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On a observé que Racine, en faisant trop souvent dominer le sentiment de l'amour, avoit par-là même énervé son héros. « Mais, si ce reproche a pu quelquefois être fondé, on doit avouer aussi que le théâtre doit, au tableau de l'amour, les émotions les plus puissantes et les plus variées. L'amour est, de toutes les passions, celle qui a le plus d'inconstance et d'orages. Il allie au plus haut degré, et presque au même moment, tous les contrastes et tous les excès, la crainte et l'espérance, l'enthousiasme et l'abattement, la violence et la douceur, la tristesse et la joie, les délices et les souffrances. C'est au milieu de ce flux et reflux de mouvemens contraires, que se plaît la tragédie; c'est du fond des cœurs tourmentés par le plus invincible de tous les sentimens, que l'action dramatique doit sortir avec le plus d'énergie et d'impétuosité. . . .

>> Virgile ne crut point l'amour trop petit pour être placé entre l'incendie de Troye et la fondation du Capitole, entre la ville des César et celle d'Annibal. C'est sur le bûcher de Didon que l'amour prépare les haines de Carthage contre les grandeurs de Rome, et qu'il fit entendre, avec une énergie qu'on n'avoit point encore connue, toutes ses fureurs et tous

ses gémissemens. C'est là qu'après dix-sept siècles, il se fit voir une seconde fois à Racine, comme il s'étoit montré à Virgile, au milieu des douleurs, des vengeances et des remords qui doivent lui servir de cortége. C'est là, si je puis m'exprimer ainsi, que, recueillant tous ses feux et toutes ses larmes, il les fit passer dans la tragédie française, et dans les vers de cet homme immortel qui, des traits approfondis du caractère de Didon, composa celui de Roxane, de Phédre et d'Hermione, et qui, seul parmi les modernes, retrouva le génie et l'expression du poète romain.

>> N'en doutons point, c'est Virgile, encore plus qu'Euripide, qui fut le maître de Racine. C'est celui qui, dans le quatrième livre de l'Enéide, connut et peignit si bien toutes les agitations du cœur d'une femme, notumque furens quid fæmina possit; c'est le créateur de Didon qui avertit l'auteur d'Andromaque des nouvelles beautés dont il pouvoit enrichir le théâtre, déjà fondé avec tant de grandeur par le génie de Corneille (*). »

La grande réputation de Racine date de l'époque où il donna Andromaque; mais, comme

(*) Cours de Littérature par M. de La Harpe.

rien

rien n'échappe à la satyre, on a critiqué fort injustement le désespoir d'Oreste, les emportemens d'Hermione, et les incertitudes de Pyrrhus. Cependant les situations, l'intérêt, l'intrigue de la pièce, demandoient que tous les principaux caractères fussent peints par les couleurs les plus fortes. « Il y a trois amours dans cette pièce, celui de Pyrrhus pour Andromaque, celui d'Hermione pour Pyrrhus, et celui d'Oreste pour Hermione. Il falloit que tous trois fussent tragiques, que tous trois eussent un caractère différent, et que tous trois concourussent à lier et à délier le nœud principal du sujet, qui est le mariage de Pyrrhus avec Andromaque, d'où dépend la vie du fils d'Hector. D'abord, l'amour est tragique dans tous les trois, au point où il peut produire de grandes catastrophes et de grands crimes. ... Quelle marche claire et distincte, dans une intrigue qui sembloit double! Quel art d'entrelacer et de conduire ensemble les deux branches principales de l'action, de manière qu'elles semblent n'en faire qu'une! Tout se rapporte à un seul événement, au mariage d'Andromaque et de Pyrrhus; et les événemens que produit l'amour d'Oreste pour Hermione, sont toujours dépendans de celui de Pyrrhus

pour Andromaque. Ce mérite de la difficulté vaincue, suppose une science profonde de l'intrigue. »

Dans cette pièce, « tout est motivé, tout est » vraisemblable; et de peur que l'amour de Pyrrhus ne nous rassurât sur le sort d'Astya» nax, le poète lui a conservé le caractère fier » et impétueux qui convient au fils d'Achille >> et cette violente passion, qui peut devenir >> cruelle si elle n'est pas satisfaite. Voici comme >> il est annoncé dès la première scène :

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Chaque jour on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l'épouvanter.
De son fils, qu'il lui cache, il menace la tête,
Et fait couler des pleurs qu'aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois,

Et de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage,
Soupirer à ses pieds, moins d'amour que de rage.
Ainsi n'attendez pas que je puisse aujourd'hui
Vous répondre d'un cœur si peu maître de lui.
Il peut, seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu'il hait, et perdre ce qu'il aime.

>> Et ces hommes, que la passion laisse si » peu maîtres d'eux-mêmes, sont précisément » ce qu'il nous faut dans la tragédie. On ne sait » pas ce qui arrivera, mais on peut s'attendre

à tout; l'on espère et l'on craint (*). . . . . » Dans Britannicus, on admire l'habileté avec laquelle les différens caractères sont peints et développés. Voltaire disoit que Britannicus étoit la pièce des connoisseurs. Néron est un monstre naissant, qui passe par gradation de la vertu au crime, du crime aux forfaits. Agrippine est une mère digne d'un tel fils; avide de pouvoir, intrigante, impérieuse; ne se souciant de vivre que pour règner; employant également, pour parvenir à ses fins, les vices, les vertus et les foiblesses de tout ce qui l'environne. Burrhus est un sage, au milieu de la cour la plus corrompue. « Le mérite d'une » pièce », dit M. de La Harpe, « qui réunissoit » l'art de Tacite et celui de Virgile, échappa >> au plus grand nombre des spectateurs. Le >> mot de politique n'y est jamais prononcé ; >> mais celle qui règne plus ou moins dans les >> cours, selon qu'elles sont plus ou moins >> corrompues, n'a jamais été peinte avec des >> traits si vrais, si profonds, si énergiques; et » les couleurs sont dignes du dessin...

>> Ce qui peut émouvoir la pitié dans cette >> pièce, c'est l'amour mutuel de Britannicus et

(*) Cours de Littérature, par M. de La Harpe.

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