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>> On étoit bien loin de se douter que Beaumarchais, tel qu'il paroissoit alors, homme de plaisir et de société, chansonnier tout au plus passable, et coupletier graveleux, auteur de deux drames fort médiocres, Eugénie, et les Deux Amis, fùt déjà capable des travaux les plus sérieux, des entreprises les plus compliquées; possédât supérieurement l'esprit de calcul et de négoce; fût en état de s'ouvrir le cabinet des ministres sans autre intrigue que la persuasion, et prît enfin sur lui d'approvisionner les Américains insurgens, précisément dans le même temps qu'il faisoit les Noces de Figaro.

:

» Ses pièces de théâtre, travaillées tout à loisir, prouvent que naturellement son goût n'étoit ni sûr ni cultivé les fautes y sont beaucoup plus marquées que dans ses mémoires, et l'on voit que ses défauts font partie de sa manière. Cette manière même n'est à lui que parce qu'elle est évidemment de son esprit et de son humeur, sans quoi l'on pour roit la mettre en partie sur le compte de l'imitation....

» Quand il s'essaya au théâtre, il suivit d'abord ses prétentions plus que ses goûts : fait pour réussir dans l'imbroglio comique, il avoit

tenté le genre sérieux (*); il y étoit resté dans la médiocrité la plus vulgaire ; et quand il voulut y revenir sur la fin de sa vie, il fut bien audessous du médiocre (**), et, ce qu'il n'avoit jamais été, ennuyeux.

» Cette gloire du barreau, qui vint le chercher sans qu'il y pensât, et la fortune inouie de son Figaro, lui coûtèrent tout ce qu'elles pouvoient valoir; et l'on pourroit dire au-delà, s'il eût été en lui de sentir le chagrin plus long-temps que le mal : mais son heureux caractère et la vigueur de son tempérament le rendirent capable de résister à tout, même à la révolution; et cette dernière époque exceptée, il eut toujours de grands dédommagemens. Lorsqu'il eut été blámé par ce même parlement, qui en même temps se contentoit de chasser son adversaire, reconnu faussaire et calomniateur, ce moment fut celui de sa vie qui eut le plus d'éclat, et qui fut le moins obscurci. Le feu prince de Conti, son protecteur déclaré, vint le prendre chez lui, et l'amena dans son palais, le présentant à toute sa cour comme une victime de l'iniquité. Cela

(*) Dans Eugénie, et les Deux Amis.

(**) Dans la Mère coupable.

étoit vrai; mais tant d'honneurs étoient-ils tout entiers pour l'innocence? Ne faisons les hommes ni meilleurs ni pires qu'ils ne sont, malgré la philosophie du siècle, qui n'a pas fait autre chose. Le prince de Conti fit une belle action, en appuyant de toute l'autorité de son rang l'opinion publique qui s'élevoit contre la puissance injuste; et Paris, qui, dans le bien comme dans le mal, n'a jamais besoin que de guides, suivit en foule le prince de Conti, et courut se faire écrire chez Beaumarchais (*). Mais ce prince étoit à la tête du parti de l'ancien, ou pour mieux dire, du véritable parlement; et menant Beaumarchais en triomphe, il célébroit cette magistrature (**)

(*) « Attendez que l'histoire compare ces temps qu'on a nommés d'esclavage, avec ceux qu'on appelle encore de liberté; et en attendant, cherchez, dans tout le cours de la révolution, un seul jour où l'opinion ait été une puissance devant la tyrannie.

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(**) « Ce prince, qui avoit signalé sa jeunesse à la tête des armées, mécontent du ministère et de la cour, fut toujours mêlé dans les querelles du parlement; et on lui a reproché de parler en républicain sur les fleurs-de-lis, quoiqu'il fût despotique dans ses domaines. J'avois quelquefois l'honneur de le voir au Temple, chez madame de Boufflers, où il venoit d'ordinaire prendre du thé. Un jour que j'y étois en tiers, le prince, un peu échauffé sur

proscrite (*), qui se relevoit d'autant plus dans son exil, que l'autre (**) étoit plus rabaissée dans son pouvoir. Et quel étrange abaissement pour une cour de justice, que de voir un homme auparavant haï et décrié, tout-à-coup honoré et exalté publiquement, parce qu'elle l'a flétri!

>> Beaumarchais, après avoir été pleinement vengé sous un nouveau règne, se montra sous un aspect tout nouveau, par une entreprise qui devoit faire moins de bruit, mais qui n'avoit pas moins de danger, puisqu'elle pouvoit compromettre sa fortune et son existence entières. Il avoit l'oreille du principal ministre (***), qu'une grande célébrité l'avoit mis à portée

les objets qui partageoient alors les esprits, me dit : J'aurois, je crois, fondé une république. Je lui répondis avec la même vivacité : Vous, monseigneur! votre altesse n'auroit jamais fondé qu'une monarchie. Il fut un moment surpris et embarrassé; mais il ne se fàcha pas, et revint sur son républicanisme. »

Notes de M. de La Harpe.

(*) L'ancien parlement, aboli par Louis XV.

(**) Le nouveau, ou celui qu'on appeloit le parlement Maupeou.

(***) Le comte de Maurepas.

d'approcher, et dont il s'empara malgré les préventions et les défiances que ce ministre, quoique homme d'esprit lui-même, avoit contre tout homme d'esprit, et particulièrement contre Beaumarchais. Mais tous deux étoient fort gais, et ce fut ce qui les rapprocha, quoique ici la gaieté de l'homme en place fût une sorte de frivolité qui s'étendoit à tout, et que celle du particulier n'ôtât rien au sérieux des affaires. Parvenu à s'y faire employer et à satisfaire celui qui l'en chargeoit, il ne craignit pas de lui proposer ce qui devoit le plus l'effrayer, l'approvisionnement des États-Unis d'Amérique. Il eut long-temps à lutter contre la circonspection naturellement timide d'un vieillard indolent, d'un ministre qui ne vouloit rien hasarder, sur-tout sa place, et contre les obstacles de la politique anglaise, d'autant plus menaçante, que leur marine étoit plus redoutable et la nôtre plus foible. Beaumarchais lui-même risquoit beaucoup, et fort au-delà de ses moyens pécuniaires, qui étoient encore peu de chose. Mais il vint à bout de disposer de ceux d'autrui, forma une compagnie d'intéressés, équipa nombre de vaisseaux, et engagea le ministre, qui ne vouloit pas agir contre l'Angleterre, à permettre du moins qu'il s'exposât, le plus

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