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LES MŒURS ET LES IDÉES A LA FIN DU GRAND RÈGNE. 11 liberté de penser avaient fait pardonner les aventures un peu trop éclatantes de sa jeunesse1; » Ninon, dont madame de Sévigné disait : « Qu'elle est dangereuse cette Ninon, si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur; » Ninon, qui n'avait jamais réuni que des hommes autour d'elle, l'Aspasie du dix-septième siècle, se retrouve, vers la fin de sa longue carrière, au milieu de cette société qui va commencer la régence, tendant la main à Voltaire, dont elle met le nom dans son testament.

Un dernier trait, pour bien apprécier le milieu où paraît tout d'abord le chef de la philosophie du dix-huitième siècle : l'abbé de Chateauneuf, parrain de Voltaire et son introducteur dans ce monde dont il devint bientôt le poëte, était, suivant Condorcet, « un de ces hommes, qui, s'étant engagés dans l'état ecclésiastique par complaisance ou par un mouvement d'ambition étrangère à leur âme, sacrifient ensuite à l'amour d'une vie libre la fortune et la considération des dignités sacerdotales, ne pouvant se résoudre à garder toujours sur le visage le masque de l'hypocrisie2. »

Il est impossible de méconnaître l'importance de ces faits.

Ils caractérisent les salons du grand monde dont nous parle Condorcet, et son langage, peu de temps avant 89,* mérite aussi d'être remarqué : ce prêtre sans mœurs et sans croyance, celte nouvelle Aspasie, étrangère à notre société, vieille ennemie du christianisme qui la con

Vie de Voltaire, par Condorcet. Voyez l'édition des Œuvres de Voltaire, publiée en 1784.

2 Ibid.

damne, accueillent Voltaire à ses premiers pas et l'encouragent à ses débuts.

L'influence exercée sur sa jeunesse et sur ses idées est décisive; après Chaulieu, son premier modèle, il devient, bien jeune encore, le poëte, presque l'organe de ces grands seigneurs qui joignaient à la liberté des mœurs celle des idées ce furent ses premiers Mécènes et son premier public.

Nous pourrions nous contenter ici du simple exposé des faits; mais ne sentons-nous pas quelles pensées s'agitent dans beaucoup d'esprits? Quoi! vous voulez qu'une philosophie, comme celle du dix-huitième siècle, soit sortie de la corruption élégante de certains grands seigneurs, et la révolution de 89 de cette philosophie? Vous ne savez pas distinguer entre les faiblesses de l'humanité et les grandes idées qui appartiennent à la philosophie nouvelle? Nous n'avons point encore à juger ces idées, et nous ne les jugeons pas, nous les racontons; quelque portée qu'on veuille donner à la philosophie du dix-huitième siècle, on ne peut la mettre au-dessus des faits. Qu'elle ait triomphé ou qu'elle n'ait point triomphé de son origine, ce n'est pas ce que nous avons à examiner ici, mais son origine même. Quand Bossuet condamnait les mauvaises mœurs des courtisans incrédules du dixseptième siècle, de ces hommes qui voulaient pécher avec raison, il n'avait pas à distinguer, et il ne distinguait pas. Or, ces hommes ont formé précisément la société d'où sont sortis et Voltaire et la Régence.

L'histoire n'a donc à suivre ici que le courant des faits, et c'est elle qui doit expliquer la véritable nature de la philosophie du dix-huitième siècle.

Sans doute, pour parler comme Condorcet, la liberté

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de penser, nous le verrons bientôt, s'était montrée avant cette philosophie; le protestantisme avait proclamé le droit de libre examen, après bien des sectes qui l'avaient précédé; il a eu sa part, sa grande part à la philosophie du dix-huitième siècle, à ses résultats; mais l'issue immédiate, ouverte à cette philosophie, n'en fut pas moins l'état des mœurs et des idées, dans une partie de la haute société de Paris, au dix-septième et au dix-huitième siècle; on ne peut rien ajouter, sous ce rapport, au témoignage de Condorcet, philosophe lui-même, si ce n'est quelques paroles bien remarquables de M. Villemain, qui, en caractérisant la situation morale de l'Angleterre, vers la même époque, s'appliquent admirablement à la Régence, ce terrible développement, au point de vue des idées et des mœurs, de cette immoralité et de cette incrédulité signalées par Bossuet.

