'ils

occupaient des positions éminentes, à côté d'hommes d'anciennes familles, comme Turgot, par exemple; or, puisque la noblesse entrait aussi dans les intendances, il n'y avait, certes, aucune raison pour que les intendants ne fussent point anoblis: mais suppose-t-on que la noblesse était fermée sous l'ancien régime, on se plaint de ce régime de caste; s'aperçoit-on qu'elle était ouverte, très-ouverte, on appelle les nouveaux nobles des parvenus. Il semble qu'il serait plus logique de reconnaitre qu'il y avait une hiérarchie sociale sous l'ancien régime et que la bourgeoisie y arrivait très-régulièrement à la noblesse.

CHAPITRE XVII

Ce qu'était la royauté au moment de l'avénement de Louis XVI. Quelle avait été son œuvre dans la société française. Deux anecdotes. Tradition monarchique.

Au moment de raconter l'avénement du roi Louis XVI, nous avons dû indiquer, de la manière la plus complète qu'il nous a été possible, l'état de la société telle qu'il la trouva, au point de vue de son ancienne organisation, la constitution générale du gouvernement, judiciaire et administrative, comme la place qu'y occupait la royauté 1.

Ici une première conclusion se présente, c'est qu'aucune royauté en Europe n'avait mieux rallié autour d'elle les divers éléments d'une société que ne l'avait fait la royauté franç se, qu'en particulier elle avait favorisé le développement et 'élévation des classes les plus nombreuses de la nation, et que la couronne, à cet égard, avait été en France, par la magistrature et l'administration,

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Lorsque nous aurons à parler des États généraux, nous serons naturellement amené à indiquer le système de représentation provinciale, qui, sous le nom d'États de provinces, embrassait environ un tiers de la France; et cette variété de l'administration comme de l'organisation du pays sous l'ancien régime achèvera de caractériser et le gouvernement et la société de cette époque. Nous aurons naturellement à comparer deux systèmes : celui de la centralisation et celui de la province organisée.

ce que l'aristocratie avait été en Angleterre par la Chambre des lords et la Chambre des communes 1.

Il en était résulté, pour cette royauté entourée de la noblesse militaire, de la bourgeoisie formant presque à elle seule la magistrature et l'administration, un trèsgrand pouvoir, sans doute. Ce n'était pas un pouvoir individuel, si l'on peut dire, mais un pouvoir collectif, traditionnel, dont le nom était partout respecté.

Il était difficile, indépendamment même du contrôle de la magistrature parlementaire, que le prince exerçât ce pouvoir en dehors de certaines règles, de certaines traditions, de certains intérêts. L'idée de cette royauté, qui, dès l'origine, la main dans celle de l'Église, avait combattu les forts, défendu et organisé les faibles en les élevant, groupé autour d'elle et discipliné la noblesse féodale, tourné son courage indomptable contre les ennemis du pays, se mêlait, dans tous les esprits, à une idée de puissance, de justice et de progrès social3.

1 « Une chose m'a frappé tout d'abord, c'est que dans l'espace de six siècles, du douzième au dix-huitième, l'histoire du tiers état et celle de la royauté sont indissolublement liées ensemble, de sorte que, aux yeux de celui qui les comprend bien, l'un est, pour ainsi dire, le revers de l'autre. De l'avènement de Louis le Gros à la mort de Louis XIV, chaque époque décisive dans le procès des différentes classes de la roture, en liberté, en bien-être, en lumières, en importance sociale, correspond, dans la série des règnes, au nom d'un roi ou d'un grand ministre. Le dix-huitième siècle seul fait exception à cette loi de notre développement social; il a mis la défiance et préparé un divorce funeste entre le tiers état et la royauté. » (Essai sur l'histoire du tiers état, par Augustin Thierry, page 9 de la préface.)

2 Louis le Gros et Suger.

5 Témoin cette formule bien connue : « Si le roi le savait! » espèce d'appel à la royauté qui se plaçait naturellement sur les lèvres de quiconque se trouvait lésé.

LA ROYAUTÉ FRANÇAISE.

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C'était le sentiment national et traditionnel, le vieux sentiment français, si bien commenté par M. Augustin Thierry, dans les paroles que nous venons de citer.

Or il est certain que cette tradition, quelque jugement qu'on en porte, avait survécu à Louis XIV, et qu'elle n'avait point cessé d'exister à l'avénement de Louis XVI.

Deux anecdotes fort simples, que nous avons entendu raconter par des hommes de l'ancien régime, feront bien ressortir cette vérité historique dont on ne peut méconnaître l'importance.

Certes, Louis XV, malgré le repentir qu'il exprima à sa mort des longs scandales de sa vie, mérite comme roi un jugement sévère; mais la royauté, telle que la concevaient les hommes de l'ancien régime, était plus qu'un homme, c'était une institution; avaient-ils tort de l'en visager ainsi? Ce n'est pas ce que nous avons à examiner; mais ce que nous devons constater, c'est une impression héréditaire, à l'égard de la royauté, telle qu'elle se perpétuait dans les familles et que les pères la transmettaient à leurs enfants.

« Un jour, jour, » nous disait un vieillard, «dans ma première jeunesse, je rentrai triste, consterné, au collége, je venais d'apprendre la mort du roi Louis XV; le roi était mort! La grande nouvelle n'était pas encore répandue. J'étais accablé sous le poids de cet événement, dont je ne parlai qu'à mon ami le plus intime. Lui seul et moi nous en avions connaissance. Quand nous nous rencontrions dans la cour, nous échangions des regards d'intelligence, et tout bas, en passant à côté l'un de l'autre, nous nous disions à l'oreille, comme si nous avions craint de révéler à qui que ce fut un tel secret : - Le roi est mort! >>

On eût dit que, pour ces enfants, tant leur vénération,

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