J'ai pour ayeul le père et le maître des dieux; Racine, dégoûté par les indignités qu'il avoit éprouvées à l'occasion de Phédre, prit la résolution de renoncer entièrement au théâtre. Toujours porté pour la dévotion, il voulut se faire chartreux. Son confesseur l'en détourna, et l'engagea même à épouser, quelques années après, une femme également belle, accomplie et vertueuse. « Il y avoit douze ans », dit un auteur, « que Racine ne songeoit plus à la poésie, >> poésie, par esprit de religion, quand il y >> fut rappelé par un devoir de religion auquel >> il ne s'attendoit pas. Madame de Maintenon, >> attentive à tout ce qui pouvoit procurer aux jeunes demoiselles de Saint-Cyr une éduca>>tion convenable à leur naissance, se plaignoit >> du danger qu'on trouvoit à leur faire chanter » et réciter nos plus beaux vers, qui sont tous >> composés sur des sujets profanes. Elle com>> muniqua sa pensée à Racine, en lui deman>> dant s'il ne seroit pas possible de réconcilier » la poésie et la musique avec la piété. Racine >> fut édifié et alarmé de ce projet. Il desiroit » que tout autre que lui se chargeât de l'exécu» tion. Que diroient ses ennemis, et que se » diroit-il à lui-même, si, après avoir brillé » sur le théâtre profàne, il alloit échouer sur >> un théâtre consacré à la piété? » La demande de madame de Maintenon jeta Racine dans une grande agitation. Il >> vouloit plaire à madame de Maintenon. Le >> refus étoit impossible, et la commission très» délicate pour un homme qui, comme lui, >> avoit une grande réputation à soutenir, et » qui, s'il avoit renoncé à travailler pour les » comédiens, ne vouloit pas du moins détruire >> l'opinion que ses ouvrages avoient donnée il » de lui. Enfin, après un peu de réflexion, >> trouva dans le sujet d'Esther tout ce qu'il >> falloit pour tout concilier. Il ne fut pas long>> temps sans porter à madame de Maintenon >> non seulement le plan de sa pièce (car il >> étoit accoutumé de les faire en prose, scène » pour scène, avant d'en faire les vers), il » porta le premier acte tout fait. Madame de >> Maintenon en fut charmée; et sa modestie »> ne put l'empêcher de trouver dans le carac» tère d'Esther, et dans quelques circonstances » de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. » La Vasthi avoit ses applications, Aman ses » traits de ressemblance; et indépendamment » de ces idées, l'histoire d'Esther convenoit >> parfaitement à Saint-Cyr. »> La première représentation fut donnée le 3 février 1689, au couvent de Saint-Cyr. « On » n'y admit que les principaux officiers, qui >> suivoient le roi à la chasse. Louis XIV, à » son souper, ne parla que d'Esther; Monsei» gneur, Monsieur, tous les princes deman» dèrent à la voir; les applaudissemens redou>> blèrent. » La prière d'Esther enleva tout le monde; >> tout en parut beau, grand, traité avec di» gnité. Le grand Condé y pleura. » La troisième représentation fut consacrée >> aux personnes pieuses, telles que le père » de La Chaise, quelques évêques, et douze » ou quinze jésuites, auxquels se joignirent >> madame de Miramion, et ses plus distinguées » religieuses. Madame de Maintenon vouloit ›› se rassurer sur les scrupules qu'elle prévoyoit. » Aujourd'hui, leur dit-elle, on ne jouera que » pour les saints. Les saints applaudirent comme » les autres, et souhaitèrent que toutes les tragédies ressemblassent à Esther. >> » Le roi y mena ensuite les courtisans; ils >> admirèrent de bonne foi. Madame de Main>> tenon étoit importunée de tous côtés. Il y >> avoit plus de deux mille aspirans, et il n'y >> avoit que deux cents places. Le roi faisoit >> une liste, comme pour les voyages de Marly. >> Il entroit le premier; et se tenant à la porte, » la feuille dans une main, la canne levée dans » l'autre, en forme de barrière, il y restoit >> jusqu'à ce que tous les nommés fussent >> entrés. » Le roi et la reine d'Angleterre voulurent >> voir la pièce nouvelle. Le spectacle fut en» core plus beau les actrices couvertes de pierreries, l'orchestre formé des meilleurs. >> musiciens du roi. : 1 » Madame de Montespan et Louvois se trou>> vant sous les noms de Vasthi et d'Aman, >> rougissoient et battoient des mains; le roi » et la reine d'Angleterre étoient ravis qu'on >> représentât le pape, qui avoit contribué à » les détrôner, comme aveuglé par l'enfer » même; Louis XIV, un peu confus des grands » éloges que la piété faisoit de lui, étoit charmé » de se reconnoître dans la fierté d'un roi per» san, dans son amour pour la justice, dans >> sa tendresse pour Esther. >> Racine voulut dédier sa pièce à madame » de Maintenon, qui le pria de ne pas même » la nommer dans sa préface. pas >> En 1721, les comédiens donnèrent Esther, » et ne la donnèrent qu'une fois. Si Esther >> inspira de l'ennui, c'est qu'elle fut jouée par » des personnes qui n'étoient faites pour » elle. Représentée par les actrices de Saint» Cyr, elle auroit excité les mêmes transports. >> Il falloit cette naïveté, ces voix pures, ces >> ames innocentes pour lesquelles Racine avoit » travaillé (*). . . . » Ce petit récit est curieux; et entre autres circonstances, quand on le joint au tableau (*) Publiciste. |