liberté des conventions anténuptiales. Aussi même chez les nations où, comme en France, les préférences pour la communauté sont indéniables, le Code a laissé une place à la dotalité, qui non seulement s'harmonise avec les mœurs traditionnelles de quelques provinces, mais répond aussi à des besoins nouveaux. La loi qui régit le contrat de mariage doit refléter avec précision l'état des mœurs et l'observation des faits économiques. Ainsi le législateur doit tenir compte des produits du sol et du genre d'industrie qui prédomine dans chaque province. En France, par exemple, dans la région qui s'étend de Dunkerque à Limoges, le commerce, les manufactures présentent un développement qui s'accroît d'année en année. Pour les habitants du Nord et du Centre, la communauté s'adapte mieux que tout autre régime aux valeurs mobilières concentrées entre les mains du mari. L'époux négociant dispose à son gré de deux patrimoines, source d'un crédit nécessaire. La femme, dont la fortune est mise en jeu, s'intéresse aux affaires communes et prête au mari le concours de son intelligence et de son activité. Du département de la Haute-Vienne à la chaîne des Pyrénées, la culture des riches productions du sol l'emporte sur l'industrie. Là, c'est encore le régime dotal qui est en vigueur, avec certains tempéraments. N'est-ce pas parce qu'il encadre, pour ainsi dire, les biens immobiliers, et les régit sans les confondre? L'autorité maritale y trouve un point d'appui, au moins apparent, dans l'usufruit étendu des biens dotaux; et, si la femme ne peut rien acquérir, elle est, par compensation, mise à l'abri de tout péril; car, lorsque le mari vient à se ruiner, il ne peut compromettre que son avoir personnel. Sans vouloir attacher trop d'importance aux questions ethnographiques, il n'est pas inutile de relever certaines données fournies par l'expérience. Dans le Midi, la femme peut-être plus amollie par le climat, plus languissante et moins active que dans le Nord, abandonne volontiers au mari la direction des affaires communes. Elle ne cherche pas à s'enrichir. Elle abdiquerait au besoin sa personnalité même. On sait qu'il était d'un usage courant, à Toulouse, que le père passât le contrat de mariage de sa fille, en se portant fort pour elle. Pendant tout le cours du mariage, la femme, les yeux fermés, laissait agir le mari, reprenant son trésor intact lorsqu'elle devenait veuve. Que l'influence du climat ait sa part dans la faveur accordée au régime dotal, nous n'y voyons rien d'impossible. Mais l'étude des faits contemporains nous amène à constater que ce régime tend de plus en plus à s'implanter au delà des frontières naturelles que la tradition paraissait lui assigner. L'illustre doyen de la Faculté de Caen le proclamait déjà en 1854. << Autrefois renfermé dans quelques provinces, le régime dotal, ditil, a franchi ses anciennes limites; il marche, il s'avance, et nous le voyons aujourd'hui prendre possession des anciens pays de communauté, et s'y établir chaque année de plus en plus. Il ne faut pas s'en étonner. N'est-il pas, avec ses défiances et tout son cortège de précautions et de garanties, le régime des civilisations avancées ? » (1). M. Duverger (2) et M. Laurent (3) nous représentent ce même régime, s'étendant vers la région du Nord et gagnant la Belgique si réfractaire à la dotalité qu'elle connaît à peine de nom. Sans remonter aux origines du système dotal, nous rappellerons seulement que la femme romaine soumise, dans le principe, à l'omnipotence du pater ou à la manus de l'époux, était incapable de posséder un patrimoine : le mot de dot ne put avoir un sens que lorsque la femme eut acquis des droits personnels. Aussi le régime dotal apparut lorsque la manus tomba en désuétude. Cette institution avait un but politique, celui de conserver les dots pour faciliter aux femmes les seconds mariages. C'était là, disait la loi, un intérèt supérieur pour la République (4). Lorsque la corruption des mœurs eut atteint ses dernières limites, on commença par sévir contre les femmes en les frappant de diverses incapacités. Après le sénatus-consulte Velléien qui leur défendait d'intercéder pour leurs maris, il fut décrété d'abord qu'elles ne pourraient ester en justice; ensuite on établit