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J'ai pour ayeul le père et le maître des dieux;
Le ciel, tout l'univers est plein de mes ayeux.
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais, que dis-je? mon père y tient l'urne fatale.
Le sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains;
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah! combien frémira son ombre épouvantée,
Quand il verra sa fille, à ses yeux présentée,
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers!
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible?
Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible;
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne : un dieu cruel a perdu ta famille.
Reconnois sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.
Jusqu'au dernier soupir, de malheurs poursuivie,
Je rends dans les tourmens une pénible vie.

Racine, dégoûté par les indignités qu'il avoit éprouvées à l'occasion de Phédre, prit la résolution de renoncer entièrement au théâtre. Toujours porté pour la dévotion, il voulut se faire chartreux. Son confesseur l'en détourna, et l'engagea même à épouser, quelques années après, une femme également belle, accomplie et vertueuse. « Il y avoit douze ans », dit un auteur, « que Racine ne songeoit plus à la poésie,

>> poésie, par esprit de religion, quand il y >> fut rappelé par un devoir de religion auquel >> il ne s'attendoit pas. Madame de Maintenon, >> attentive à tout ce qui pouvoit procurer aux jeunes demoiselles de Saint-Cyr une éduca>>tion convenable à leur naissance, se plaignoit >> du danger qu'on trouvoit à leur faire chanter » et réciter nos plus beaux vers, qui sont tous >> composés sur des sujets profanes. Elle com>> muniqua sa pensée à Racine, en lui deman>> dant s'il ne seroit pas possible de réconcilier » la poésie et la musique avec la piété. Racine >> fut édifié et alarmé de ce projet. Il desiroit » que tout autre que lui se chargeât de l'exécu» tion. Que diroient ses ennemis, et que se » diroit-il à lui-même, si, après avoir brillé » sur le théâtre profàne, il alloit échouer sur >> un théâtre consacré à la piété?

» La demande de madame de Maintenon jeta Racine dans une grande agitation. Il >> vouloit plaire à madame de Maintenon. Le >> refus étoit impossible, et la commission très» délicate pour un homme qui, comme lui, >> avoit une grande réputation à soutenir, et » qui, s'il avoit renoncé à travailler pour les » comédiens, ne vouloit pas du moins détruire >> l'opinion que ses ouvrages avoient donnée

il

» de lui. Enfin, après un peu de réflexion, >> trouva dans le sujet d'Esther tout ce qu'il >> falloit pour tout concilier. Il ne fut pas long>> temps sans porter à madame de Maintenon >> non seulement le plan de sa pièce (car il >> étoit accoutumé de les faire en prose, scène » pour scène, avant d'en faire les vers), il » porta le premier acte tout fait. Madame de >> Maintenon en fut charmée; et sa modestie »> ne put l'empêcher de trouver dans le carac» tère d'Esther, et dans quelques circonstances » de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. » La Vasthi avoit ses applications, Aman ses » traits de ressemblance; et indépendamment » de ces idées, l'histoire d'Esther convenoit >> parfaitement à Saint-Cyr. »>

La première représentation fut donnée le 3 février 1689, au couvent de Saint-Cyr. « On » n'y admit que les principaux officiers, qui >> suivoient le roi à la chasse. Louis XIV, à » son souper, ne parla que d'Esther; Monsei» gneur, Monsieur, tous les princes deman» dèrent à la voir; les applaudissemens redou>> blèrent.

» La prière d'Esther enleva tout le monde; >> tout en parut beau, grand, traité avec di» gnité. Le grand Condé y pleura.

» La troisième représentation fut consacrée >> aux personnes pieuses, telles que le père » de La Chaise, quelques évêques, et douze » ou quinze jésuites, auxquels se joignirent >> madame de Miramion, et ses plus distinguées » religieuses. Madame de Maintenon vouloit ›› se rassurer sur les scrupules qu'elle prévoyoit. » Aujourd'hui, leur dit-elle, on ne jouera que » pour les saints. Les saints applaudirent comme » les autres, et souhaitèrent que toutes les tragédies ressemblassent à Esther.

>>

» Le roi y mena ensuite les courtisans; ils >> admirèrent de bonne foi. Madame de Main>> tenon étoit importunée de tous côtés. Il y >> avoit plus de deux mille aspirans, et il n'y >> avoit que deux cents places. Le roi faisoit >> une liste, comme pour les voyages de Marly. >> Il entroit le premier; et se tenant à la porte, » la feuille dans une main, la canne levée dans » l'autre, en forme de barrière, il y restoit >> jusqu'à ce que tous les nommés fussent

>> entrés.

» Le roi et la reine d'Angleterre voulurent >> voir la pièce nouvelle. Le spectacle fut en» core plus beau les actrices couvertes de pierreries, l'orchestre formé des meilleurs. >> musiciens du roi.

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» Madame de Montespan et Louvois se trou>> vant sous les noms de Vasthi et d'Aman, >> rougissoient et battoient des mains; le roi » et la reine d'Angleterre étoient ravis qu'on >> représentât le pape, qui avoit contribué à » les détrôner, comme aveuglé par l'enfer » même; Louis XIV, un peu confus des grands » éloges que la piété faisoit de lui, étoit charmé » de se reconnoître dans la fierté d'un roi per» san, dans son amour pour la justice, dans >> sa tendresse pour Esther.

>> Racine voulut dédier sa pièce à madame » de Maintenon, qui le pria de ne pas même » la nommer dans sa préface.

pas

>> En 1721, les comédiens donnèrent Esther, » et ne la donnèrent qu'une fois. Si Esther >> inspira de l'ennui, c'est qu'elle fut jouée par » des personnes qui n'étoient faites pour » elle. Représentée par les actrices de Saint» Cyr, elle auroit excité les mêmes transports. >> Il falloit cette naïveté, ces voix pures, ces >> ames innocentes pour lesquelles Racine avoit » travaillé (*). . . . »

Ce petit récit est curieux; et entre autres circonstances, quand on le joint au tableau

(*) Publiciste.

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