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qui le mirent hors d'état de marcher; une opération devint nécessaire; elle fut exécutée par le célèbre Desault; mais c'étoit trop tard, et il expira deux jours après, le 13 avril 1794.

Champfort disoit que tout homme qui, à quarante ans, n'est pas misanthrope, n'a jamais aimé les hommes;.... phrase assez spirituelle, mais qui décèle un caractère bien malheureux. Ceux qui, dans la vie, éprouvent des chagrins ou des contradictions, les attribuent trop souvent à la malice humaine, tandis que ces malheurs ne sont que le résultat d'un concours fortuit de circonstances défavorables, ou de leur propre inconduite. Malgré la sensibilité qu'annonce la phrase que je viens de citer, on pouvoit dire, je crois, à Champfort, ce que madame de Tencin disoit un jour, en mettant sa main sur la poitrine de Fontenelle : Ce n'est pas un cœur que vous avez là, c'est de la cervelle. Champfort, comme Rousseau, n'aimoit pas ceux que ce dernier appeloit les riches et les heureux de ce monde, quoique personne n'ait jamais paru plus flatté de leur accueil, que Champ fort. Des gens qui ont beaucoup vécu avec lui, et qui rendent justice à ses talens et à son esprit, ont toujours regardé l'animosité qu'il a montrée envers ceux d'un

rang supérieur au sien, comme l'effet de l'orgueil et de l'envie. Mais dans le temps auquel le nom de philosophe étoit tant prodigué et tant prostitué, les prétendus réformateurs attribuoient tout ce qu'ils faisoient alors, à des principes philanthropiques, et cherchoient à justifier les choses les plus monstrueuses, comme devant tourner dans la suite au profit du bien général. De-là le commencement et la source de tant de crimes, dont l'histoire d'aucun autre pays n'offre point d'exemple; qui réduisirent ceux qui avoient le plus sincèrement desiré la liberté, presque jusqu'à invoquer le despotisme, comme moins funeste que les effets de l'anarchie, et que les cruautés de ces nombreux et féroces tyrans, qui se détruisoient mutuellement pour se succéder les uns aux autres.

BEAUMARCHA IS.

Pour suivre l'exemple d'une aussi grande autorité, en matière dramatique, que celle de M. de La Harpe, je parlerai des œuvres de Beaumarchais; et ce ne sera certainement pas à raison de leur mérite, mais parce que ses drames, remplis de hardiesse, sur-tout Tarare, et les Noces de Figaro, font connoître l'esprit et les mœurs qui règnoient à l'époque où ils

furent écrits et donnés au théâtre. On ne peut qu'être étonné, en voyant M. de La Harpe consacrer presque la moitié d'un volume à l'histoire de Beaumarchais, et se donner tant de peine en essayant d'effacer les impressions peu favorables que le monde en général avoit conçues contre lui. Sans vouloir approfondir les motifs qui ont engagé M. de La Harpe à se faire l'apologiste de Beaumarchais, je ferai quelques extraits de son récit, mais dégagés des matières de différens procès qu'eut Beaumarchais, choses peu importantes aujourd'hui, et sur-tout pour un étranger. On trouvera dans ce récit des circonstances intéressantes par leur rapport avec l'histoire du temps. M. de La Harpe lui-même a été témoin des événemens dont il parle ; il y jouoit même, jusqu'à un certain degré, le rôle d'acteur. On peut dire avec justice qu'il falloit et le relâchement des mœurs d'alors, et le peu de respect qu'on portoit à la religion et au gouvernement, pour qu'un homme aussi peu estimé et aussi peu considéré que l'étoit Beaumarchais, eût de l'influence dans les affaires, et eût contribué, comme il l'a fait, et par ses écrits et par ses intrigues, à augmenter le désordre et à coopérer au renversement du trône et de l'autel.

Fils

Fils d'un horloger de Paris, il naquit dans cette ville en 1732, et y mourut en 1799. Il suivit pendant quelques années le métier de son père; il a même inventé un nouvel échappement pour les montres. Il avoit du goût pour la musique; il chantoit de petits airs trèsagréablement, en les accompagnant de la harpe. Il fut admis pour donner des leçons de harpe à Mesdames filles de Louis XV, et c'est à ce hasard qu'il a dû l'origine de sa fortune, et tous ses succès. Il épousa et perdit une femme qui lui avoit apporté du bien; il en épousa une seconde, qui avoit aussi de la fortune; il la perdit de même; et la succession de l'une d'elles fut cause d'un procès, où il déploya pour la première fois ses talens pour la chicane, la satyre et la plaisanterie.

« Beaumarchais, dit M. de La Harpe, a été un composé de singularités très-remarquables, même dans ce siècle où tant de choses ont été singulières. Né dans une condition privée, et n'en étant jamais sorti, il parvint à une grande fortune sans posséder aucune place; fit de grandes entreprises de commerce, sans être, à Paris, autre chose qu'un homme du monde; eut au théâtre des succès sans exemple, avec des ouvrages qui ne sont pas même des

premiers du second ordre; obtint la plus éclatante célébrité, et fit long-temps retentir l'Europe de son nom, par trois procès qui, avec tout autre que lui, seroient demeurés aussi obscurs qu'ils étoient ridicules. . . .

» Je n'ai pas oublié, continue M. de La Harpe, combien de fois, dans ce monde-là, j'ai entendu répéter à bien des gens qui ne se croyoient pas du tout méchans, qu'un M. de Beaumarchais, dont on parloit beaucoup, s'étoit enrichi en se défaisant successivement de deux femmes qui l'avoient avantagé. Il y a de quoi frémir, si l'on fait réflexion que c'est pourtant là ce qu'on appelle tout uniment de la médisance, tandis qu'il n'y avoit pas même le plus léger prétexte à une si horrible diffamation.... Je me rappelle bien de n'y avoir jamais cru; mais quand je vis l'homme, au bout de quelques années, je disois comme Voltaire quand il lut ses mémoires : Ce Beaumarchais n'est point un empoisonneur, il est trop drole; et j'ajoutois ce que Voltaire ne pouvoit savoir comme moi : Il est trop bon, il est trop sensible, trop ouvert, trop bienfaisant, pour faire une action méchante, quoiqu'il sache fort bien écrire des malices très-gaies contre ceux qui lui en font de très-noires.

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