l'inaliénabilité du fonds dotal. Il y avait dans toutes ces mesures un courant de protection méprisante plutôt qu'une pensée d'affranchissement. Aussi la dot romaine ne peut rester un idéal pour ceux qui comprennent l'union des époux dans le partage des joies, des souffrances et des intérêts: consortium omnis vitæ. En consacrant l'indissolubilité du lien conjugal, le Christianisme, il faut le reconnaître, sans défendre aux époux de confondre leurs patrimoines, se montre plutôt favorable à la conception d'une dot séparée. L'idée de la communauté se développe sous l'influence du mundium germanique; mais les provinces du midi de la France, (1) Demolombe, Revue bibliographique, t. II, p. 49. (2) Revue pratique, t. 44, p. 295. (3) Principes de droit civil, t. 23, p. 452, 488, 489. (4) Reipublicæ interest mulieres dotes salvas habere propter quas nubere possint. avant comme après le règne du culte païen, s'attachent de plus en plus à la tradition romaine. Toutefois, dans notre ancien droit français, il ne s'agissait plus de favoriser les secondes noces. Le régime dotal, avec ses trois éléments caractéristiques, absence de communauté entre les époux, inaliénabilité des biens constitués, pouvoirs étendus d'administration concédés au chef du ménage, restait en honneur parce qu'il était considéré comme le meilleur moyen de protéger l'épouse contre sa propre faiblesse et les obsessions de son mari. De plus, il était destiné à constituer pour la famille un actif intangible, à l'abri des vicissitudes financières de la vie conjugale. « Il est notoire, disait un vieil auteur, que c'est un avantage commun aux familles que, y arrivant de la disgrâce et de la déroute, il y ait quelque ressource pour la femme et pour les enfants: que celle-là qui aura porté une bonne dot ne soit pas réduite à mendier l'assistance de ses proches; que ceux-ci qui avaient eu une naissance avantageuse ne soient pas nécessités de chercher leur pain; bref, que dans un naufrage, il leur reste quelque table de ce débris (1). » Ainsi dégagé des préoccupations surannées du droit romain, le régime dotal devenait un instrument de conservation, semblable à ces coffres-forts d'invention moderne qui se retrouvent intacts avec d'importantes valeurs au milieu des décombres d'un incendie. Il serait peut-être téméraire de soutenir que ce régime, où la dot doit se retrouver entière, est une convention se rattachant directement au droit naturel. Le système de la dotalité est plutôt une création du droit positif, destinée à constituer une base solidement construite pour y asseoir la fortune des époux. Mais comme tout ce qui touche au mariage relève plus ou moins directement de la nature elle-même, la question, si elle se pose, ne présente qu'un intérêt secondaire. Quel que soit le caractère du régime qui nous occupe, il importe de l'examiner en dehors de tout parti pris, sine ira et studio.Quand il s'agit de la liberté des familles, il est meilleur de proposer des compromis que des solutions extrèmes. Aussi, partisan de la communauté tempérée, si conforme à nos mœurs, à notre esprit de famille, à la vraie notion du mariage, nous ne prétendons pas exclure de nos lois un régime où l'esprit de conservation peut trouver sa place, mais avec de notables améliorations dont la pratique démontre la nécessité. Il est bien vrai que, lorsqu'elle adopte le régime dotal, la femme, (1) Henrys, t. II, livre IV, question 27. tout en conservant sa capacité théorique, s'en dépouille quant à la disposition de certains objets. En se prètant à cette sorte d'abdication, l'épouse semble faire l'aveu de cette levitas sexus qui était le pivot des législations antiques. On ne peut s'empêcher de reconnaître une conséquence grave qui découle de cette situation. Tandis que l'épouse dotale est irrémédiablement enchaînée, la femme commune peut être relevée de son incapacité par l'autorisation. Enfin, l'immobilité des fortunes privées, si elle se généralisait, compromettrait la prospérité publique. Mais nous essaierons d'établir que le régime dotal ne suffirait pas à créer, sous ce rapport, un véritable péril. A quel parti s'arrètera le père de famille justement soucieux de l'avenir de ses enfants? Sans doute, au moment de confier le sort d'une fille à l'étranger qui