M. Villemain dit, dans son cours de littérature, que l'Angleterre fut remarquable, à la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, par une sorte d'emportement sceptique et épicurien'.

En d'autres termes, c'est la même pensée que celle de Bossuet sur le rapport qui existait de son temps. entre les mœurs faciles et l'incrédulité, sur « l'intempérance des sens et celle de l'esprit; » l'expression même de M. Villemain est plus énergique, peut-être parce qu'elle s'applique à un mouvement plus général; et, certes, on ne pourrait en trouver une plus juste pour caractériser la Régence, cet autre « emportement sceptique et épicurien. »

A peine Louis XIV est-il mort, après ce roi dont beau

1 Cours de littérature.

coup d'anciens courtisans n'acceptaient plus la foi religieuse, auquel ils faisaient opposition dans les brillantes sociétés, où Paris luttait déjà contre Versailles, il y a explosion des mœurs qu'il condamnait et des opinions qui les justifient.

A côté de la fougue des mœurs les plus libres, il y a l'indépendance absolue des idées en haine de toute règle. Saint-Simon dit, dans ses Mémoires, que le régent et sa fille, la duchesse de Berry, «avaient horreur de la religion. >>

La philosophie du dix-huitième siècle, dont Voltaire fut le chef, devint bientôt, sous sa plume et celle de ses disciples, la formule de cet état des mœurs et des idées : elle accepta et justifia par ses œuvres la liberté des mœurs, en même temps qu'elle professait l'incrédulité systématique, la liberté de penser, pour nous servir des termes de Condorcet. Ce sont là des faits incontestables 1.

Mais une circonstance très-importante de la vie de Voltaire ouvrit des horizons nouveaux à la philosophie du dix-huitième siècle, en la faisant remonter, pour ainsi dire, à sa source.

Le poëte qui avait imité Chaulieu se transforma en chef de parti, et, comme il l'a dit lui-même, « en Luther et en Calvin » de l'opinion philosophique : nous voulons parler de son voyage en Angleterre.

On avait vu le protestantisme, par son droit de libre

1 Les œuvres licencieuses abondent dans le dix-huitième siècle, et Voltaire, Diderot, prenaient l'initiative de ces œuvres. Ils ne faisaient que donner l'impulsion, et leur exemple était imité par une foule d'écrivains. Nous n'aurions qu'à citer ici les titres des ouvrages, si nous ne croyions inutile de les rappeler à ceux qui les connaissent, dangereux de les indiquer à ceux qui ne les connaissent pas.

INFLUENCE DES LIBRES PENSEURS D'ANGLETERRE.

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examen, par ses sectes les plus hardies, faire la première révolution d'Angleterre, et plus tard amener la seconde. Ce pays offrit presque en même temps un autre spectacle au milieu de la lutte des différentes sectes entre elles, une école de libres penseurs, free thinkers, l'époque de Cromwell préparant celle des Shaftesbury et des Bolingbroke.

Dès longtemps, au reste, l'incrédulité systématique, dogmatique, pour ainsi dire, avait tendu à sortir du protestantisme.

Voltaire la rencontra en Angleterre et la rapporta en France. Avec la flexibilité de son esprit et l'ambition de son intelligence, il passa facilement d'un scepticisme de salon, qui, d'ailleurs, dogmatisait déjà même dans la bouche de Ninon, à cette incrédulité dont le protestantismc fut la première cause, et il adopta, comme ses maîtres, comme ses docteurs, les libres penseurs que le protestantisme avait produits involontairement sans doute, mais qui en étaient la conséquence logique.

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