prétend à sa main, les parents ont dû multiplier les démarches et les enquètes afin de bien connaître celui qui sera leur gendre. Pour assurer le bonheur du futur ménage, il faut compter d'abord sur la droiture et la moralité de l'époux; car le devoir et l'honneur seront bien plus puissants que toutes les contraintes légales. Toutefois, en raison des entraînements et des faiblesses toujours possibles à prévoir, la loi se montre sage en permettant au père de fortifier sa prévoyance par des entraves qu'il juge nécessaires à la sécurité des conjoints. Il n'adoptera pas volontiers le régime dotal pur, qui tend de plus en plus à disparaître; mais, s'il possède une large aisance, il sera séduit par la dotalité partielle avec l'adjonction d'une société d'acquêts. Notre génie national ne comprend pas les mœurs anglaises ou américaines; jamais la dot ne sera supprimée en France, où le goût du luxe atteint la proportion d'un fléau. Si donc il faut doter les filles; si, dans beaucoup de milieux on en arrive à grossir leur dot avec la part des fils, qui se résignent généreusement à cet abandon; si, par ailleurs, les dots consistent en valeurs mobilières exposées aux variations des cours et aux tentations du jeu, peut-on s'étonner que les pères de famille recourent à certaines précautions? Autrefois les mœurs étaient moins relâchées; la loi consacrait l'indissolubilité du mariage. Tout était commun entre deux époux qui ne devaient être désunis que par la mort. Aujourd'hui, le divorce, en permettant de rompre la vie commune, entraîne fatalement la recherche de sécurités pour la femme et pour les enfants. Quand le mari ne possède pas d'immeubles, qu'importe à la femme le bénéfice de l'hypothèque légale ? La dotalité lui offre une ressource appréciable; et il est vrai de dire que, sous ce rapport, l'ébranlement de la famille aura pour conséquence le retour aux anciennes garanties nées de la corruption romaine. Aussi bien, le régime dotal a reçu en France l'empreinte de l'histoire et de la tradition. Il assure à la famille une ressource contre la misère, l'équivalent du homestead, maison paternelle que nul n'a le droit de saisir. Ce régime a maintenant droit de cité dans notre loi nationale où la communauté reste la règle. Le développement des fortunes mobilières, leur instabilité, les fluctuations auxquelles elles sont exposées, ont réconcilié bien des esprits prévenus avec un régime qu'on traitait volontiers en bouc émissaire. Ajoutons que l'égalité des successions, rétablie entre les deux sexes, a singulièrement accru l'importance de la dot. Il en résulte que le régime dotal s'est répandu dans des pays où il était complètement inusité, comme à Paris et dans certains grands cen tres. La dotalité adoucie, celle dont nous demandons l'établissement en nous aidant des exemples tirés des législations italienne, allemande et espagnole, sera bien éloignée des règles de Justinien; elle s'écartera sensiblement, non seulement des errements de notre ancien droit, mais encore de la rigueur actuelle. Il est à remarquer en effet que si le Code civil a réservé au régime dotal une place modeste, les tribunaux ont cherché à l'aggraver par une interprétation extensive. Il ne faudrait pas arguer des vices du régime dotal pour imposer aux futurs époux une liberté qu'ils veulent délibérément restreindre; car le législateur doit respecter même la volonté de sacrifier son droit, lorsque cette abdication ne nuit à personne. La conservation des domaines de famille dans un temps où l'aristocratie n'a plus de puissance effective, répond encore à un sentiment respectable. Il n'est pas question de rétablir les majorats, les substitutions, le retrait lignager. Ces institutions n'ont plus aujourd'hui leur raison d'être; mais l'égalité politique ne subit aucune atteinte de ce qu'une maison, une usine, un domaine, restent pendant un temps dans les mêmes mains. Il faudra seulement permettre à la justice de détendre le ressort dans les circonstances critiques, et ne pas condamner les biens dotaux à rester indéfiniment inaptes à garantir les engagements contractés pendant le mariage. On pourra aussi généraliser la pratique recommandée à Paris par le notariat, c'est-à-dire la stipulation d'aliénabilité pour le bien dotal |